Un matin calme à Pékin, la couronne du dollar a glissé


Par Alastair Crooke – Le 2 juin 2025 – Source Unz Review

“Je crois que nous devons partir de la notion que la défaite mène à la révolution pour saisir la révolution de Trump”.

 

« L’expérience en cours aux États-Unis, même si nous ne savons pas exactement ce qu’elle deviendra, est une révolution. Est-ce une révolution au sens strict ? Est-ce une contre-révolution ?”

Ainsi parlait l’historien et philosophe français Emmanuel Todd dans sa conférence d’avril à Moscou, intitulée « Bons baisers de Russie » [texte en français].

« Cette [révolution Trump] est, à mon avis, liée à la défaite. Diverses personnes m’ont rapporté des conversations entre des membres de l’équipe Trump, et ce qui est frappant, c’est leur conscience de la défaite. Des gens comme JD Vance, le vice-président, et bien d’autres, sont des gens qui ont compris que l’Amérique avait perdu cette guerre”.

Cette conscience américaine de la défaite contraste cependant nettement avec l’étonnante inconscience des Européens – c’est plutôt un déni – de leur défaite :

« Pour les États-Unis, c’est fondamentalement une défaite économique. La politique de sanctions a montré que la puissance financière de l’Occident n’était pas omnipotente. Elle a montré aux Américains la fragilité de leur industrie militaire. Les gens du Pentagone savent très bien que l’une des limites de leur action est la capacité limitée du complexe militaro-industriel américain”.

“Que l’Amérique soit en pleine révolution sérieuse, en ce moment – facilement comparable à la fin de l’URSS – est compris par quelques-uns”. Pourtant, nos idées préconçues – politiques et intellectuelles – nous empêchent souvent de voir et d’assimiler l’importance de cette réalité”.

Todd, à son crédit, admet volontiers la difficulté à la percevoir :

“Je dois admettre que lorsque le système soviétique s’est effondré, je n’ai pas pu prévoir l’ampleur de la dislocation et le niveau de souffrance que cette dislocation causerait à la Russie. Mon expérience m’a appris une chose importante : l’effondrement d’un système est autant mental qu’économique. Je n’avais pas compris que le communisme n’était pas seulement une organisation économique mais aussi un système de croyances, une quasi-religion, qui structurait la vie sociale soviétique et russe. La dislocation de cette croyance a provoqué une désorganisation psychologique bien au-delà de la désorganisation économique. Nous arrivons aujourd’hui à une situation de ce type en Occident”.

La dislocation psychologique causée par la « défaite » peut expliquer (mais pas justifier) la « curieuse » incapacité de l’Occident à comprendre les événements mondiaux : la dissociation presque pathologique avec le monde réel qu’il affiche dans ses paroles et ses actions. Comme son aveuglement face à l’expérience russe de l’histoire et à la longue histoire derrière la défiance chiite en Iran, par exemple. Pourtant, même si la situation politique se détériore il n’y a aucun signe que l’Occident devienne plus basé sur la réalité dans sa compréhension du monde – et il est très probable qu’il continuera à vivre dans sa construction alternative de la réalité – jusqu’à ce qu’il en soit expulsé de force.

Yanis Varoufakis a souligné que la réalité de la perspective de la « défaite » économique des États-Unis a été clairement énoncée par Paul Volcker, ancien président de la Réserve fédérale, lorsqu’il a déclaré que ce qui maintenait l’ensemble du système mondialiste était le flux massif de capitaux de l’étranger – s’élevant à plus de 2 milliards de dollars chaque jour ouvrable – qui soutenait le style de vie confortable et peu inflationniste de l’Amérique.

Aujourd’hui, alors que les États-Unis sont dans une ère de déficits budgétaires structurels insoutenables, Trump se concentre sur le cœur financier de l’Amérique : le marché des obligations du Trésor (la bouée de sauvetage de l’Amérique) et le marché boursier (le portefeuille de l’Amérique). Les deux sont fragiles. Et toute pression externe pourrait déclencher une réaction en chaîne :

En bref, l’Amérique n’a plus confiance en sa propre forteresse financière. Et la Chine ne respecte plus les anciennes règles. Ce n’est pas seulement une guerre commerciale, c’est une guerre pour l’avenir de la finance mondiale”, explique Varoufakis. C’est pourquoi Trump menace de faire la guerre à quiconque cherche à supplanter ou à contourner le monopole commercial du dollar américain.

Les « taxes douanières réciproques » de Trump n’ont donc jamais visé à équilibrer le commerce. Ce qu’ils représentent est une tentative de restructuration des créanciers. “C’est ce que vous faites en cas de faillite”, comme le note ironiquement un commentateur. Les demandes de contributions plus importantes aux États de l’OTAN sont précisément une tentative pour exiger plus de revenus de la part des créanciers – comme l’a été le voyage de Trump dans le Golfe.

Le but de la Nouvelle Guerre froide consiste principalement à étouffer la montée en puissance de la Chine. Cet objectif représente effectivement un terrain d’entente entre toutes les factions de l’Establishment, pour protéger le système monétaire de l’effondrement.

L’idée que les États-Unis retrouvent leur ancienne position de centre manufacturier de classe mondiale est un récit conçu en grande partie à des fins nationales. En 1950, la main-d’œuvre manufacturière américaine représentait 33,7% de l’économie nationale ; un chiffre qui est tombé à moins de 8,4% aujourd’hui. Pour revenir en arrière, il faudrait un changement de génération.

Par contre, mis à part le consensus sur la Chine, les strates dirigeantes sont divisées – avec des gens comme JD Vance, et l’équipe économique de Stephen Miran et Russel Vought, préoccupés davantage par le risque que l’ingérence excessive des États-Unis sape la primauté du dollar, tandis que les faucons préconisent de renforcer l’hégémonie du dollar avec des « démonstrations » claires du muscle militaire américain.

Cette restructuration vis à vis des créanciers sous-tend également la hâte de Trump de conclure un « accord » avec la Russie ; un accord qui pourrait apporter des opportunités commerciales rapides et des flux de capitaux positifs (et des garanties) sur le compte de capital des États-Unis. Un accord avec l’Iran pourrait même entraîner l’apothéose de Trump de la domination énergétique américaine, entraînant de nouvelles entrées de revenus qui renforceraient la confiance dans le dollar.

En bref, l’agenda de Trump n’est pas stratégique à long terme. C’est le renforcement à court terme de la demande globale pour le dollar en tant que seule monnaie que les gens exigent, même s’ils ne veulent rien acheter du pays qui crée les dollars.

Le défaut crucial est que le transactionnalisme grossier de Trump détruit sa crédibilité en tant qu’acteur géopolitique sérieux et oblige par conséquent les autres à se couvrir contre le dollar.

En bref, l’effondrement de la crédibilité causé par le dédain de Trump pour la lecture ; pour les briefings de renseignement ; et sa dépendance à l’égard de celui ou celle qui lui a chuchoté le dernier à l’oreille, prête à des bascules politiques, et un désir général pour les autres de se désengager autant que possible de l’imprévisible Trump.

Emmanuel Todd avertit que la réponse classique à un effondrement du système de croyances et de la psyché particulière qui a animé le paradigme économique :

« est l’anxiété plutôt qu’un sentiment de liberté et de bien-être. Les croyances qui accompagnaient le triomphalisme occidental s’effondrent. Mais comme dans tout processus révolutionnaire, nous ne savons pas encore quelle nouvelle croyance est la plus importante, quelle croyance sortira victorieuse du processus de décomposition”.

Bien qu’elles détruisent généralement, l’objectif des révolutions est d’exploiter les énergies suffisantes pour éradiquer les institutions qui étaient trop rigides pour intégrer la demande de changement qui a provoqué la révolution en premier lieu.

Dans ce contexte, la poursuite d’une Nouvelle guerre froide contre la Chine est précisément centrée sur l’anxiété des États-Unis (comme le soutient Todd) ; principalement la crainte que la construction par la Chine d’une « super autoroute » numérique pour l’argent se révèle beaucoup plus avancée que la route branlante qu’est la route du dollar américain.

Aujourd’hui, cette autoroute très large n’est peut-être pas encore largement utilisée. Aujourd’hui. Mais il y a déjà une migration de l’ancienne route vers la Super autoroute chinoise, comme l’a souligné Varoufakis aux Chinois.

Pour l’establishment américain, la « super-autoroute » chinoise constitue un danger « clair et présent » pour son hégémonie. L’inquiétude n’est pas vraiment liée à la propriété intellectuelle chinoise ou au « vol de propriété intellectuelle« . C’est la crainte que les États-Unis ne puissent pas suivre les nouveaux écosystèmes financiers construits par la Chine, ou la sophistication du yuan numérique.

Cette anxiété est aggravée, entre autres, par le fait que les seigneurs de la Fintech de la Silicon Valley sont à couteaux tirés avec les grandes banques de compensation de Wall Street (qui veulent préserver leurs systèmes désuets). La Chine a l’avantage ici, car ses secteurs financier et technologique sont fusionnés.

La crainte est claire : si la Chine réussissait, les États-Unis perdraient leur « arme magique » qu’est la domination monétaire :

« Et voici la « révolution » : pas de feux d’artifice, pas de gros titres occidentaux. Juste un petit matin tranquille à Pékin où la couronne du dollar a glissé. La plomberie financière mondiale vient d’être redirigée à travers la [super autoroute] chinoise ”

“Pour la toute première fois, le CIPS (Système de paiement Interbancaire transfrontalier) chinois a dépassé le système SWIFT en volume de transactions sur une seule journée. Une lumière rouge a clignoté au siège de la Bank of China à 1h30 du matin le 16 avril 2025”.

« Le CIPS [comme le raconte Zerohedge] a traité un montant époustouflant de 12 800 milliards de yuans en une seule journée—soit environ 1 760 milliards de dollars AMÉRICAINS. Ce volume, s’il est vérifié, aura dépassé le système SWIFT dominé par le billet vert en termes de débit transfrontalier quotidien”.

Et oui, c’est encore une question d’argent.

Alastair Crooke

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

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