Un monde vide de sens, vraiment ?
Première pierre de sens


Même le vide a ses raisons, que la raison n’ignore pas. Il y a bien un message véhiculé par nos sociétés modernes, que nous devons décrypter


Ne regardez pas en arrière. Film de Dan Fogelman avec Al Pacino 2015


Par Marc Rameaux – Le 24 mai 2016 – Source letroisièmehomme

Le sens porté par le néo-libéralisme n’est pas explicite. Il n’a jamais été rédigé, nul père fondateur n’en a écrit le manifeste, et certainement pas les fondateurs du libéralisme politique, Smith, Tocqueville, Popper ou Aron, dont nous verrons qu’ils sont à l’exact opposé du néo-libéralisme.

Tentons maintenant de ramener à la lumière ce qui fonde l’inconscient collectif du néo-libéralisme, pouvant se résumer en quelques propositions qui ne sont en rien vides de sens. Nous en avons identifié quatre, sans prétendre être exhaustif. Nous appellerons chacune de ces propositions des «pierres de sens», afin de marquer que, bien loin d’être une ère du vide, le post-modernisme est porteur d’un sens dont nous ne devons pas lâcher le fil des raisons. Voici la première pierre...

Le marché est un absolu, issu d’un ordre naturel prééminent à toute construction humaine

2016-06-12_15h24_58

Le marché d’esclaves. Gérôme 1866

Au lecteur qui trouverait cette formulation exagérée, il faut mentionner la citation suivante d’Alain Minc. Je remercie au passage L’œil de Brutus de l’avoir exhumée, car explorer l’œuvre d’un économiste aussi médiocre que Minc tient de l’abnégation. En tant que témoignage du soubassement idéologique du néo-libéralisme, cette recherche s’avère en revanche fort utile :

«Le capitalisme ne peut s’effondrer, c’est l’état naturel de la société. La démocratie n’est pas l’état naturel de la société. Le marché oui.» (Cambio 16, 5 décembre 1994)

Alain Minc ne semble pas s’apercevoir – superficialité oblige – qu’il met ainsi à bas toute la tradition libérale qu’il prétend incarner, en une seule phrase.

La lutte contre toute idée de loi ou droit naturel, pour y substituer des constructions humaines sujettes à la raison critique, fut un des plus grands acquis du libéralisme historique, d’autant plus fortement ancré dans ses prémisses qu’il s’agissait de combattre l’arbitraire monarchique.

Faire des libertés économiques une sorte de loi intrinsèque au monde, primant par antériorité sur les libertés politiques elles-mêmes, est une inversion totale des valeurs qui ont fondé les sociétés ouvertes qui sont les nôtres, auxquelles nous devons ce qui nous reste encore de liberté.

Minc à la prétention d’atteindre le point de vue de Dieu, la chimère de lire directement dans le grand livre ouvert de la nature, ne plus admettre la condition humaine d’avancer une thèse nécessairement partiale et partielle devant être soumise à la critique.

Le médiatique PDG de General Electric – Jack Welch – dira, lorsqu’il fut aux commandes de sa compagnie : «Le marché est plus grand que nos rêves», dans le même ordre d’idées.

Enfin, la maxime boursière bien connue, «le marché a toujours raison», est une sorte d’antithèse courte de la raison critique qui a fondé nos démocraties. L’idée d’une explication totalisante, quelle qu’elle soit, est le plus court chemin vers la servitude.

Il ne faut pas penser qu’il ne s’agit que de philosophie abstraite. Ces soubassements mentaux ont des conséquences très concrètes quant à l’organisation des entreprises, les décisions économiques, la souffrance au travail qui en découle, dès lors que leurs responsables se nourrissent d’un tel inconscient.

Georges Soros, avec toutes les réserves que nous rappelons sur le personnage, était un ami personnel de Karl Popper, véritable héritier, quant à lui, du libéralisme historique. Avec l’extraordinaire intuition qui le caractérise et lui permet par ailleurs d’anticiper les mouvements boursiers, également de par son histoire personnelle, Soros flaire l’odeur du totalitarisme à des kilomètres. Lorsqu’il comprit que la croyance au marché contrevenait au premier critère des sociétés libres défini par son ami – la réfutabilité – il savait qu’un totalitarisme d’un nouveau type était en train de naître.

Il ne s’y est pas trompé : extérieurement, nos sociétés ont conservé toutes les formes de la démocratie libérale, mais indiciblement leur paradigme fondateur a glissé vers une élimination de toute critique. Celle-ci est opérée d’autant plus habilement qu’elle n’emploie pas les moyens directs de la répression, mais ceux de l’inaccessibilité : la critique est permise, même indéfiniment, mais vaine. Le meilleur moyen de faire taire un homme n’est pas de le réprimer, mais de le convaincre qu’il crie dans le désert. Les cercles de la raison sont en réalité ceux de la parfaite fermeture d’esprit, sourde et aveugle à toute remarque, avançant en étant certaine de son bon droit et de sa détention de la vérité.

Marc Rameaux

À suivre
La deuxième pierre de sens

2016-06-12_17h00_43

Si vous avez aimé cet article, mes deux livres sur le monde de l'entreprise, et plus généralement sur les pièges de la société moderne, sont disponibles (également au format Kindle):

L'orque : une nouvelle forme d'organisation de la société et de l'économie Portrait de l'homme moderne

Portrait de l'homme moderne

 

   Envoyer l'article en PDF   

1 réflexion sur « Un monde vide de sens, vraiment ?
Première pierre de sens
 »

  1. Ping : Un monde vide de sens, vraiment ? | Pearltrees

Les commentaires sont fermés.