Sauver le patrimoine mondial – le nouveau prétexte R2P

Finian Cunningham

Finian Cunningham

Par Finian CUNNINGHAM – Le 11 mars 2015 – Source strategic-culture

La défense de sites irakiens appartenant au patrimoine mondial est-elle une nouvelle facette de la responsabilité de protéger servant à justifier une intervention occidentale dans cette région géostratégique importante? Le calendrier coïncide avec de nouveaux appels des États-Unis et de l’Arabie saoudite à une coalition de forces terrestres pour vaincre le réseau État islamique en Irak et en Syrie – et cela juste au moment où les forces irakiennes et syriennes semblent repousser de manière décisive les extrémistes dans les deux pays.

Cette semaine, le Secrétaire général des Nations unies Ban Ki-Moon a joint sa voix aux appels en faveur d’une coalition internationale afin de prévenir la destruction permanente d’anciens sites et objets culturels par le groupe terroriste État islamique. L’initiative vient après que l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) a qualifié de crime de guerre la campagne de pillage et de destruction de sites archéologiques par l’EI.

Les cadres de l’EI – également connu sous les acronymes ISIL ou ISIS – ont diffusé des vidéos de propagande attestant du vandalisme massif de musées, d’églises, de sculptures et d’autres trésors archéologiques au nord de l’Irak. Des images de bulldozers et de militants détruisant à coup de masse des portiques et des statues vieilles de 3 000 ans ont en effet bouleversé le monde.

Dans des villes contrôlées par l’EI, Mossoul et Nimrud, des objets précieux ont été détruits au cours d’actes d’un nihilisme indicible. Nimrud est l’ancienne capitale assyrienne qui date de 800 avant l’ère chrétienne et elle est associée à l’arrière-petit-fils de Noé, le célèbre prophète de la Bible. Le prochain objectif des islamistes est la ville d’Hatra, un site abritant la plus ancienne architecture au monde.

Les terres de Mésopotamie, entre l’Euphrate et le Tigre – à cheval sur la Syrie et l’Irak d’aujourd’hui – sont connues comme le berceau de la civilisation humaine. Son riche tissu patrimonial culturel se reflète dans la coexistence qui a régné jusqu’ici entre les religions. La campagne systématique de destruction des antiquités par le réseau État islamique va de pair avec l’intolérance et la persécution mortelles du groupe à l’égard des gens qui ne partagent pas son idéologie wahhabite obscurantiste. Chrétiens, musulmans chiites et sunnites, yazidis et autres ont tous été victimes de représailles brutales, avec des images de décapitations et de crucifixions pour les hommes, les femmes et les enfants étant vendus comme esclaves.

On soupçonne que l’Occident se prépare à utiliser ce contexte extrêmement émotif comme nouveau prétexte pour justifier une intervention militaire. Cela semble tout spécialement le cas parce que les prétextes d’antan, tels que défendre les droits humains, ne sont plus crédibles pour influencer politiquement l’opinion publique.

Les États-Unis et leurs alliés occidentaux ont longtemps utilisé la doctrine de la responsabilité de protéger, ou R2P, comme prétexte fragile de leurs interventions militaires. L’origine du concept remonte à l’administration du président Bill Clinton pendant les années 1990, lorsque Washington et ses alliés de l’Otan ont invoqué l’impératif moral de recourir à la force armée dans l’ancienne Yougoslavie au nom d’une prétendue protection des droits humains. Le fameux principe éthique a alors servi à interpréter le droit international de manière à justifier les interventions militaires occidentales, même lorsque ces dernières incluaient le bombardement de villes par l’Otan, comme ce fut le cas de Belgrade. C’est aussi une pratique en termes de relations publiques dans le but de convaincre l’opinion occidentale d’être favorable à un déploiement militaire à l’étranger.

Bien sûr, les guerres étrangères des États-Unis et de l’Ouest ont toujours été justifiées par une prétendue dimension éthique. Nous pouvons remonter à la Première Guerre mondiale et à la déclaration wilsonienne selon laquelle il s’agissait de défendre les droits des petits nations. Mais l’usage explicite des droits humains dans la doctrine R2P s’est élevée à un principe premier justifiant les interventions militaires de ces deux dernières décennies. Une partie de l’adhésion qu’il suscite était son influence émotionnelle sur les sentiments du public. «C’est notre devoir moral de protéger nos frères humains par la force», voilà l’argument. Il a été promulgué par des faucons libéraux tels que l’actuel ambassadeur états-unien auprès de l’ONU Samantha Power et la conseillère à la sécurité nationale du président Barack Obama, Susan Rice.

Un autre élément de la création du concept a été la nécessité d’une nouvelle justification idéologique pour remplacer la propagande de la guerre froide dans la narrative des États-Unis, qui prétendait défendre le monde libre contre le communisme athée. Pendant près de 50 ans, ce vieux marronnier a servi à rendre légale et morale l’acceptation des interventions américaines à l’étranger, tout autour du globe, de l’Amérique du Sud au Moyen-Orient, à l’Afrique et à l’Asie.

Avec la dissolution de l’Union soviétique au début des années 1990, les États-Unis et leurs partenaires de l’Otan ont eu besoin d’une nouvelle couverture idéologique pour leur guerre impérialiste en remplaçant le récit redondant de la guerre froide. Ils ont eu du succès avec diverses explications, incluant la guerre au terrorisme, l’élimination des armes de destruction massive et la responsabilité de protéger les droits humains.

La R2P a été déployée, c’est bien connu, pour justifier le rôle de l’Otan en Libye en 2011, ce qui a finalement renversé le gouvernement de Mouammar Kadhafi et déclenché les meurtrières guerres fratricides qui ravagent ce pays d’Afrique du Nord. En mars 2011, les États-Unis et leurs partenaires de l’Otan ont proclamé que la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne était nécessaire pour prévenir un bain de sang provoqué par les forces loyales à Kadhafi dans la cité de Benghazi, à l’est du pays. Le bain de sang ne s’est jamais produit mais la zone d’exclusion aérienne de l’Otan s’est rapidement métamorphosée en une campagne de bombardements aériens qui a duré sept mois et qui a amené les djihadistes alliés à l’EI à prendre le contrôle sur la Libye après le lynchage public de Kadhafi à la mi-octobre 2011.

Le problème, avec tous les récits de propagande, c’est qu’ils courent le danger de voir leur crédibilité s’essouffler, à un moment donné. Les clichés de la guerre contre le terrorisme et la prétention risible de libérer le monde des armes de destruction massive (comme dans l’Irak de Saddam) sont éculés, tout comme la doctrine R2P. Ces appareils de propagande sont farcis de contradictions, de retours de flamme auto-défaitistes, d’hypocrisies absurdes et de doubles standards. La destruction évidente de la Libye par l’OTAN et sa réduction au niveau d’un Mad Max seigneur de la guerre – tout cela au nom des droits humains – est une illustration des prétentions frauduleuses de Washington et de ses alliés européens.

Cela explique en partie pourquoi le récit de la guerre froide a resurgi avec de nouvelles tentatives de peindre la Russie sous la présidence de Vladimir Poutine comme une menace expansionniste à la sécurité mondiale. Mais le nouveau cliché de la guerre froide diabolisant la Russie n’a nulle part la puissance de l’ancien récit. Il ne sonne pas de manière crédible, avec à peine un semblant de faits.

De même, la coalition aérienne dirigée par les États-Unis pour vaincre l’EI au nord de la Syrie et de l’Irak souffre d’un manque de crédibilité fatal. Une part importante des électeurs dans le monde occidental sait que Washington et ses alliés européens, de même que les monarchies despotiques arabes, sont largement responsables de la création de l’EI et d’autres groupes extrémistes issus de l’invasion illégale de l’Irak en 2003 ainsi que de la guerre occidentale par procuration contre le gouvernement syrien du président Bashar al Assad qui a débuté en mars 2011. Le flux de réfugiés dans la région et la persécution brutale de communautés par l’EI peuvent tous être attribués aux interventions et aux intrigues occidentales. Par conséquent, l’opinion publique n’avale tout simplement par l’invocation du R2P comme un principe pour justifier encore plus d’intervention militaire occidentale. En effet, cela sonne carrément ridicule et moralement répréhensible.

Non, il faut faire appel à de nouvelles émotions. Et c’est là que les derniers appels à une coalition pour protéger le patrimoine culturel mondial semblent faire l’affaire – du moins superficiellement.

La semaine dernière, lors de sa visite aux dirigeants wahhabites saoudiens, le Secrétaire d’État états-unien John Kerry a publié une déclaration affirmant que la pression militaire pourrait être nécessaire pour renverser Assad. Ses hôtes saoudiens – qui ont soutenu l’EI à la fois financièrement et théologiquement – ont également déclaré qu’«une nouvelle force de coalition est nécessaire pour vaincre l’EI sur le terrain».

Il est significatif que les appels des États-Unis et de l’Arabie saoudite à augmenter l’intervention militaire au Moyen-Orient arrivent au moment où la Syrie et l’Irak – toutes deux soutenues par l’Iran et la Russie – ont obtenu des succès importants contre les combattants islamistes. Les forces d’Assad sont en train de resserrer l’étau contre la ville d’Alep, tenue par les combattants, tandis que l’armée irakienne assiège les bastions de Tikrit et Mossoul.

Autrement dit, la guerre au sol en Syrie et en Irak n’est pas adaptée aux objectifs de Washington quand elle renforce les acquis des alliés russes et iraniens.

Une intervention occidentale et wahhabite arabe serait souhaitable pour compenser cela. Toutefois, l’arsenal idéologique des prétextes pour des interventions militaires états-uniennes est épuisé, redondant, dépensé en pure perte.

Sauver le patrimoine mondial et des objets vieux de 3 000 ans pourrait juste être la nouvelle version du R2P dont les États-Unis et leurs alliés occidentaux ont besoin.

Finian CUNNINGHAM

Note du Saker Francophone
Ces événements ne sont pas sans rappeler le pillage des œuvres d’art en Irak lors de l’invasion US en 2003. Certaines d’entre elles ayant fait l’objet de commandes bien ciblées de la part de marchands d’art à des fins qu’on peut supposer mercantiles si on a l’esprit mal tourné, ce qui est mon cas.

Traduit par Diane, relu par jj pour le Saker Francophone

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