Un ancien officier de marine montre les failles du narratif américain sur l’attaque du pétrolier par l’Iran


Par Nafeez Ahmed − Le 25 juin 2019 − Source Medium.com

L’administration Trump a publié une série de preuves photographiques et vidéo appuyant son affirmation selon laquelle son Renseignement démontre comment l’Iran a attaqué un pétrolier japonais près du détroit d’Hormuz. Mais un analyste militaire canadien, ancien officier de la Marine de guerre pendant près de vingt ans remet en question ces preuves, soulignant des anomalies non résolues dans la version américaine des événements. Ses réserves s’appuient sur des sources gouvernementales japonaises.

Un certain nombre d’autres États (États-Unis, Arabie saoudite, Émirats arabes unis et Israël) ainsi que des groupes djihadistes et même une faction rebelle des Gardiens de la révolution iranienne, ont été identifiés comme les responsables potentiels de ces attaques. Celles-ci pourraient ouvrir la voie à une plus grande intégration de la guerre dans le nouveau plan de l’administration Trump pour la « domination énergétique américaine ».

Le gouvernement américain affirme que les preuves, comprenant les fragments d’un dispositif détonné et l’aimant d’un dispositif non détonné, indiquent que les mines-ventouses avaient été fixées au flanc des pétroliers. Les paroles d’un expert en explosifs de la Marine américaine déclarant que les mines présentent « une ressemblance frappante » avec des mines de même catégorie utilisées par l’Iran ont été largement rapportées.

Le renseignement américain : une histoire incohérente

Mais cette affirmation est contestée par l’analyse d’un autre ancien officier de marine. Selon le Dr. Gwynne Dyer, qui a servi comme officier de la Réserve navale royale du Canada, de la Réserve navale des États-Unis et de la Réserve de la Marine royale britannique pendant 17 ans, les prétendus renseignements américains sur l’incident ne concordent pas. Le Dr Dyer, tout en croyant que, tout bien pesé, l’Iran est « probablement » derrière la série d’attaques de pétroliers du Golfe, admet que :

La preuve est loin d’être concluante.

Son analyse converge vers celle du cabinet de renseignement américain privé Stratfor, qui prend note de la vague d’attaques récentes et pour qui l’Iran aurait des raisons de « harceler » des navires autour de son territoire « avec l »intention d’envoyer un message de détermination face aux pressions économiques et militaires punitives de Washington. »

[…] D’un autre côté, il n’est pas logique sur le plan stratégique pour l’Iran de cibler des navires européens à un moment où le pays cherche désespérément à conserver le soutien politique et économique de ce continent.

Stratfor suggère que d’autres coupables pourraient inclure Al-Qaïda, certains groupes djihadistes régionaux qui ont un mode de fonctionnement similaire de ciblage des pétroliers, ou même une fraction des Gardiens de la révolution iranienne mécontente de la diplomatie officielle du gouvernement iranien.

Dans un article publié dans un journal canadien local, le Dr. Dyer (qui a enseigné l’histoire militaire et les études de guerre au Collège des Forces canadiennes à Toronto et à l’Académie militaire royale de Sandhurst au Royaume-Uni) a fait remarquer que les mines-ventouses « se fixent à la coque des navires par magnétisme, mais doivent être placées à la main », ce qui signifie qu’elles ont été « probablement fixées pendant que les navires étaient au port », parce qu’«  il est presque impossible de fixer une mine-ventouse une fois qu’un navire est en route. Les autres bateaux ne peuvent pas s’approcher suffisamment sans être repérés, et les nageurs, y compris les hommes-grenouilles, ne peuvent pas suivre. »

Cette analyse contredit l’explication présentée initialement dans une déclaration conjointe des Émirats arabes unis, de la Norvège et de l’Arabie saoudite lors d’une réunion de l’ONU, affirmant que les mines-ventouses avaient été placées par des plongeurs déployés par des bateaux à moteur.

Les six pétroliers qui ont été attaqués avaient quitté les ports d’Arabie saoudite ou des Émirats arabes unis. Selon le Dr. Dyer, étant donné qu’il est invraisemblable que les mines aient été déployées de la manière dont le suggèrent les Émirats arabes unis, la Norvège et l’Arabie saoudite, cela suggère qu’elles auraient été fixées sur les pétroliers avant leur départ. Mais cela soulève d’autres questions. Selon les propres mots du Dr. Dyer :

La sécurité dans les ports d’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis est-elle si laxiste, même après les premières attaques en mai, que les agents étrangers peuvent fixer des mines-ventouses sur des pétroliers avant qu’ils prennent la mer ?

Les autorités américaines ont également diffusé la vidéo aérienne d’un petit bateau iranien rivé à l’un des pétroliers comme preuve de la façon dont les Gardiens de la révolution auraient retiré une mine-ventouse non détonnée, montrant ce qui ressemble à un effort bâclé pour effacer les traces de leur implication.

Mais cela non plus n’a pas beaucoup de sens selon M. Dyer :

Les mines-ventouses sont généralement munies de « dispositifs anti-manipulation » (c’est-à-dire qu’elles explosent quand on essaie de les enlever) et pourtant, tout le monde sur ce bateau s’entasse sur la proue comme pour se rapprocher le plus possible de l’explosion.

D’autres coupables potentiels ?

M. Dyer évoque la possibilité que les mines aient pu être fixées subrepticement par l’Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis afin de justifier une guerre depuis longtemps désirée contre l’Iran. Il mentionne le rôle potentiel d’Israël, mais soutient que les premiers seraient peu susceptibles de consentir à cette combine régionale :

Les principaux candidats sont l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, les deux pays arabes qui font tout leur possible pour pousser les États-Unis à mener une guerre contre l’Iran en leur nom. Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou aimerait également voir les États-Unis attaquer l’Iran, mais on doute que les alliés arabes d’Israël accepteraient que les Forces spéciales israéliennes opèrent sur leur territoire.

Les fonctionnaires japonais semblent cependant encore moins convaincus de la position américaine.

« L’explication américaine ne nous a pas aidés à dépasser le stade de la spéculation », a déclaré un haut responsable du gouvernement japonais à Japan Today.

Le journal cite une source gouvernementale proche du Premier ministre Shinzo Abe répondant à l’affirmation de Pompeo que l’évaluation américaine était fondée sur

le renseignement, les armes utilisées, le niveau d’expertise nécessaire pour exécuter l’opération, les récentes attaques similaires de l’Iran contre les navires, et le fait qu’aucune force tierce opérant dans la région n’a les ressources et les compétences nécessaires pour agir avec un tel degré de sophistication.

La source japonaise proche du Premier ministre a commenté :

Ce ne sont pas des preuves irréfutables de la responsabilité iranienne. Même si ce sont les États-Unis qui nous l’affirment, nous ne pouvons tout simplement pas  prétendre que nous y croyons.

Une source gouvernementale distincte du Ministère des affaires étrangères du Japon est allée plus loin, suggérant que les propres critères d’une expertise sophistiquée listés par Pompeo et suffisants pour mener cette attaque pourraient désigner à la fois les États-Unis et Israël :

[Ces critères] s’appliqueraient aussi aux États-Unis et à Israël.

Les signaux avant-coureurs de John Bolton

Selon le Times of Israel, les informations américaines sur le rôle présumé de l’Iran dans des attaques précédentes contre des pétroliers provenaient du Mossad. D’autres articles laissent entendre que le Mossad avait prévenu les autorités des attaques et avait transmis du renseignement aux États-Unis plusieurs semaines avant les premiers incidents.

« Le Mossad avait averti les États-Unis de l’imminence d’une attaque iranienne contre les intérêts américains dans le Golfe, ce qui a incité Washington à déployer un groupe d’attaque aéronaval dans la région, menant à une escalade brutale de la campagne de pression du Président Donald Trump », a ajouté le Times. « Les responsables israéliens ont transmis des informations recueillies en grande partie par le Mossad sur un plan iranien visant à attaquer une cible américaine ou alliée des États-Unis, dont les détails n’ont pas été fournis au réseau. »

Les renseignements présumés ont été transmis par le Conseiller israélien à la sécurité nationale, Meir Ben Shabbat, à son homologue, John Bolton, en avril, soit un mois avant les premières attaques. Selon M. Bolton lui-même, la rencontre avec Ben Shabbat était la conséquence de « [leur] engagement commun à contrer les activités malveillantes iraniennes et d’autres agents déstabilisateurs au Moyen-Orient et dans le monde ».

Pourtant, les conclusions de la coordination des services entre Bolton et Ben Shabbat ne semblent pas correspondre aux évaluations de la menace que pose l’Iran par le Renseignement britannique, même après la dernière attaque.

Lors d’une récente conférence de presse au Pentagone, un haut fonctionnaire militaire britannique, le major-général Chris Ghika, commandant adjoint de l’opération Inherent Resolve, la coalition qui mène les opérations contre-terroristes contre EI en Irak et en Syrie, a contredit la position des États-Unis en faisant remarquer que « non, il n’y a pas eu de menace accrue de la part des forces soutenues par l’Iran » dans la région. « Nous les surveillons, ainsi que de nombreuses autres, parce que c’est l’environnement dans lequel nous nous trouvons. Si le niveau de menace semble augmenter, nous augmenterons nos mesures de protection des forces en conséquence. »

Qui veut une guerre ?

Malgré ses réserves, l’analyste militaire Gwynne Dyer suggère que l’Iran aurait pu vouloir mener de telles attaques pour prouver aux États-Unis sa facilité à fermer facilement le détroit d’Ormuz, afin de dissuader les États-Unis d’attaquer l’Iran. Dans la plupart des scénarios explorés par les agences du Pentagone, un verrouillage du Détroit arrêterait de manière critique le transport d’une partie importante des réserves mondiales de pétrole, ce qui déclencherait probablement une explosion des prix catastrophique et l’effondrement consécutif des principales économies occidentales.

Cependant, M. Dyer souligne que, bien que les intentions du président Donald Trump ne soient pas claires, le Secrétaire d’État Mike Pompeo et le Conseiller à la sécurité nationale John Bolton

souhaitent probablement une guerre contre l’Iran. Ils ne l’avoueraient jamais, mais ils font tout leur possible pour tordre chaque élément de données contre l’Iran. Cela inclut, bien sûr, leur hypothèse sur les responsables de ces attaques.

Pendant le mandat précédent de Bolton au gouvernement américain, on a pu prouver que l’administration Bush avait tenté de fabriquer un incident qui pourrait être utilisé pour justifier une attaque militaire contre l’Iran, depuis longtemps planifiée. Selon un ancien haut fonctionnaire du Renseignement américain, une réunion dans le bureau du vice-président Cheney eut lieu quelques semaines après que cinq patrouilleurs iraniens aient approché trois navires de guerre de la marine américaine dans le détroit d’Ormuz. Des reportages de presse ont décrit des transmissions radio iraniennes de navire à navire menaçant de « faire sauter » les navires de guerre. Mais en l’espace d’une semaine, une enquête interne du Pentagone conclut qu’il n’y avait aucune preuve que les bateaux iraniens étaient la source des transmissions, et qu’ils provenaient plutôt d’un farceur connu depuis longtemps pour envoyer de faux messages dans la région. Pour ce qui concerne la rencontre avec Cheney, l’ancien officiel américain a déclaré que :

L’ordre du jour était comment créer un casus belli entre Téhéran et Washington.

Les témoins oculaires contredisent l’hypothèse du Renseignement américain

Le récit du dernier incident est encore davantage embrouillé par le témoignage du propriétaire du pétrolier, selon lequel les marins du navire avaient vu quelque chose voler vers eux juste avant l’explosion au-dessus de la ligne de flottaison.

« Nous avons reçu des informations qui indiquent que quelque chose se dirigeait vers le navire », a déclaré Yutaka Katada, président de Kokaku Sangyo Co. lors d’une conférence de presse.

L’endroit où le projectile a frappé était beaucoup plus haut que le niveau de l’eau, c’est pourquoi nous sommes absolument sûrs que ce n’était pas une torpille. Je ne pense pas qu’il y ait eu une bombe à retardement ou un objet fixé au flanc du navire.

L’administration Trump n’a pas intégré les témoignages contradictoires, mais a plutôt renforcé les preuves qui, selon elle, prouvent l’utilisation de mines-ventouses accusant exclusivement l’Iran.

Le plan énergétique de Trump

L’hostilité des États-Unis à l’égard de l’Iran s’inscrit dans le contexte de l’escalade du plan de l’administration Trump pour la « domination énergétique américaine ». En mai, la Maison-Blanche a publié une déclaration triomphale sur les efforts de M. Trump pour « ouvrir de nouvelles possibilités d’exportation aux producteurs d’énergie américains. […] Nous exportons de plus en plus d’énergie parce que la production monte en flèche et que le Président Trump négocie un meilleur accès aux marchés pour nos producteurs. »

La déclaration de la Maison-Blanche a également vanté le succès du gouvernement à réduire les réglementations environnementales et les engagements en matière de changement climatique.

Alors que les exportations de pétrole ont presque doublé et que les exportations de gaz naturel liquéfié (GNL) des États-Unis ont augmenté de 272%, elles sont loin d’être au niveau souhaité par l’administration américaine. Dans un numéro du New York Times de la fin de l’année dernière, Bethany McLean (qui a fait un reportage célèbre sur le scandale Enron) a averti que le boom du gaz de schiste qui a provoqué les ambitions d’exportation de Trump pourrait être sur le point de s’arrêter au moment où les dettes vertigineuses de l’industrie, la baisse des profits et la baisse des taux de production s’installent.

Le gaz de schiste américain est toujours coûteux et au cours de la dernière décennie, l’Iran a réussi à conquérir une grande partie du marché d’exportation espéré par les États-Unis, malgré les sanctions. L’Iran est un important fournisseur de pétrole et de gaz pour la Chine, l’Inde, la Corée et la Turquie. Il approvisionne également les marchés européens, c’est-à-dire l’Italie, l’Espagne, la France et la Grèce, sans compter le Japon et les Émirats arabes unis. Les acheteurs asiatiques en particulier explorent la possibilité d’acheter du pétrole iranien dans des devises autres que le dollar de manière à contourner les sanctions américaines. L’Iran est donc un concurrent géopolitique majeur envers les plans de l’administration Trump, et envers le rôle du dollar comme monnaie de réserve de facto du commerce mondial du pétrole. L’administration Trump ne fait pas mystère de son ambition de réduire à néant les exportations de pétrole iranien en vue de provoquer un changement de régime.

Nafeez Ahmed

Le Dr. Nafeez Ahmed est le rédacteur fondateur du projet de journalisme d’investigation Insurge intelligence, financé intégralement par le lecteur. Son dernier livre est Failing States, collapsing Systems : biophysical Triggers of Political Violence (Springer, 2017). Il est journaliste d’investigation depuis 18 ans, auparavant au Guardian, où il a traité de la géopolitique des crises sociales, économiques et environnementales. Il enquête maintenant sur le « changement global systémique » pour  VICE. Il a des articles dans The Times, Sunday Times, The Independent on Sunday, The Independent, The Scotsman, Sydney Morning Herald, The Age, Foreign Policy, The Atlantic, Quartz, New York Observer, The New Statesman, Prospect, Le Monde diplomatique, entre autres journaux.

Traduit pas Stünzi, relu par San pour le Saker Francophone

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