…à Ankara de prendre maintenant une décision cruciale
Par M.K. Bhadrakumar – Le 29 janvier 2019 – Source Russia Insider
Toutes les préoccupations de la Turquie en matière de sécurité seront évoquées, mais la Turquie doit accorder la même faveur à la Syrie.
La rencontre tant attendue entre le président russe Vladimir Poutine et son homologue turc Recep Erdogan en visite à Moscou mercredi dernier a été consacrée au retrait des troupes américaines de la Syrie. Le calendrier du retrait des États-Unis, ou son étendue et ses orientations, sont encore loin d’être claires. Dans le même temps, la création d’une zone tampon dans le nord de la Syrie, profonde de 32 km le long de la frontière turque, qui fait actuellement l’objet de discussions entre Washington et Ankara, est l’objet d’une attention particulière.
Le représentant spécial américain pour la Syrie, James Jeffrey, est attendu à Ankara dans les prochains jours pour faire avancer les discussions. D’après les indications actuelles, les États-Unis pourraient contrôler l’espace aérien au-dessus de la zone proposée et maintenir une sorte de présence au sol, tandis qu’Ankara a affirmé qu’elle était en mesure de faire respecter la zone elle-même.
La Russie, de son côté, a toujours exprimé son opinion en faveur du contrôle du gouvernement syrien sur les régions laissées vacantes par les États-Unis. En effet, les dirigeants syriens ont également réitéré leur détermination à reprendre le contrôle de tout le pays.
La réunion de mercredi à Moscou s’est donc déroulée dans une atmosphère tendue au milieu de rumeurs selon lesquelles le partenariat russo-turc pourrait se détériorer. Les États-Unis n’ont jamais aimé le processus d’Astana sur la Syrie entre la Russie, la Turquie et l’Iran, et les intentions américaines d’appâter la Turquie avec une proposition de zone tampon sont très suspectes.
Si une bonne diplomatie consiste à faire preuve de tact dans la gestion de situations délicates, alors que la brillante diplomatie consiste à créer une voie à travers un champ de mines, Poutine était probablement à son meilleur pour maintenir le partenariat russo-turc hors de portée des tentacules américains.
Les propos de Poutine à l’issue des pourparlers avec Erdogan ont une nouvelle fois souligné que, selon l’estimation russe, toute présence étrangère sur le sol syrien sera dépourvue de « fondement juridique international » si elle n’est pas basée sur une invitation de Damas ou sur une décision du Conseil de sécurité de l’ONU. Il faisait spécifiquement référence à l’occupation américaine de la Syrie. Cela dit, Poutine a toutefois estimé qu’une « coopération constructive » devenait néanmoins nécessaire, même avec des partenaires dont la présence en Syrie pouvait manquer de légitimité. Note importante : Poutine a ajouté que la Russie respectait les intérêts de la Turquie en matière de sécurité. Puis il annonça une grande surprise :
Et le troisième. Le traité de 1998 entre la République arabe syrienne et la République de Turquie est toujours en vigueur et traite spécifiquement de la lutte contre le terrorisme. Je pense que c’est le cadre juridique qui couvre de nombreuses questions relatives à la garantie de la sécurité de la Turquie à ses frontières méridionales. Aujourd’hui, nous avons discuté de cette question de manière suffisamment minutieuse et approfondie.
Cela nécessite des explications. Poutine faisait allusion à l’accord d’Adana d’octobre 1998 entre la Turquie et la Syrie sur la coopération en matière de lutte contre le terrorisme, devenu moribond au cours des sept années de conflit en Syrie. Poutine a déclaré que l’accord « est toujours valable », ce qui revient évidemment à dire que Damas – et vraisemblablement Téhéran – le pense aussi. À propos, en 2003, l’Iran avait également approuvé l’Accord d’Adana.
En réalité, Poutine a laissé entendre que l’accord d’Adana, qui avait été élaboré sous la médiation égypto-iranienne à la suite d’un méchant affrontement entre Ankara et Damas au sujet des activités du PKK kurde et de sa présence en Syrie, pourrait toujours servir de cadre légal et politique pour la sécurisation de la frontière syrienne avec la Turquie contre le terrorisme. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a depuis amplifié les propos de Poutine dans les commentaires des médias samedi. Lors d’une visite à Rabat, M. Lavrov a déclaré : « L’accord d’Adana de 1998 a été conclu entre la Turquie et la Syrie. Son objectif est d’éliminer les préoccupations de la Turquie concernant sa sécurité. La [Syrie] a conclu cet accord en assumant certaines obligations, et nous partons de l’hypothèse que cet accord reste en vigueur. Si je comprends bien, les États parties à l’accord font de même. »
C’est-à-dire que la proposition de Poutine offre une alternative à l’occupation turque du territoire syrien – ou à une opération conjointe avec les États-Unis visant à créer une zone de sécurité à l’intérieur de la Syrie et à la renforcer militairement.
L’Accord d’Adana stipule que la Syrie s’engage à éliminer sur son territoire toute activité susceptible de compromettre la sécurité de la Turquie, notamment « la fourniture d’armes, de matériel logistique, d’appui financier et d’activités de propagande » aux groupes kurdes affiliés au PKK. Les ministres des Affaires étrangères syrien et turc ont signé un traité mis à jour en 2010.
Cependant, il y a une mise en garde ici. Pour que l’accord d’Adana reprenne vie et réponde pleinement aux besoins de la Turquie en matière de sécurité dans la région frontalière avec la Syrie – ce qui était le cas jusqu’en 2011, lorsque la Turquie est devenue le point de départ du projet mené par les États-Unis visant à renverser le gouvernement syrien – Ankara doit ressusciter ses contacts avec Damas. En un mot, Poutine encourage Erdogan à rétablir les liens avec le président syrien Bachar al-Assad. Après tout, aux termes de l’Accord d’Adana, la Syrie s’est engagée à protéger la sécurité de la Turquie, mais cette obligation est également « fondée sur le principe de réciprocité ».
Il est intéressant de noter que samedi, l’agence de presse syrienne SANA a cité un responsable du ministère des Affaires étrangères à Damas :
La Syrie assure qu’elle se conforme à l’Accord inter-États d’Adana sur la lutte contre le terrorisme sous toutes ses formes et à tous les accords qui s’y rapportent depuis 2011. Mais le régime turc viole l’accord en finançant et en soutenant le terrorisme, en formant des militants et en leur facilitant la tâche pour se rendre en République arabe syrienne, ou en laissant occuper des territoires syriens par des groupes terroristes, qu’il contrôle ou directement avec l’aide de l’Armée turque.
De plus, l’agence SANA a annoncé que le ministère syrien des Affaires étrangères avait appelé la Turquie à « activer » l’accord d’Adana, ramenant la frontière à ce qu’elle était avant le début de la guerre en 2011.
Clairement, un point d’inflexion est atteint. Erdogan a une grande décision à prendre en ce qui concerne la stratégie turque à la suite de tout retrait américain de la Syrie. De toute évidence, il ne s’agit pas uniquement de la sécurité de la région septentrionale de la Syrie, mais également de son unité, de son intégrité territoriale et, surtout, de la nécessité d’un règlement en Syrie négocié, durable et inclusif, dans lequel le futur d’une bonne relation de voisinage entre la Turquie et la Syrie est un préalable indispensable à la paix et à la sécurité régionale. L’objectif de Poutine est d’encourager Erdogan à travailler avec Assad, tout en veillant à préserver le dynamisme de la coopération russo-turque et à accélérer le processus de paix syrien à Genève. Mais dans le processus, il a peut-être aussi attiré l’attention sur les insuffisances et la mauvaise foi des intentions des puissances occidentales occupant le nord de la Syrie – États-Unis, France et Allemagne, en particulier.
Sur le terrain, cela se traduit par le fait que les partenaires d’Astana – la Russie, la Turquie et l’Iran – se chargent de coordonner leurs efforts en vue de créer une autre zone de désescalade dans le nord de la Syrie après le retrait des États-Unis. Il semble que Poutine ait fait une offre qu’Erdogan ne puisse pas facilement refuser et qui pourrait même être l’option préférée de ce dernier. De manière significative, Erdogan s’est fortement battu contre la tentative de coup d’État de Washington pour renverser le gouvernement vénézuélien.
M.K. Bhadrakumar
Traduit par jj, relu par Cat pour le Saker Francophone