Même le vide a ses raisons, que la raison n’ignore pas. Il y a bien un message véhiculé par nos sociétés modernes, que nous devons décrypter
Par Marc Rameaux – Le 24 mai 2016 – Source letroisièmehomme
La plupart des critiques de notre société post-moderne, et partant de ce que sont devenues nos démocraties occidentales, dénoncent une ère du vide.
La tentation d’un retour à des régimes autoritaires ou la fascination exercée par les différentes formes de luttes violentes contre nos démocraties – à commencer par l’islamisme – seraient dues à la vacuité de nos propres sociétés, à leur incapacité à donner du sens à la vie en communauté.
Les arguments en faveur de cette thèse sont connus : l’individualisme forcené du monde moderne, son consumérisme comme but en soi, son règne des apparences du spectacle et de la frivolité participeraient de cette éviction du sens. Il n’y aurait nul but autre que réaliste et commercial, et pour les défenseurs irréductibles du post-modernisme, ceux qui prétendraient le contraire doivent être taxés de dangereux idéalisme.
Ce débat a suscité plusieurs prises de position. Alain Finkielkraut fut l’un des premiers à avoir dénoncé avec talent cette dérive de nos sociétés modernes dans La défaite de la pensée. Il anticipait notamment l’un des pires travers de notre nouveau monde : n’aller dans le sens que de ce qui remporte un succès marchand, quelles que soient les valeurs que cette chose véhicule.
Une telle attitude pousse à un complet relativisme moral, justifiant toute compromission, à partir du moment où celle-ci bénéficie d’un chiffre élevé de ventes ou d’audience. Récemment, nous avons vu les autorités les plus officielles du pays flatter un rappeur véhiculant les messages les plus – comment dirais-je, nauséabonds – sous prétexte que son chiffre d’audience et de vente est élevé auprès de la jeunesse.
Nous regagnons ainsi le monde des sophistes, de la démagogie reine, d’un opportunisme surclassant toute exigence morale. La défaite de la pensée avait anticipé ce travers avec des décennies d’avance, et son auteur doit en être loué.
D’autres auteurs, se targuant de représenter la tradition libérale qu’ils devraient pourtant relire, reconnaissent ces travers mais n’y voient qu’un désagrément secondaire. Le vide est pour eux chose bénéfique, car synonyme de liberté : ils nous invitent à célébrer la fin de toutes les idéologies autoritaires et prescriptrices, seules responsables selon eux des drames du siècle passé. Ils voient dans le vide ce qui est précisément une absence de contraintes, une invitation pour l’homme à définir ses propres buts.
L’ère du vide est selon eux l’atteinte d’une maturité nous ouvrant l’espace du choix responsable. Ceux à qui ce vide donne le vertige doivent faire un effort pour se prendre en main, plutôt que de se réfugier dans des idéologies rassurantes par leur totalitarisme. L’annihilation de tout idéal politique par le réalisme marchand se paie d’après eux de quelques à-côtés triviaux et déplaisants, mais sans comparaison possible avec la vaccination qu’elle garantit contre les idéologies politiques. Au point que certains d’entre eux en sont venus à prophétiser la fin de l’histoire à travers nos démocraties libérales régies par le marché, meilleur des mondes possibles nous débarrassant des idéaux néfastes.
J’accorde à ces penseurs un seul point : le vertige du vide est probablement ce que ressentent les pseudo-révolutionnaires de tous poils, actuellement gaucho-islamistes, par leur incapacité à assumer le poids de leur propre liberté.
Ils se trompent en revanche lourdement sur deux arguments décisifs. En premier lieu, ils ignorent que nos démocraties libérales ont profondément muté. Ils voient encore en celles-ci les héritières de la tradition des Lumières et du rationalisme critique.
La bataille est pour eux trop simple : il suffit de se draper dans le manteau du monde libre contre les barbaries qui le menacent. Ils ne voient qu’un aspect des choses – véridique mais hémiplégique – celui des voix doucereuses de la tyrannie, nous incitant à nous défaire de notre raison et à haïr notre tradition de liberté.
Ils ne voient pas que les ennemis des Lumières se trouvent à deux endroits : le plus visible et le plus évident sous la forme des barbaries archaïques et le second dans nos propres sociétés, qui ont tourné le dos depuis un peu plus de 30 ans à l’exercice de la raison critique, pour pratiquer un mode de gouvernement se voulant civilisé, mais foulant chaque jour un peu plus aux pieds les fondements de la démocratie.
Pour en prendre conscience, voici un texte très éclairant, rédigé dès 1998 :
«Les marchés financiers mondiaux échappent largement au contrôle des autorités nationales ou internationales. Je considère que cet état de fait est à la fois malsain et intenable. Les marchés sont instables par nature, et il y a des exigences sociales qu’on ne peut satisfaire lorsqu’on laisse aux forces du marché une liberté totale.
Malheureusement, cette analyse n’est pas partagée. Au contraire, on pense généralement que les marchés se corrigent d’eux-mêmes, et qu’une économie mondiale peut prospérer sans que l’on construise en parallèle une véritable société mondiale. On affirme que l’intérêt commun n’est jamais mieux servi que quand chacun veille à son propre intérêt ; que les tentatives pour préserver le bien collectif ne font que perturber les mécanismes du marché.
Ce courant de pensée était appelé le ‹laisser-faire› au XIXe siècle, je lui ai trouvé un meilleur nom : l’intégrisme du marché […]
Ma thèse est que l’extrémisme du marché constitue aujourd’hui, pour une société libre, une menace beaucoup plus importante que toutes les idéologies totalitaires.»
Qui parle ainsi pour remettre à ce point en question certaines pierres angulaires de nos sociétés modernes ? Et qui va jusqu’à voir dans notre mode de fonctionnement économique, un danger supérieur à celui des totalitarismes qui nous menacent directement ? S’agit-il d’un marxiste militant, d’un altermondialiste qui professe la haine de l’Occident ?
Non, l’auteur de ces lignes est Georges Soros, dans son ouvrage La crise du capitalisme mondial, sous-titré L’intégrisme des marchés. C’est-à-dire l’un des plus fins connaisseurs des rouages financiers de nos sociétés, au cœur de la compréhension de notre monde moderne.
L’on peut reprocher à Soros le comportement assez cynique de tirer parti de ce qu’il dénonce, car il s’est illustré par l’une des actions spéculatives les plus dévastatrices de la décennie contre la monnaie britannique. Il ne m’est guère sympathique pour cette raison. En revanche, il est notable qu’un homme qui connaît bien mieux les réalités économiques que ceux qui professent la vacuité heureuse précédemment décrite, s’exprime en termes aussi tranchés.
De manière très cocasse, les épigones du vide font souvent profession de réalisme, mais s’avèrent n’être généralement que des théoriciens jamais sortis de leur université ou de leur cabinet d’analyse. S’ils s’étaient frottés véritablement au monde de l’entreprise, pas seulement en lui rendant visite ou en le conseillant de loin, mais en étant un salarié dont la survie matérielle, celle de son conjoint et de ses enfants dépendent directement de son employeur, ils deviendraient lucides sur l’aspect tout théorique de leur liberté.
C’est là leur deuxième grande erreur. Leur éloge du vide comme réceptacle de la liberté de choix fleure bon l’idéalisme kantien, une conception du libre arbitre adaptée à la maturité d’un adolescent. Beaucoup de ceux qui s’intéressent à l’histoire de la pensée sont kantiens dans leur jeunesse, puis deviennent spinozistes avec la maturité.
Car une fois de plus, Spinoza avait raison. Le vide n’existe pas, il n’a jamais existé. Nous vivons dans un monde plein. Il y a toujours un sens, toujours des raisons, à toutes choses, y compris à la société post-moderne et à son apparente futilité.
Le libre arbitre ne naît pas d’un vide qui nous ferait poser nos choix purs, comme en suspension. Le monde est traversé sans cesse de courants, de forces et de rapports de force. Ce n’est que lorsque les pouvoirs et les contre-pouvoirs du monde sont suffisamment diversifiés et équilibrés, qu’une mince frange permettant la liberté apparaît.
Seul un idéalisme douceâtre peut poser un libre arbitre humain totalement indépendant des conditions pratiques d’exercice de sa liberté. Le bien précieux et fragile qu’est la liberté n’apparaît que lorsque des pouvoirs qui se révéleraient chacun implacables à eux seuls, tiennent en équilibre en s’affrontant et se compensant. Le remède au pouvoir tyrannique n’est pas l’affirmation naïve et adolescente de la liberté nue, mais le contre-pouvoir.
A ceux qui nous opposeraient l’argument sartrien que nous sommes toujours libres de choisir dans des situations que nous n’avons pas choisies, il faut faire remarquer que l’application de cette maxime implique d’aller jusqu’au sacrifice de sa propre vie pour montrer que l’on ne peut nous imposer des choix, si la pression des événements devient maximale.
C’est là la liberté de l’irresponsable lorsqu’il a charge d’âmes. L’idéalisme du libre arbitre est une philosophie pour jeune célibataire n’ayant pas d’enfants à charge. Dans des cas extrêmes, l’on peut encore l’appliquer si des fondamentaux de la dignité humaine sont en jeu : le but n’est plus dans ce cas d’affirmer une liberté égoïste, mais un impératif catégorique. C’est là la seule validité de la morale kantienne, réservée à des cas extrêmes, mais qui ne peut régir une société.
L’éthique de la plupart des situations, celles du fil des jours, est spinoziste. Elle nous invite à quitter la guimauve du libre arbitre abstrait et détaché de tout, pour rentrer de plain-pied dans les lignes de force des relations entre humains, dans l’immense réseau des influences croisées qui ne deviennent vivables que lorsqu’elles se tiennent mutuellement en respect, par le jeu des pouvoirs et des contre-pouvoirs.
Entrons donc au cœur du monde post-moderne et voyons que, contrairement à l’antienne répandue, celui-ci est porteur d’un sens. Il renferme bien un message, une vision du monde, des présupposés sur l’homme et sur la vie en société. Il s’engage sur des thèses et professe aussi à sa façon une idéologie. Car c’est une autre leçon du spinozisme : il n’y a pas de point de vue neutre, pas plus qu’il n’y a de vide, d’éradication du sens. Il faut simplement faire l’effort de décrypter la signification que porte chaque phénomène de société.
Le sens porté par le néo-libéralisme n’est pas explicite. Il n’a jamais été rédigé, nul père fondateur n’en a écrit le manifeste, et certainement pas les fondateurs du libéralisme politique, Smith, Tocqueville, Popper ou Aron, dont nous verrons qu’ils sont à l’exact opposé du néo-libéralisme.
Ce que les défenseurs naïfs de nos démocraties libérales ne voient pas, est que leurs fondations ne sont pas seulement endommagées. Elles ont été perverties et retournées, de telle sorte que leur discours apparent se veut héritier des Lumières, mais agit exactement à l’inverse.
Naturellement la situation est extrêmement complexe. Car les restes de ce qui a fait la force de nos sociétés modernes sont encore présents : séparation des trois pouvoirs, liberté de la presse et liberté d’association, laïcité, économie de marché, expression libre… enchevêtrés avec un tout autre discours qui a prospéré dessus et qui en prend les habits.
Les critiques primaires du néo-libéralisme en repèrent bien les dérives, mais ne font pas de détail quant à cet enchevêtrement. Au point qu’elles seraient prêtes à jeter le bébé de nos libertés publiques avec l’eau du bain néo-libéral, fantasmant sur des figures de sauveurs qui ne leur laisseraient pas le centième des libertés dont ils usent, s’ils tombaient sous leur pouvoir. Dans le pire des cas, ils s’autorisent tout usage de la violence, arguant que l’inversion hypocrite du discours des libertés justifie n’importe quoi, y compris le massacre d’innocents.
Tentons maintenant de ramener à la lumière ce qui fonde l’inconscient collectif du néo-libéralisme, pouvant se résumer en quelques propositions qui ne sont en rien vides de sens. Nous en avons identifié quatre, sans prétendre être exhaustif. Nous appellerons chacune de ces propositions des «pierres de sens», afin de marquer que, bien loin d’être une ère du vide, le post-modernisme est porteur d’un sens dont nous ne devons pas lâcher le fil des raisons.
Marc Rameaux
À suivre … La première pierre de sens
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