Rémi Brague. Fausse Europe


Par Mattia Ferraresi – Le 1er juin 2025 – Source Clonline

Rémi Brague, historien de la philosophie, est l’un des intellectuels catholiques les plus en vue. Professeur émérite à la Sorbonne à Paris, il a également enseigné pendant de nombreuses années à la Ludwig-Maximilians-Universität de Munich, où il a occupé la chaire du nom de Romano Guardini. Il a reçu une longue liste de nominations et de récompenses, dont le Prix Ratzinger de théologie en 2012. Brague est à l’origine de nombreuses idées sur l’Europe, y compris l’hypothèse qu’elle est la seule civilisation à avoir une conscience claire des diverses traditions qui l’ont façonnée : la civilisation grecque classique, le droit romain et la culture juive et chrétienne. L’Europe n’est pas seulement le produit d’un mélange de cultures, elle est consciente de l’être. Cette prise de conscience sous-tend la façon dont l’Europe se considère elle-même. Pour cette raison, Brague a critiqué les abus de certaines sphères de la culture européenne qui – souvent soutenues par le pouvoir institutionnel – se sont efforcées d’effacer et de réduire au silence certaines parties de son héritage, comme son âme chrétienne. Le philosophe français a accepté de parler avec nous sur le thème de l’Europe, à partir du projet de réarmement, présenté comme une étape nécessaire de l’intégration de l’Union européenne.

Q : La Commission européenne se concentre sur le projet de réarmement, non seulement pour se défendre contre la menace russe, mais aussi pour accélérer l’intégration européenne dans le domaine de la défense commune, un sujet débattu depuis le tout début de la formation de l’UE. Il y a un risque que la rhétorique de la défense commune masque la faiblesse d’un projet qui n’a jamais trouvé d’identité partagée. Quel est votre point de vue à ce sujet ?

R : Les menaces sont sans aucun doute réelles, et la Russie – n’ayant jamais tenu ses propres « procès de Nuremberg » et ayant des dirigeants formés par le KGB – en représente une. De ce point de vue, il est en effet judicieux de s’équiper pour résister à une éventuelle attaque. Mais il y a aussi des menaces internes, vous avez raison. Toute l’agitation autour d’un réarmement – qui, de toute façon, se déroulera lentement – pourrait servir d’écran de fumée pour cacher une incertitude centrale. Avant de trouver les moyens de défense, nous devons nous poser la question fondamentale : qu’essayons-nous de défendre exactement ? On entend souvent « notre liberté ». Mais la liberté de faire quoi ? Consommer, voyager ? Pourquoi pas ? La faim et l’emprisonnement ne sont certainement pas une bonne chose. Mais peut-être y a-t-il quelque chose de plus profond. Je dirais : la liberté d’accéder à la vérité.

Q : Dans la Déclaration de Paris de 2017, que vous avez signée, une fausse idée de l’Europe a été dénoncée comme ayant dépassé la vraie Europe. Entre autres choses, il est déclaré que « la vraie Europe est en danger à cause de l’emprise suffocante que la fausse Europe a sur nos imaginaires. » Plusieurs années plus tard, pensez-vous que cette fausse idée de l’Europe est toujours dominante et décisive ? La croissance des mouvements et des partis critiques de l’UE doit-elle être considérée comme une réaction à cette « fausse Europe » ?

R : Seulement en partie. La fracture entre la vraie et la fausse Europe traverse l’UE et toutes ses institutions, ainsi que l’âme de chaque Européen. Je ne pense pas que la situation se soit améliorée depuis 2017. Et je crains que la croissance de ces mouvements et partis que vous mentionnez soit une réponse maladroite à un vrai problème.

Le document dit également que « les patrons de la fausse Europe sont envoûtés par les superstitions du progrès inévitable. » Même lorsqu’il s’agit de défense commune, la rhétorique du progrès et du destin inévitables est déployée ; instrumentalement et, en fait, superstitieusement, il me semble.

Ce à quoi vous faites référence n’est qu’un exemple d’une tendance plus large. La rhétorique de la liberté à préserver et à défendre a dominé l’Occident pendant des siècles, sous diverses formes. Curieusement, cependant, il bascule facilement dans son contraire. Il suffit de penser à Margaret Thatcher disant « Il n’y a pas d’alternative ». Ou, à un niveau plus profond et beaucoup plus tôt, la renaissance par Nietzsche de l’ancien concept d’amor fati, et de toutes les définitions de la liberté comme conscience de la nécessité, de Spinoza aux marxistes. Nous assistons à une version vulgarisée de ces idées. C’est extrêmement utile pour ceux qui sont au pouvoir, car tant que les citoyens ordinaires croiront que rien ne peut être fait, ils n’essaieront pas réellement de faire quoi que ce soit.

Q : Il y a souvent débat sur les fondements du projet européen. Certains soutiennent que l’esprit chrétien inculqué par des personnalités telles que De Gasperi, Schuman et Adenauer est toujours, dans un certain sens, présent dans les institutions de l’UE. D’autres, au contraire, soutiennent qu’une telle idée de l’Europe n’a jamais été réalisée et que ce sont les socialistes et les libéraux qui ont façonné son architecture. Cela conduit à deux attitudes : certains pensent que l’UE devrait être restaurée pour faire ressortir ses idéaux chrétiens d’origine, tandis que d’autres pensent qu’elle doit être critiquée pour révéler ses véritables fondements idéologiques. Quel est votre point de vue ?

R : Un débat similaire agite les intellectuels catholiques américains depuis quelques années maintenant. Ils remettent en question les fondements mêmes du projet des États-Unis. Ils demandent, par exemple, si les principes énoncés dans les documents fondateurs du pays (Déclaration d’indépendance, Constitution, etc.) sont simplement une application directe des idées des Lumières, en particulier celles de John Locke, ou si elles font partie de la tradition du droit naturel grec, romain puis médiéval. Ce n’est pas une conversation académique pour les historiens et les universitaires. La question est de savoir si une structure fondée sur de tels principes mérite d’être défendue ou non. À cet égard, le refus de la France (et j’en ai honte), suivi de celui de la Belgique, de reconnaître les racines chrétiennes de la civilisation européenne lors de la rédaction d’une Constitution européenne a été un signe terrible. C’était, après tout, un fait historique parfaitement incontestable ; un fait qui n’imposait aucune obligation à personne. Mais nier ce qui est clairement évident, prétendre que ce que tout le monde voit n’existe pas, est typique des régimes idéologiques.

Q : Dans son discours à Munich en février dernier, le vice-président américain JD Vance a souligné que les chancelleries et les bureaux européens ont tendance à faire taire les voix dissidentes, allant même jusqu’à annuler les élections lorsque les résultats sont défavorables. Êtes-vous d’accord avec ce point de vue ? Ou pensez-vous que c’est une exagération ?

R : À ma grande surprise, JD Vance – avec Marco Rubio – est le seul membre du cercle de Trump à propos duquel j’ai jamais entendu des choses positives de la part d’un de mes amis new-Yorkais qui est Démocrate et très libéral au sens américain du terme. J’ai récemment écouté le discours complet de Vance à Munich – une ville que j’aime beaucoup, d’ailleurs. Il y a certainement une certaine exagération dans son ton. Le style d’un discours destiné à secouer l’âme des gens pour les réveiller nécessite ce genre de ton dramatique. Mais il a raison sur le fond. Je ne peux pas parler au nom de pays comme la Roumanie, mais j’observe ce qui se passe dans mon propre pays. Les médias dominants, en particulier les médias d’État financés par les contribuables, font taire – je serais tenté d’utiliser l’excellent verbe allemand totschweigen – toutes les idées qui divergent de l’opinion obligatoire. À cette fin, le terme « populiste » est très utile.

Q : Vous avez parlé de la « haine de soi » qui caractérise l’homme occidental moderne. Au fond, l’individu d’aujourd’hui désire sa propre autodestruction. D’où vient cette tendance suicidaire ?

R : On en a parlé lors d’une conférence à Madrid le 18 novembre. À mon avis, la haine de soi est l’expression d’un phénomène paradoxal : l’envie de soi. Nous envions les gens qui ont bénéficié de dons plus importants que les nôtres, même s’ils ne nous ont rien enlevé (auquel cas ce serait de la jalousie), et même si ce n’est pas injuste (sinon ce serait un motif d’indignation). Nous envions ceux qui ont gagné à la loterie. Aujourd’hui, l’émergence de l’espèce humaine est de plus en plus considérée comme le résultat du pur hasard, il n’est donc pas surprenant que les individus puissent ressentir une sorte de haine envers leur propre espèce.

Q : L’idéologie woke semble concentrer cette impulsion au plus haut degré, mais en même temps, de nombreux observateurs pensent qu’elle a atteint son apogée et qu’elle recule maintenant. Etes-vous d’accord ?

R : Comme toutes les erreurs, l’idéologie woke a un noyau de vérité qui lui permet de survivre. Sinon, elle n’attirerait pas du tout. C’est un fait que l’histoire de l’Occident comprend des chapitres sombres, et que la repentance n’est pas sans fondement. En effet, c’est une question d’honneur pour l’Occident de reconnaître ses propres fautes, et cela est probablement dû à l’ombre du sacrement catholique de la Réconciliation. Mais pourquoi, en dehors de l’Ouzbékistan, n’y a-t-il pas de commémoration des exploits de Tamerlan à la fin du XIVe siècle, qui ont coûté la vie à 17 millions de personnes selon certains historiens ? Pourquoi ne parler que de la traite négrière européenne, alors que les Arabes ont commis de pires atrocités ? La demande de pardon doit être réciproque. S’il est unilatéral, il devient toxique pour les deux côtés.

Rémi Brague

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

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