« … Les dirigeants chinois, incluant le Président Xi Jinping, semblent avoir une perspective d’avenir claire. Cependant, cette perspective semble de plus en plus erronée, même en supposant qu’une place à la table des Riches maîtres blancs présente encore quelque intérêt. Espérons que non. » F. William Engdahl
Par F. William Engdahl – Le 8 février 2016 – Source New Eastern Oulook
Dans le monde de la finance internationale en général, et sur le sujet de la création de nouvelles institutions financières internationales en particulier, de nombreux pays ont placé beaucoup d’espoirs sur la Chine. L’an dernier, la Chine a joué un rôle directeur dans l’établissement, au nom des BRICs, d’une nouvelle Banque de développement d’infrastructures, dont le rôle est de financer des projets d’infrastructures dans certaines économies émergentes.
Peu après, Pékin annonça qu’elle créait une autre Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (de son acronyme anglosaxon AIIB), pour financer une partie des immenses infrastructures qui manquent encore en Asie. Aujourd’hui que l’on perçoit plus clairement les détails du mandat de l’AIIB, et que le FMI, basé à Washington, a accepté l’importance de la Chine en lui octroyant finalement des droits de vote plus importants, la question que l’on peut se poser est de savoir si Pékin est en train de succomber au désir d’être inclus à part entière à la table des Grands maîtres blancs, à savoir les hégémons occidentaux que sont les États-Unis et l’Union européenne.
La Banque asiatique de développement (ADB) évalue les besoins asiatiques en investissement sur les dix prochaines années dans les infrastructures énergétiques, de transport, de télécommunications et de gestion du cycle de l’eau, à 8 000 milliards de dollars US. A l’heure actuelle, l’investissement privé annuel en infrastructures dans la région totalise à peine 13 milliards de dollars US, principalement en projets peu risqués. A cela s’ajoutent 11 milliards de dépenses publiques annuelles ; le déficit d’investissement en infrastructures s’élève dont à 700 milliards de dollars US par an.
En ce début d’année, la Chine a annoncé qu’elle se détournait progressivement des deux institutions financières contrôlées par les États-Unis, le FMI et la Banque mondiale, pour créer une alternative dont le mandat serait sans doute de pallier ce déficit d’investissement en Asie et Eurasie, de plus de 8 000 milliards de dollars US sur la prochaine décennie, suscitant l’ire de Washington. L’administration Obama a sommé, en vain, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la France et les autres principales économies de l’Union européenne de boycotter cette nouvelle banque. Washington, fidèle à ses habitudes de petite terreur de cour d’école, a forcé la main de son fidèle vassal japonais pour qu’il boycotte l’AIIB.
Où en sommes nous aujourd’hui, au terme de huit mois de tractations, au moment où Pékin célèbre officiellement l’ouverture de l’AIIB ?
Idées confuses
Le 4 décembre 2015, au cours du Forum de développement bancaire sino-coréen à Shanghai, Chen Huan, le directeur du Secrétariat intérimaire multilatéral de l’AIIB, a annoncé qu’en janvier 2016, lors de son premier tour de table de levée de capitaux, la Banque se concentrera sur des projets d’infrastructures énergétiques, de transport, de développement rural, urbain et de logistique. Jusqu’ici, tout va bien. Il a précisé que lors de sa première année d’activité, l’AIIB serait prudente dans ses investissements, en n’émettant que 100 à 500 millions de dollars US d’obligations d’infrastructure, non évaluées par les agences de notation, ce qui constitue un début pour le moins timide. Jin Liqun, le président désigné (mais pas encore en fonction) de l’AIIB a déclaré qu’au cours de ses cinq ou six premières années d’exercice, l’AIIB prévoit d’octroyer des prêts pour un montant de 10 à 15 milliards de dollars US par an, une contribution des plus modestes en comparaison des besoins évalués à 8 000 milliards sur dix ans.
Monsieur Jin, qui occupait précédemment le poste de vice-ministre des Finances de Chine, a également été Directeur exécutif alternatif pour la Chine à la Banque mondiale, ainsi que vice-président de la Banque asiatique de développement (ADB), une entité affiliée à la Banque mondiale et dirigée par le Japon. Cela signifie que le nouveau président désigné de l’AIIB est un pur produit du système Banque mondiale dominé par les États-Unis, et qu’il en connaît donc tous les défauts. Ou bien cela signifie-t-il que Monsieur Jin, également diplômé de l’Université de Boston, est le candidat de Pékin parce qu’il est issu du même sérail que les Grands maîtres blancs de Wall Street et de la City de Londres, pouvant ainsi gagner leur confiance et leur faire accepter l’AIIB ?
C’est là que les choses se compliquent. Au cours du même Forum de développement bancaire sino-coréen, Yang Zaiping, vice-président exécutif de l’Association des banques chinoises (CBA), a annoncé que la CBA avait reçu l’aval des autorités chinoises pour lancer la création de l’Association de coopération financière asiatique, «dans l’espoir de faire entendre la voix et d’étendre l’influence de l’Asie dans le monde de la finance globale».
C’est pour le moins étrange. La Chine, la Corée du Sud, la Malaisie, l’Inde et l’Indonésie sont des pays riches en ressources naturelles et en capital humain, et des économies majeures fondatrices de l’AIIB. La Chine à elle seule contribue à hauteur de 30% du capital de départ de 100 milliards de dollars US de la nouvelle banque. Auxquels viennent s’ajouter 4,5 milliards de dollars US que l’Allemagne a officiellement promis d’apporter à la banque, devenant ainsi le quatrième plus gros contributeur de celle-ci, et le premier hors-Asie. Le 25 décembre 2015, l’AIIB a annoncé que dix-sept de ses membres fondateurs ont ratifié leur participation à la dotation en capital de la nouvelle banque, dépassant ainsi le seuil de 50,1% des pays membres ayant ratifié leur participation, ce qui a permis à l’AIIB d’ouvrir ses portes lors d’une cérémonie officielle le 16 janvier à Pékin, conformément à ses statuts. Le ministre des Finances chinois Lou Jiwei déclara à cette occasion: «L’AIIB est légalement établie, en conformité avec ses statuts qui prennent effet aujourd’hui. La création de l’AIIB marque un tournant dans le processus de réforme du système de gouvernance économique mondial.»
Est-ce vraiment le cas? Ou assistons-nous simplement à la naissance d’un nouveau membre du système créé par les institution de Bretton Woods et qui a permis à Wall Street, au Département du Trésor des États-Unis et au dollar américain d’asseoir leur domination sur la finance et l’investissement depuis 1945 ? C’est une question primordiale, et les premiers éléments de réponse qu’on peut observer ne sont pas pour rassurer.
Un rond de serviette à la table du Maître ?
Un des architectes de l’AIIB, Zheng Yongnian, directeur de l’Institut d’Asie de l’Est de l’Université nationale de Singapour, a déclaré dans un journal singapourien que l’objectif de la Chine est d’améliorer le cadre international existant, plutôt que de réformer radicalement le système. La Chine a mis en œuvre sa politique appelée Réformer et élargir dans le but de se fondre dans le système international établi par les États-Unis, tout en soulignant que la Chine joue un rôle croissant dans cet ordre international. Zheng, qui est un expert reconnu en Chine, a ajouté que l’AIIB, depuis sa naissance, a rempli des tâches que ni la Banque mondiale ni la Banque asiatique de développement ne peuvent remplir, à cause de limitations intrinsèques à leurs statuts. Les déclarations de Zheng ont été reprises par l’agence Xinhua, un média officiel chinois.
Le 18 décembre 2015, avec exactement cinq ans de retard, le Congrès des États-Unis a approuvé la réforme du FMI datant de 2010, au sujet des quotes-parts et de sa gouvernance. Dorénavant, le FMI doublera ses fonds disponibles à hauteur de 660 milliards de dollars US. 6% des quotes-parts seront réattribués aux «marchés émergents dynamiques et aux pays en voie de développement», passant des mains des membres sur-représentés à celles des sous-représentés. Quatre marchés émergents, le Brésil, la Chine, l’Inde et la Russie, seront, pour la première fois depuis 1944, parmi les dix membres les plus importants du FMI. Les autres membres sont les États-Unis, le Japon, la France, l’Allemagne, l’Italie et le Royaume-Uni.
Est-ce que ce retournement imprévu et attendu depuis longtemps de la part de Washington constitue une concession faite à la Chine et aux BRICS ? Si l’on regarde en détail l’Accord de la réforme du FMI, il semble que cela ne soit pas le cas. Depuis l’époque où ils ont rédigé les règlements administratifs du FMI à Bretton Woods, dans le New Hampshire, Washington et Wall Street se sont assurés que le FMI serait une institution contrôlée par le Département du Trésor américain, et ne serait en aucun cas une entité démocratique. Pour qu’un quelconque changement significatif puisse avoir lieu, une majorité de 85% des votes, et non pas de 50,1%, est nécessaire. Cela signifie que les États-Unis, qui détiennent 17,4% des droits de vote, peuvent s’opposer à toute réforme qui ne leur convient pas. Même après la nouvelle réforme, les États-Unis conservent exactement 17,4% des droits de vote, ce qui constitue toujours un pouvoir de veto.
Selon la nouvelle réforme du FMI, les changements sont mineurs. Certes, la Chine entre dans le top-10 des membres qui pèsent le plus en terme de droits de votes, mais elle ne fait que passer de 3% à 8%, alors qu’elle est la seconde économie mondiale. Cela ne la mènera pas loin. Le Japon, un fidèle vassal des États-Unis, conserve ses 6%, l’Allemagne, un autre État quasiment vassalisé par les États-Unis, perd à peine 0,4% de ses droits de vote, et passe à 5,6%. Le Royaume-Uni, qui depuis des décennies, est une économie qui ne compte presque plus sur la scène économique internationale, en dehors de ses banques au bord de la banqueroute, perd seulement 1% de ses droits de vote, et descend à 4%, tout comme la France.
Cette concession faite par les États-Unis en ce 18 décembre 2015 sur la réforme du FMI tant attendue a suivi une autre décision de Washington de voter en faveur de l’accession de la Chine au très convoité panier de devises appelé Droits de Tirage Spéciaux (de leur acronyme anglo-saxon SDR, pour Special Drawing Rights). Le communiqué officiel du FMI déclarait à cet effet: «Le Comité a décidé aujourd’hui que le RMB remplit toutes les conditions d’accès, et qu’à partir du 1er octobre 2016, le RMB est destiné à devenir une monnaie d’échange libre qui sera incluse dans le panier des Droits de Tirage Spéciaux, devenant la cinquième devise aux côtés du dollar US, de l’euro, du yen et de la livre sterling.»
En résumé, les États-Unis n’ont débloqué l’application de la réforme du FMI, et n’ont ouvert le panier des Droits de Tirage Spéciaux du FMI au RMB chinois que pour mieux convaincre la Chine de rejoindre poliment et sans faire de vagues le club des Riches maîtres blancs. A moins qu’il ne soit en train de jouer, dans la tradition du grand stratège chinois Sun Tzu, un jeu sophistiqué et subtil de duperie, Pékin est en train d’atteler sa monture à la charrette du dollar, au lieu de poursuivre de façon urgente le nécessaire décrochage de l’économie mondiale de la tyrannie du dollar-roi. Les dirigeants chinois, incluant le Président Xi Jinping, semblent avoir une perspective d’avenir claire. Cependant, cette perspective semble de plus en plus erronée, même en supposant qu’une place à la table des Riches maîtres blancs présente encore quelque intérêt. Espérons que non.
F. William Engdahl est maître de conférence et consultant en risque stratégique, il est diplômé en sciences politiques de l’Université Princeton, et publie des essais à succès sur les thèmes de la géopolitique et de l’économie des hydrocarbures en exclusivité pour le magazine en ligne New Eastern Outlook.
Traduit par Laurent Schiaparelli, vérifié par jj, relu par Diane pour le Saker Francophone