De la bataille contre le système épisode VIII
Ukraine : quand l’Empire tombe le masque


Le 15 avril 2015 – Source entrefilets

Jérôme Bosch

Jérôme Bosch

Il y a des moments comme cela où la vérité surgit soudain et vient brièvement parasiter l’écran de fumée de la vertueuse narrative propagée par les médias-Système. L’effet est toujours saisissant, jubilatoire même. Le 3 février dernier, le directeur de la fameuse agence privée de renseignement Strafor, George Friedman, nous a donc offert l’un de ces moments devant le Council on Foreign Relations de Chicago.

Évoquant sans complexe la stratégie de domination globale de l’Empire US, il a parlé de l’opération menée actuellement par les Etats-Unis pour fracturer l’Eurasie et empêcher ainsi la constitution d’un bloc concurrent euro-asiatique, détaillant à cet égard le rôle clé des USA dans la déstabilisation de l’Ukraine. Il a aussi stigmatisé cette Europe qui n’existe pas, où seule l’Allemagne compte, bref, toutes ces sortes de choses qui n’ont rien à voir avec la bouillie pour les chats que vous sert la presse-Système subventionnée au quotidien. Moment rare donc, riche d’enseignements, où tout est dit de l’ivresse de puissance d’un Empire froid comme l’acier, sans âme et donc sans état d’âme.

La CIA de l’ombre

L’officine que dirige George Friedman est surnommée outre-Atlantique la CIA de l’ombre, et conseille d’ailleurs comme il se doit l’administration américaine. George Friedman est donc pratiquement un officiel de Washington, moins les élans partisans ou les prudences électorales. Pour Friedman, les USA sont donc bel et bien un Empire dont le seul défaut est de ne pas encore oser s’assumer totalement comme tel.

Il avait déjà fait sensation en décembre 2014 (pas dans Libé ou Le Monde, ne cherchez pas) lorsqu’il avait déclaré au quotidien russe Kommersant 1 que la pseudo révolution de Maïdan à Kiev avait bien été «le coup [d’État] le plus flagrant de l’histoire», confirmant d’ailleurs ce que nous disons depuis le début de l’affaire 2.

Si tout ce que Monsieur Friedman dit n’est pas nécessairement juste, son analyse représente toutefois ce qui se rapproche le plus aujourd’hui de la vérité de la situation au cœur de l’Empire.

Voici la transcription du discours 3.

De l’Europe qui n’existe pas, à l’Ukraine [qui n’existera bientôt plus]

«Aucun pays ne peut rester éternellement en paix, surtout les USA. Je veux dire que les USA sont constamment concernés par les guerres. À mon avis, l’Europe ne sera plus impliquée dans de grandes guerres comme avant, mais l’Europe subira le même sort que les autres pays : ils auront leur guerre, puis leur période de paix, et ils y laisseront des vies. Il n’y aura pas des centaines de millions de morts, mais l’idée d’une exclusivité européenne à mon avis… l’amènera à des guerres. Il y aura des conflits en Europe. Il y a déjà eu des conflits, en Yougoslavie et maintenant en Ukraine.

»Quant aux relations entre l’Europe et les États-Unis, nous n’avons pas de relation avec l’Europe. Nous avons des relations avec la Roumanie, nous avons des relations avec la France etc., il n’y a pas d’Europe, avec qui les USA auraient des relations.
[…]

»[L’extrémisme islamique] est un problème pour les États-Unis, mais ce n’est pas une menace pour notre survie. Il doit être traité, mais il doit être traité de manière proportionnelle. Nous avons d’autres intérêts de politique étrangère.

La menace russo-allemande

»Donc l’intérêt primordial des États-Unis, pour lequel nous avons fait des guerres pendant des siècles, lors des deux guerres mondiales et la guerre froide, a été la relation entre l’Allemagne et la Russie, par ce qu’unis, ils représentent la seule force qui pourrait nous menacer, et nous devons nous assurer que cela n’arrive pas.

Que faites-vous si vous êtes un Ukrainien? Il est essentiel d’établir le dialogue avec le seul pays qui vous aidera, et ce pays ce sont les États-Unis.

L’armée ukrainienne, notre armée

»La semaine dernière, il y a une dizaine de jours, le général Hodges, commandant de l’armée américaine en Europe, s’est rendu en Ukraine pour y annoncer que les formateurs américains viendraient désormais officiellement, et non plus officieusement. Il a remis des médailles aux combattants ukrainiens, ce qui est contraire au règlement de l’armée qui ne permet pas de décorer des étrangers, mais il a fait. Ce faisant, il a montré que c’était son armée. Ensuite, il est parti pour aller annoncer aux pays baltes que les États-Unis allaient disposer des blindés, de l’artillerie et autres matériels en Pologne, en Roumanie et en Bulgarie. C’est un point très intéressant.

Donc les États-Unis ont annoncé hier qu’ils allaient envoyer des armes. Ce soir, bien sûr, les USA l’ont nié mais les armes partiront bien.
Faisant tout cela, les États-Unis ont agi en dehors du cadre de l’Otan. Parce que dans le cadre de l’Otan, il doit y avoir un accord à l’unanimité et n’importe quel pays peut opposer son veto sur n’importe quoi. Et les Turcs opposeront leur veto juste pour rire. Le fait est que les États-Unis sont prêts à créer un cordon sanitaire autour de la Russie. La Russie le sait. Elle croit que l’intention des États-Unis est de faire éclater la Fédération de Russie. Je pense que, comme l’avait dit Pierre Lory, «nous ne voulons pas vous tuer, nous voulons juste vous faire un peu mal».

De toute façon, nous sommes revenus au jeu d’antan. Et si vous interrogez un Polonais ou un Roumain, ils évoluent dans un univers totalement différent d’un Allemand qui est aussi différent de l’univers d’un Espagnol. Bref, il n’y a pas de dénominateurs communs en Europe.»

C’est cynique, amoral, mais ça marche

»Mais si j’étais Ukrainien, je ferais exactement ce qu’ils font : essayer de s’appuyer sur les Américains. Les États-Unis ont un avantage fondamental : ils contrôlent tous les océans du monde. Aucune autre puissance ne l’a jamais fait. Par conséquent, nous arrivons à envahir les peuples et ils ne peuvent pas nous envahir, ceci est une très bonne chose. Maintenir le contrôle de la mer et le contrôle de l’espace est la base de notre pouvoir.

»La meilleure façon de vaincre une flotte ennemie est de l’empêcher de se construire. La façon dont les Britanniques ont réussi à s’assurer qu’aucune puissance européenne ne puisse construire une flotte a été de faire en sorte que les Européens s’entre-déchirent. La politique que je recommande est celle adoptée par Ronald Reagan en Irak et en Iran. Il a financé les deux côtés, de sorte qu’ils se battent entre eux afin de ne pas nous combattre. C’était cynique, ce n’était certainement pas moral, mais ça a marché.

»Et c’est le point central : les États-Unis ne peuvent pas occuper l’Irak. Au moment où les premières bottes touchent le sol, la différence démographique est telle que nous sommes totalement en infériorité numérique. Nous pouvons vaincre une armée, nous ne pouvons pas occuper l’Irak… L’idée que 130 000 hommes puissent occuper un pays de 25 millions d’habitants… Eh bien le ratio policiers-civils à New York est supérieur à celui déployé en Irak.

»Donc, nous n’avons pas la capacité d’aller partout, mais nous avons la capacité, premièrement, de soutenir diverses puissances rivales afin qu’elles se concentrent sur elles-mêmes en leur procurant le soutien politique, quelques soutiens économiques, militaires, des conseillers et, en dernière options, faire comme avec le Japon, je veux dire au Vietnam, en Irak ou en Afghanistan, par des mesures de désorganisation. L’objectif des mesures de désorganisation n’est pas de vaincre l’ennemi mais de le déstabiliser. C’est ce que nous avons fait dans chacune de ces guerres, par exemple, nous avons fait perdre son équilibre à al-Qaïda.

Rome et l’Empire britannique pour modèles

»Notre problème, car nous sommes jeunes et stupides, est qu’après avoir déstabilisé les ennemis et de nous être dit: «c’est bon, le travail est fait, rentrons chez nous…», cela a été si facile, alors pourquoi ne pas y construire une démocratie. Et c’est à ce moment que la démence nous frappe.

»La solution est que les États-Unis ne peuvent pas constamment intervenir dans toute l’Eurasie, ils doivent intervenir de manière sélective et très rarement. Ce doit être fait en dernier recours. L’intervention militaire ne peut pas être la première mesure à appliquer. Et en envoyant les troupes américaines, nous devons bien comprendre en quoi consiste notre tâche, nous limiter à elle et ne pas développer toutes sortes de fantasmes psychotiques. Donc, j’espère que nous avons retenu la leçon. Parfois les enfants ont besoin de temps pour apprendre les leçons.

»Mais je pense que vous avez absolument raison; en tant qu’Empire, nous ne pouvons pas nous comporter de la sorte. La Grande-Bretagne n’a pas occupé l’Inde, elle a monté les différents États indiens les uns contre les autres, puis elle a fourni quelques officiers britanniques à l’armée indienne. Les Romains n’avais pas envoyé de grandes armées dans leurs territoires conquis : ils avaient placé des gouverneurs pro-romains et ces gouverneurs, comme par exemple Ponce Pilate, étaient responsables du maintien de la paix.

»Donc, les empires qui contrôlent directement les territoires se soldent par un échec, comme c’était le cas avec l’empire nazi. Personne n’est suffisamment puissant pour le faire. Vous devez vous montrer plus intelligent. Cependant, notre problème n’est pas encore ça, notre problème en fait est d’admettre que nous avons un Empire. Donc, nous n’avons pas encore atteint ce point car nous ne pensons pas que nous pouvons rentrer à la maison parce que le travail est bel et bien terminé. Donc, nous ne sommes qu’au début du chemin nous ne sommes même pas prêt à lire le chapitre trois du livre.

La bataille de l’intermarium

»La question à l’ordre du jour pour les Russes est : ont-ils créé une zone tampon qui sera au minimum une zone neutre, ou bien l’Occident va-t-il s’introduire beaucoup plus loin en Ukraine… et s’installer à 100 kilomètres de Stalingrad et à 500 km de Moscou.

»Pour la Russie, le statut de l’Ukraine représente une menace pour sa survie, et les Russes ne peuvent pas laisser faire. Et la question pour les États-Unis, dans le cas où la Russie s’accroche à l’Ukraine : où cela s’arrêtera-t-il. Ce n’est donc pas un hasard si le général Hodges, (qui a été nommé pour porter le chapeau), parle du pré-positionnement de troupes en Roumanie, Bulgarie, Pologne et jusqu’à la Baltique.

Par leur actions les USA préparent leur intermarium 4 de la mer Noire à la Baltique, dont rêvait Pilsudski 5. C’est la solution pour les États-Unis.

L’inconnue allemande

»La question pour laquelle nous n’avons pas de réponse est: que va faire l’Allemagne ? La vraie inconnue dans l’équation européenne ce sont les Allemands. Pendant que les États-Unis mettent en place le cordon sanitaire entre l’Europe et la Russie, pas en Ukraine mais à l’ouest, et que les Russes essaient de trouver comment tirer parti des Ukrainiens, nous ignorons la position allemande.

»L’Allemagne est dans une position très particulière, l’ancien chancelier Gerhard Schröder est membre du conseil d’administration de Gazprom et ils ont une relation très complexe avec les Russes. Les Allemands eux-mêmes ne savent pas quoi faire. Ils doivent exporter et les Russes peuvent acheter. Et d’un autre côté, s’ils perdent la zone de libre-échange, ils doivent construire quelque chose de différent.

Pour les États-Unis, la peur primordiale est la technologie allemande et le capital allemand avec les ressources naturelles russes et la main-d’œuvre russe comme la seule combinaison qui a fait très peur aux USA pendant des siècles.

»Alors, comment cela va-t-il se jouer ? Eh bien les États-Unis ont déjà joué cartes sur table. C’est la ligne de la Baltique à la mer Noire. Quant aux Russes, leurs cartes ont toujours été sur la table. Ils doivent avoir au moins une Ukraine neutre, pas une Ukraine pro-occidentale. La Biélorussie est une autre question.

»Maintenant, celui qui peut me dire ce que les Allemands vont faire, me dira ce que seront les 20 prochaines années de l’Histoire. Mais malheureusement, les Allemands n’ont pas pris leur décision. Et c’est toujours le problème récurrent de l’Allemagne avec son économie très puissante et sa géopolitique très fragile, et qui ne sait jamais trop comment concilier les deux.

»Depuis 1871, la question de l’Europe a été la question allemande. Comme la question allemande ressurgit, c’est bien la question que nous devons régler, et nous ne savons pas comment l’aborder, nous ne savons pas ce qu’ils vont faire.

Conclusions

Le discours de Friedman est donc totalement décomplexé. Pour un presque officiel de Washington, il y a là la marque de cette espèce d’ivresse de puissance qui permet aujourd’hui aux élites de l’Empire de dire tout haut ce qu’il convenait de dissimuler hier.

Cette liberté de ton nouvelle nous rappelle par exemple celle d’un Karl Rove qui, lorsqu’il officiait comme conseiller de W. Bush, avait déclaré en 2002 : «Nous sommes un empire maintenant, et lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité. Et pendant que vous étudiez cette réalité, judicieusement, comme vous le souhaitez, nous agissons à nouveau et nous créons des réalités nouvelles, que vous pouvez étudier également, et c’est ainsi que les choses se passent. Nous sommes les acteurs de l’histoire. (…) Et vous, vous tous, il ne vous reste qu’à étudier ce que nous faisons.»

L’exposé de Friedman est taillé dans la même glace. Celle d’un Empire US en train de s’émanciper du poids de la nécessité de plaire à ses sujets, de jouer encore et toujours les grands frères protecteurs et désintéressés, là où il n’y a toujours eu que voracité et volonté de domination sans partage. Et en effet, cette émancipation s’est accompagnée d’une violence redoublée en matière de projection de sa force avec, en un petit quart de siècle, près de 4 millions de morts à la clé 6 (toujours pour la bonne cause bien sûr).

Aujourd’hui, la carte des positionnements militaires US à l’extérieur des frontières du pays ; son budget de défense pharaonique et son inculpabilité à attiser ou provoquer des guerres, pour protéger ses intérêts ou étendre sa rapine, ne laissent donc plus planer aucun doute sur le fait que nous sommes bel et bien face à un Empire dans toute l’acception du terme.

Un Empire ivre de puissance, froid comme l’acier de ses armes, sans âme et donc sans état d’âme.

Et comme le dit si justement Friedman: «C’est cynique, ce n’est certainement pas moral, mais ça marche.»

A suivre De la bataille contre le système épisode IX – Intelligentsia et servitude globalisée

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