Le faux nez des changements de régime : Une brève histoire de l’intervention humanitaire


La responsabilité de protéger tue

Par Vijay Prashad – Le 2 juin 2016 – Source Counterpunch

Assis dans son palais présidentiel, en 1991, le président irakien, Saddam Hussein, et son ministre de la Culture, Hamad Hammadi, ont rédigé une lettre à Mikhaïl Gorbatchev, Président de l’Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS). Hussein et Hammadi espéraient que l’URSS aiderait à sauver l’Irak de l’agression occidentale. Hammadi, qui avait compris les changements bouleversant le monde, a dit à Hussein que la guerre ne visait  «pas seulement à détruire l’Irak, mais aussi à éliminer le rôle de l’Union soviétique pour que les États-Unis puissent contrôler le destin de toute l’humanité». En effet, après la guerre du Golfe de 1991, l’URSS s’est effondrée et les États-Unis ont émergé comme l’unique  superpuissance. L’âge de l’unipolarité américaine avait commencé.

Un président américain jubilatoire, George H.W Bush, a inauguré un nouvel ordre mondial, à savoir «un monde où la primauté du droit supplante la règle de la jungle». Ce sont les États-Unis, sous-entendait-il, qui vivent selon les «règles du droit» et ce sont les ennemis des États-Unis, les tyrans et les despotes du reste du monde, qui vivent selon «la loi de la jungle». Dans ce monde nouveau, «il n’y a pas de substitut au leadership américain», a déclaré M. Bush, et ainsi, «face à la tyrannie, que personne ne doute de la crédibilité et de la fiabilité américaines». Les ennemis des États-Unis feront face à la domination totale de l’armée étasunienne. Le prédécesseur de M. Bush, Ronald Reagan, avait déjà voulu s’en prendre aux «marginaux, aux fous et autres criminels sordides» qui s’opposaient à la politique américaine, mais il était trop occupé par l’URSS et les luttes de libération populaire en Afrique et en Amérique latine. L’effondrement de l’URSS et un Tiers-Monde affaibli ont offert aux États-Unis une formidable occasion.

La façade humanitaire

Le successeur de Bush, Bill Clinton, a donné au concept d’intervention sa patine libérale. Son conseiller en sécurité nationale, Anthony Lake, a conçu la notion d’États voyous – ces pays qui restent en dehors «de la grande famille des nations démocratiques». M. Lake entendait étiqueter ainsi Cuba, l’Iran, l’Irak, la Libye et la Corée du Nord.

Le régime des sanctions sous l’égide de l’ONU a cherché à affaiblir l’Irak jusqu’à l’effondrement. Aucun prétexte ne permettait à l’Occident de lutter contre les autres pays. Ce fut la Yougoslavie, finalement, qui fit face aux foudres de l’intervention humanitaire, le nouveau terme technique pour les bombardements occidentaux au service de la protection des civils. Le meurtre de 45 Albanais du Kosovo à Racak, en janvier 1999, donnait à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) une raison d’intervenir. La Chine et la Russie ont refusé d’en donner l’autorisation à l’ONU. Il ne restait que l’OTAN pour bombarder la Yougoslavie et la réduire en morceaux. Les anciennes règles, faites pour préserver la souveraineté des États – comme le traité de paix de Westphalie de 1648 et la Convention de Montevideo de 1934 – ont été écartées du chemin. Si l’Occident a décidé qu’un conflit exigeait son intervention, alors la pleine force de la puissance occidentale serait exercée sur ceux que l’Occident a jugés comme étant les méchants. Voilà l’essentiel du concept d’interventionnisme humanitaire.

Qu’est-ce qui fut considéré comme une catastrophe digne d’intervention? En 1996, Madeleine Albright, alors ambassadeur des États-Unis à l’ONU, a reconnu que les sanctions étasuniennes avaient entraîné la mort d’un demi-million d’enfants irakiens. «Je pense que ce choix est très difficile, a-t-elle dit, mais nous pensons que le prix en vaut la peine». En d’autres termes, il était acceptable de permettre  qu’un demi-million d’enfants irakiens meurent, uniquement pour maintenir l’Irak étranglé. Ce nombre de morts – proche de l’estimation basse du génocide rwandais de 1994 – pouvait donc être toléré s’il servait les intérêts occidentaux. Plus tard, lorsque les clients occidentaux comme Israël et les pays des Grands Lacs africains ont massacré des dizaines de milliers de personnes, il n’y eut pas eu de tollé contre ce génocide, ni d’intervention quelconque. Il devint évident, au cours des années 1990, que l’idée d’intervention humanitaire avait été réduite à une feuille de vigne pour les intérêts occidentaux.

Un nouveau langage interventionniste

Le président américain George W. Bush a utilisé le langage de la protection civile, en 2003, pour mener une guerre d’agression contre l’Irak. La guerre étasunienne a démoli l’infrastructure et les institutions irakiennes, mais a aussi abîmé le concept d’intervention humanitaire. Le chaos qui a suivi a été provoqué par cette guerre pour le changement de régime. L’intervention humanitaire semblait désormais illégitime – le concept s’est consumé dans les feux de Bagdad. Les libéraux occidentaux se sont alors hâtés de refaçonner la doctrine. Ils se sont tournés vers l’Organisation des Nations Unies, qui avait été soumise aux intérêts occidentaux dans les années 1990.

Sous la surveillance de Kofi Annan, l’ONU a approuvé le nouveau concept de responsabilité de protéger (R2P) en 2005. Cette nouvelle doctrine demandait aux États souverains de respecter les droits fondamentaux de leurs citoyens. Lorsque ces droits étaient violés, la souveraineté était dissoute. Un acteur extérieur, approuvé par l’ONU, pouvait alors intervenir pour protéger les citoyens.

Une fois de plus, aucune définition précise n’existe pour qualifier la nature d’un conflit, ni qui doit intervenir. Le révérend Miguel d’Escoto Brockmann, président de l’Assemblée générale de l’ONU, a publié une note succincte de présentation qui a soulevé des questions sur la nouvelle doctrine R2P. D’Escoto a traité la R2P de «colonialisme remis au goût du jour» et a déclaré qu’«un nom plus précis pour R2P serait droit à intervenir». L’atmosphère n’était pas favorable à une critique de l’Occident, en dépit de la catastrophe en Irak. Quatre-vingt-deux États membres de l’ONU, y compris le Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud, ont défendu le concept de R2P. Le Mexique, l’Inde et l’Égypte ont soulevé la crainte d’un risque de coercition unilatérale, mais ils se sont rassis dans leurs sièges quand on leur a rappelé que la R2P nécessitait une autorisation du Conseil de sécurité de l’ONU avant d’intervenir. Le manque d’intervention dans le cas du bombardement de Gaza par Israël a attiré plusieurs commentaires des États-membres au cours du débat autour de la R2P. La délégation de Singapour a suggéré que «juger si un gouvernement a échoué dans sa responsabilité à protéger doit être prise par la communauté internationale, sans crainte ni favoritisme», une norme qui sera difficile à respecter compte tenu de la mainmise de l’Occident sur l’ONU. L’avertissement du révérend Brockmann est resté lettre morte. Le dirigisme humanitaire est resté l’arme occidentale.

Le test pour la R2P n’est pas venu pendant le bombardement de Gaza par Israël dans l’Opération Plomb Durci (2008-09), pour lequel un rapport de l’ONU a montré des preuves de premier ordre de crimes de guerre. Il est arrivé quelques années plus tard en Libye. Un soulèvement contre le gouvernement libyen, en février 2011, a été l’occasion de tester la R2P. Au cours de la guerre en Yougoslavie, l’Armée de libération du Kosovo a clairement fait savoir qu’elle avait utilisé ses combattants de manière stratégique, afin de provoquer une réponse de l’armée yougoslave ; ses dirigeants sentaient que massacrer des civils serait le meilleur moyen de faire réagir la puissance aérienne occidentale de leur côté et de tourner le conflit à leur avantage. Les rebelles en Libye (et plus tard en Syrie) ont eu la même évaluation stratégique. S’ils arrivaient à susciter la violence de l’État, alors ils pourraient être en mesure de faire valoir leur droit à la protection internationale. Cela ne pouvait marcher – comme le montre le cas des Palestiniens – que si l’adversaire des rebelles était un ennemi de l’Occident. Poussés par les Français et les Arabes du Golfe, les États-Unis ont incité le Conseil de sécurité de l’ONU à bénir leur intervention par une résolution R2P. C’est en effet ce qui est arrivé. L’OTAN s’est dépêchée de confondre protection des civils avec changement de régime. Washington a célébré le succès, non pas celui de la Libye, mais celui de l’intervention humanitaire. Finalement, l’idée avait encore été récupérée.

Empêcher les atrocités de masse

En août 2011, le gouvernement américain a créé un Conseil de prévention des atrocités (APB) pour recueillir des renseignements sur les atrocités de masse potentielles. L’APB a cherché à diriger le récit de ce qui compte comme atrocité et du moment où l’Occident doit intervenir avec la bénédiction de l’ONU. Mais l’APB n’a pas été en mesure de faire son travail efficacement. Ce qui a été présenté comme une intervention réussie en Libye a été perçu par le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud – les pays du BRICS – comme un dangereux précédent. L’ambassadeur de l’Inde aux Nations Unies, Hardeep Singh Puri, m’a dit au début de 2012, que l’exemple libyen empêcherait toute résolution du Conseil de sécurité de l’ONU sur la Syrie. Les pays du BRICS ont maintenant compris que la protection des civils signifie en réalité un changement de régime dont la suite est horrible. En d’autres termes, c’est l’exemple libyen qui a prouvé que le Révérend Brockmann avait raison, en voyant l’émergence hésitante de la nouvelle ère de multipolarité.

Les critiques de l’intervention humanitaire ne sont pas insensibles aux horreurs de la guerre et du génocide. La souveraineté ne doit pas être un bouclier pour le massacre de civils. Pourtant, dans le même temps, les partisans de l’intervention regardent les catastrophes se dérouler et attendent la dernière minute, quand une opération militaire devient vraiment nécessaire. Ils ne veulent pas reconnaître les réformes à long terme nécessaires pour prévenir l’escalade du conflit jusqu’à sa phase génocidaire.

Les critiques s’inquiètent du fait que l’intervention humanitaire à l’occidentale ignore les causes et produit des résultats catastrophiques. M. Puri met en garde, dans un livre à paraître, contre des interventions périlleuses, c’est-à-dire des actions militaires qui mènent au chaos et aggravent les souffrances. Y aurait-il d’autres manières d’intervenir qui ne soient pas dangereuses ? Brockmann a suggéré qu’un antidote aux atrocités de masse pourrait provenir de la réforme financière mondiale, de la redistribution des richesses et de la réforme du Conseil de sécurité de l’ONU. La violence, a-t-il soutenu, est un résultat de cette grotesque inégalité. R2P ne s’est jamais occupé de la protection des civils contre les multiples Cavaliers de l’Apocalypse du XXIe siècle – l’analphabétisme, la maladie, la pauvreté, le chômage et les problèmes sociaux. Ce sont les vrais fauteurs de crise. Mais les bombes ne peuvent pas les vaincre.

Vijay Prashad

Traduit par Wayan, relu par nadine pour le Saker Francophone

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