La crise de migrants 2.0 viendra-t-elle d’Afrique ?


Par Andrew Korybko − Le 28 avril 2018 − Source Oriental Review

C’est une personnalité de premier plan de l’ONU qui a émis cet avertissement cette semaine : la prochaine crise de migrants pourrait venir d’Afrique, au lieu du Moyen-Orient. Et cette itération pourrait se révéler bien plus dévastatrice que la première, la taille des populations éventuellement concernées étant hors de mesure.

Le directeur général du programme alimentaire mondial de l’ONU a fait les titres il y a quelques jours, lorsqu’il a averti que des terroristes pourraient utiliser le manque de nourriture en Afrique comme arme, pour lancer une nouvelle crise migratoire vers l’Europe, dont ils espéreraient tirer profit pour infiltrer le continent.

Voici les mots exacts de David Beasley dans le Guardian (Royaume Uni) :

Vous allez faire face au même schéma qui s’est réalisé il y a des années, sauf que vous subirez plus d’infiltration d’ISIS [Daech] et de groupes extrémistes. Nous constatons qu’ils sont en train de nouer des partenariats avec les groupes extrémistes comme Boko Haram et al-Qaïda, pour découper les territoires et les ressources, et pour continuer à [les] infiltrer et déstabiliser, dans l’espoir de créer des migrations vers l’Europe, où ils pourront s’infiltrer et créer le chaos.

Si vous [les Européens] pensez que vous aviez un problème en provenance d’une nation de 20 millions de personnes comme la Syrie, à cause de migrations résultant des déstabilisations et conflits, attendez que la grande région du Sahel, qui compte 500 millions d’habitants, soit déstabilisée. Nous sommes au point où la communauté européenne et la communauté internationale doivent se réveiller.

Ces déclarations ont de quoi faire saliver les libéraux-mondialistes, eux qui voient ceci comme une occasion historique de reconcevoir l’essence socio-culturelle de la société européenne, et de remplir leurs objectifs idéologiques, alors que les patriotes euro-réalistes ont de quoi frémir, ce scénario représentant la fin de la civilisation occidentale traditionnelle telle qu’on la connaît.

Aider pour les mauvaises raisons

Il est encore trop tôt pour affirmer que cette vision dystopique de l’avenir prendra forme, mais il ne fait pas de doute que les risques systémiques planant sur l’Occident et l’Afrique centrale sont nombreux, ce qui rend possible un tel scénario dans les années à venir. Cette possibilité pourrait également être contrée par des mesures de sécurité robustes au niveau de la Méditerranée, ainsi qu’une présence militaire USA-France-Italie ciblée dans la région. Attention toutefois à ce que ces pays risquent de « vendre » les extensions de leurs déploiements à venir en Afrique sur cette base populiste, tout en ayant, derrière leurs interventions, un certain nombre d’autres raisons que celle invoquée publiquement, comme bien sûr la sécurisation de leurs accès aux ressources énergétiques (par exemple l’uranium au Niger), l’accaparement de nouveaux marchés, et le « confinement » de la Chine.

Déstabilisations du Sahel

Si l’on regarde au delà de l'(ancien) « État » failli de Libye, détruit par l’OTAN en 2011, d’autres crises sont en train de monter en Afrique, et pourraient servir de déclencheurs pour une crise de migrants 2.0, correspondant à l’échelle sur laquelle Beasley nous avertit. La première n’est pas cantonnée à un pays, mais relève des misères du continent dans son ensemble : il s’agit des menaces interconnectées sur la sécurité alimentaire couplées à une explosion démographique, qui menacent plusieurs pays stratégiques, dont le plus fragile est le Niger. L’ONU prédit que cet État, sans accès à la mer, va présenter la plus forte croissance démographique au monde, et va augmenter d’environ 20 millions d’habitants à ce jour jusque 200 millions à la fin du siècle, s’il poursuit sur la trajectoire qu’il a entamée. En plus de cela, le Niger dispose de l’une des plus grandes réserves mondiales en uranium, et constitue sans surprise l’hôte de plusieurs bases militaires françaises, ainsi que d’une impressionnante base de drones américaine, en construction au milieu du désert en ce moment.

Le Niger est enserré entre le Mali et le Nigeria, deux pays qui connaissent en ce moment des déstabilisations terroristes importantes − par Al-Qaïda et d’autres groupes liés à Daech − les premières étant sorties de l’échec d’une campagne séparatiste touareg juste après la guerre de l’OTAN en Libye, et les secondes ayant éclaté peu de temps après dans le bassin du lac Tchad. Ces deux campagnes de déstabilisation se poursuivent à ce jour, sous la forme de conflit de basse intensité. Les USA et leur nouveau partenaire mondial français coordonnent leurs activités militaires le long de la large bande longitudinale qu’on appelle Sahel, qui s’étend de la côte atlantique sénégalaise à l’ouest jusqu’à la côte soudanaise sur la mer Rouge. Paris dirige le groupe d’États appelé G5 Sahel − touché par les insurrections terroristes maliennes et nigériennes − dans la zone ouest de cette région, mais cette organisation n’a pas fait ses preuves, la France ne parvenant pas vraiment à « diriger dans l’ombre » comme les USA savent le faire dans de tels cas.

L’« arc de crise » et la « ceinture du chaos »

Carte du Sahel – source Scidev

Cet « arc de crise », étendu du Mali au Nigeria, qui doit ses origines à la destruction de la Libye dirigée par l’OTAN, présente les caractéristiques très concrètes et dangereuses de pouvoir s’étendre dans les régions avoisinantes, sans parler de la possibilité de créer une « ceinture du chaos » sans précédent, qui ferait passer la campagne « Syraq » de Daech en 2014 pour du petit lait. De nombreux espaces de cette zone transrégionale restent mal gouvernés (ou, dans certains cas, carrément in-gouvernés), et les régions les moins peuplées de cette zone constituent un terrain fertil-e pour l’éclosion de quasi-États, comme « califats » ou sous d’autres formes. Le Burkina Faso est déjà en risque d’ébullition, après les infiltrations maliennes, mais on pourrait bien voir cet « effet domino » s’étendre à l’ensemble de la région Ouest de l’Afrique, bordant l’Atlantique, si la déstabilisation de ce petit État enclavé venait à propager des violences répétées vers le nord de la Côte d’Ivoire, juste à côté. Ce dernier pays a une importance particulière : membre du « quartette » d’États interconnectés sur la côte Atlantique au même titre que la Guinée, le Sierra Leone et le Liberia, dont les deux derniers ont subi des guerres civiles infernales dans les années 1990.

L’environnement de sécurité régional, dans certaines zones africaines, est tel que les débordements dans un pays pourraient facilement enflammer un pays voisin; c’est ce qu’on a vu juste après la guerre froide aussi bien en Afrique de l’ouest atlantique que dans le nœud montagneux entre l’est et le centre de l’Afrique. Les guerres civiles en cascade au Rwanda, suivies immédiatement par le Burundi, ont produit ce qu’on a appelé la « crise des réfugiés des Grands lacs », et ont fini par déboucher sur les deux guerres civiles consécutives au Congo. Pris dans leur ensemble, ces conflits ont coûté la vie à plus de 5 millions de personnes. Le Congo se retrouve au nouveau au bord de la guerre civile, et le pont de « déstabilisation » entre ce dernier pays et la « ceinture du chaos » de l’« arc de crise » décrit ci-dessus est constitué par le Cameroun, voisin du Nigeria, ainsi que la République Centrafricaine qui les sépare. Le Cameroun subit en ce moment une guerre hybride sur plusieurs fronts, de la part de Boko Haram et de mouvements séparatistes anglophones le long de sa frontière avec le Nigeria, tandis que ce dernier est déjà embarqué dans une guerre civile.

Au nord est du Nigeria, des patrouilles de justiciers locaux repoussent les attaques de militants de Boko Haram

Toute intensification significative de la crise Boko Haram dans la région du lac Tchad pourrait faire franchir au Cameroun un seuil [d’instabilité], et pousser le pays vers l’effondrement si les séparatistes anglophones en tiraient parti ; c’est peut-être déjà commencé avec une révolution de couleur en suite de la crise qui a suivi le décès inévitable du président âgé Biya − et cela pourrait encore s’empirer si des « armes de migration massives » continuent d’affluer de l’Est (Afrique centrale) de la zone. On distingue ici le schéma général et les conséquences gigantesques géographiquement d’une déstabilisation de type guerre hybride incontrôlée au Mali et dans la région du lac Tchad si on la laisse se développer ; et encore sans prendre en compte les désordres issus d’une combinaison de facteurs tels que l’insécurité alimentaire, la croissance démographique explosive, et les économies hyper-dépendantes à l’exportation de matières premières.

Pauvreté inhibitrice et facilitateurs non gouvernementaux

Pour impressionnants que puissent apparaître ces défis de sécurité à l’échelle du continent, que ce soit dans l’absolu ou du point de vue des patriotes euro-réalistes que sont nombre d’habitants indigènes européens désireux d’éviter le scénario de crise migratoire 2.0 évoqué par le directeur général du programme alimentaire de l’ONU, on peut émettre cet argument cynique : ces événements ne vont pas automatiquement (c’est le mot clé) produire une migration immédiate de millions et de millions de gens vers le nord, tout simplement parce que la plupart de ces foules de victimes sont trop pauvres pour payer les frais de passeurs, dont les syriens relativement plus aisés avaient les moyens. Le Sahara est une région si dangereuse à traverser que ces personnes ne pourront pas s’y aventurer sans une assistance experte, et si certains peuvent se l’offrir en ce moment, il s’agit probablement de personnes relativement « plus riches » de la société (peut être avec l’aide de leur famille), mais pas le citoyen pauvre de base.

Ne pas en déduire trop vite qu’un « contournement » libéral-mondialiste ne peut pas être monté, promulguant « des droits égaux pour tous aux migrations », au travers du réseau d’ONG financées par Soros, sur le modèle des opérations en cours pour aider les immigrants clandestins à franchir la méditerranée, tout comme leurs homologues mexicains impliqués dans la « caravane ». Ces organisations pourraient soit contribuer directement à la traversée du Sahara ou participer financièrement au voyage à des « prix cassés », en payant des passeurs professionnels. Dans les deux cas, elles joueront probablement un rôle dans le processus, ou essayeront d’en jouer un, le facteur clé en étant de savoir si les forces militaires de leurs pays respectifs les y aideront ou non. On pourrait également voir une interaction intéressante (et chorégraphiée) entre les deux, qui verrait la montée des activités de passeurs soutenus par des ONGs occidentales servir de prétexte à une augmentation des mesures militaires en Afrique, ou vice-versa ; chacun de ces phénomènes justifiant l’autre et aboutissant à une influence occidentale encore accrue dans la région.

Conclusions

Quand le directeur général du programme alimentaire mondial a pris la parole, et évoqué le scénario cauchemardesque d’une crise de migrants 2.0 en provenance d’Afrique, déferlant sur les côtes européennes dans les années à venir, ce technocrate centré sur l’alimentation ne pouvait pas savoir à quel point sa prédiction était préoccupante en termes géopolitiques, en raison de la multitude de défis de sécurité intriqués que présentent les régions d’Afrique de l’ouest et d’Afrique centrale. Près de 500 millions de personnes − ou, on peut dire, un demi milliard, ce qui est à peu près la taille de l’UE − pourraient, en effet, se voir jetées sur les routes par conséquence d’effondrement de pays et pourraient être acheminées vers l’Europe avec l’aide d’ONG, mais la réalité est que tous ne pourront pas s’offrir le voyage.

Migrants africains

Même si « seulement » un quart d’entre eux prennent la fuite, ce qui correspond au pourcentage observé en Syrie, cela fait encore 125 millions de personnes (l’addition des populations française et italienne), dont un grand nombre réussiront probablement à atteindre les côtes méditerranéennes de l’Afrique. Le déploiement ciblé de forces militaires occidentales dans la région, qu’il soit vendu publiquement en faveur ou contre une perspective anti-immigratoire, ne pourra pas faire grand chose pour enrayer cette marée, et si l’Europe veut parer à cette avalanche civilisationnelle, une politique étendue intégrant les forces navales méditerranéennes devra être mise en coordination avec les « États de la ligne de front » que sont l’Espagne, la France, l’Italie, Malte, et la Grèce. En outre, on peut s’attendre à ce que cet état de choses soit exploité par la bureaucratie de Bruxelles pour servir à son calendrier d’« intégration ».

Il reste difficile à ce jour d’imaginer par quel autre moyen l’UE pourra survivre à cette menace démesurée, mais la réforme possible du bloc vers une suite « décentralisée » d’États euro-réalistes touchant aux « trois mers » pourrait constituer une solution alternative. Une coordination multilatérale est nécessaire, dans une certaine mesure, pour faire face à ce défi existentiel, mais tout cela pourrait être piloté au travers de nouvelles plateformes d’intégration sous-régionales (pas forcément formelles) à la place de Bruxelles, avec une future « force militaire européenne » comprenant les États exposés à la mer méditerranée et leurs alliés continentaux (comme la Pologne et la Hongrie) qui prendrait les rênes à la place de l’OTAN − même si en fin de compte, cela pourrait revenir au même. Quoi qu’il en soit, l’enjeu est de conserver autant de souveraineté nationale que possible, et contrer l’intrigue libérale-mondialiste visant à s’appuyer sur cette situation pour démolir les États-nation.

Andrew Korybko

Traduit par Vincent, relu par Cat pour le Saker Francophone

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