Une commission d’audit de la dette en Grèce, maintenant
Et demain où ?


Par Eric Toussaint , Yannick Bovy – Le 25 mars 2015 – Source CADTM

Retranscription de l’interview donnée par Eric Toussaint, économiste, porte-parole du CADTM, et coordonnateur de la Commission d’audit de la dette grecque, le 24 mars 2015 à la RTBF.

Yannick Bovy : Vous étiez à Athènes la semaine dernière car c’est vous qui allez coordonner les travaux de la commission que le Parlement grec est en train de mettre sur pied. Cette commission va servir à analyser, ausculter, disséquer la dette de la Grèce, dont on sait qu’elle constitue un sacré problème pour le nouveau gouvernement grec et bien sûr pour la population en général. Alors expliquez-nous ce que vous allez faire concrètement, et quels sont vos objectifs ?

Eric Toussaint : On va analyser la dette qui est réclamée par les différents créanciers à la Grèce pour voir si elle est légale, si elle est légitime, si elle est soutenable, si elle est odieuse. Il y a une série de critères dans le droit international qui permettent de qualifier une dette d’illégale ou d’illégitime ou d’odieuse ou d’insoutenable .

Une dette illégitime est une dette qui a été contractée sans respecter l’intérêt général et en favorisant l’intérêt particulier d’une minorité privilégiée. Une dette illégale est une dette qui ne respecte pas l’ordre juridique en vigueur. Une dette odieuse est une dette dont le remboursement implique des violations de droits humains fondamentaux. Et une dette insoutenable est une dette dont le remboursement empêche le pays et les autorités qui remboursent cette dette de garantir à leurs citoyens l’exercice des droits humains fondamentaux. Et donc, on va prendre toutes les dettes qui sont réclamées à la Grèce, et voir, se poser la question, sont-elles légales, légitimes, soutenables, odieuses ?

Y.B : Alors vous avez déjà avec le CADTM, le Comité pour l’annulation de la dette du Tiers-Monde, étudié de près la dette de la Grèce, comme vous le faites d’ailleurs pour de nombreux autres pays. Est-ce que vous partez avec un a priori? Est-ce que vous êtes déjà, avant même le début de vos travaux en commission, convaincu qu’une partie de cette dette est illégitime, illégale, insoutenable ou odieuse? Et est-ce que le gouvernement grec est en droit de refuser de la rembourser ?

E.T. : Oui. Il y a des évidences tout à fait claires d’illégitimité et d’illégalité. Il y a des déclarations tout à fait nettes dans ce sens-là. Par exemple, de dirigeants du Fonds monétaire international (FMI) à l’époque, de conseillers du Président de la Commission européenne, qui disent très clairement que lorsque le FMI a prêté à la Grèce 30 milliards (d’euros) en 2010, c’était pour sauver les banques françaises et les banques allemandes. Ce n’était pas du tout pour aider la Grèce. Et nous avons fait semblant de porter secours à la population grecque, disent-ils.
On va donc se baser là-dessus. On va également les auditionner. Du côté de la Grèce, lorsque le prêt a été octroyé à la Grèce, le Parlement n’a pas été consulté. C’est le gouvernement grec qui a signé l’accord avec la Troïka. Donc là, ce sont des évidences d’illégalité.

Cette commission va être constituée de 30 membres, des juristes internationaux, des constitutionnalistes, des spécialistes en audit des comptes publics, des économistes… Nous allons avoir un travail en commun pour nous mettre d’accord sur des critères et voir si nous arrivons à des conclusions communes.

Cette commission sera composée de personnes qui viennent d’une douzaine de pays différents et qui n’ont pas nécessairement la même opinion que la mienne. Je vais coordonner le travail scientifique de cette commission et on va voir si on arrive à des conclusions communes.

La Grèce peut-elle continuer à rembourser une dette largement illégale et illégitime, fardeau pour son économie ?

Y.B : On voit très bien depuis l’arrivée au pouvoir de Syriza, que la Troïka, que l’on ne peut désormais plus appeler la Troïka, est dans une attitude très intransigeante par rapport au nouveau gouvernement grec. Est-ce que la Grèce peut, à votre avis, se permettre de dire, «nous ne rembourserons pas la dette», et si oui avec quelles conséquences?

E.T : Renversons la question. Est-ce que la Grèce peut continuer à rembourser une dette largement illégale et illégitime, qui représente un volume beaucoup trop lourd pour son économie? Est-ce que c’est possible de continuer de payer une telle dette?

En fait, dans l’histoire récente des soixante dernières années, toute une série de pays qui étaient confrontés à une dette insoutenable, ont arrêté de payer. On leur a octroyé des réductions très importantes de dette, à commencer par l’Allemagne qui, en 1953, a bénéficié d’une réduction de 62% de sa dette.

Donc si on a fait ça avec l’Allemagne, et c’était justifié de le faire en 1953, ce serait quand même énorme de ne pas être prêt à le faire pour un pays comme la Grèce et pour un peuple qui est en train de souffrir. On a réduit le salaire minimum légal de plus de 20%. On a réduit les retraites de plus de 30%. On a fermé 4 000 hôpitaux. Vous vous rendez compte de la situation de crise humanitaire qui existe en Grèce suite à l’obligation de rembourser une dette qui est illégale et illégitime.

Y.B : Dernière question Éric Toussaint. Cet audit de la dette que vous allez réaliser dans le cadre de la nouvelle Commission en Grèce, est-ce que c’est quelque chose que l’on peut transposer facilement dans d’autres pays, et notamment ici en Belgique ?

E.T : Oui, tout à fait. D’abord, on pourrait proposer aux autorités belges d’auditer les créances qu’elles ont sur la Grèce. La Belgique a prêté 1,9 milliard d’euros. Cela a augmenté la dette publique belge. Il faudrait auditer pour savoir si on a consulté les citoyens, si on leur a demandé leur avis en temps utile pour savoir s’il fallait prêter cet argent à la Grèce. Auditer cette créance pour savoir à quoi elle a servi? À quelle(s) condition(s) elle était liée? Est-ce qu’elle respecte les obligations de la Belgique en matière de droits humains fondamentaux des populations, et notamment de population grecque? Donc, auditons nos créances. Mais aussi il faudrait certainement auditer la dette belge qui représente 100% du PIB (produit intérieur brut) de la Belgique. Cela mériterait de prolonger au niveau des autorités belges tout le travail qui est fait par l’audit citoyen de la dette en Belgique, qui mène une campagne et produit toute une série d’analyses tout à fait pertinente, pour s’interroger sur la valeur, la légitimité et la légalité de cette dette réclamée à la Belgique.

Y.B. : Merci beaucoup Éric Toussaint d’avoir été avec nous ce soir pour nous parler de cette nouvelle Commission d’audit de la dette grecque que vous allez donc coordonner à partir du mois d’avril. Nous suivrons bien sûr vos travaux avec grand intérêt et nous vous retrouverons certainement dans les semaines qui viennent à ce même micro pour en reparler plus en détail. Je rappelle que vous êtes économiste, porte-parole du CADTM, le Comité pour l’annulation de la dette du Tiers-Monde, et l’auteur d’un livre, paru récemment aux éditions Aden, et qui s’intitule Bancocratie.

Bonsoir à tous, merci pour votre écoute.

 

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