Par Andrew Korybko − Le 26 juillet 2019 − Source eurasiafuture.com
Les médias dominants occidentaux sont partis en surchauffe pour répandre la rumeur voulant que la Chine bâtisse des bases navales et aériennes au Sud du Cambodge. La réalité des choses est que la Chine s’est peut-être contentée de signer des accords logistiques pour utiliser ces bases, et que l’ensemble du brûlot médiatique se résume à un battage sémantique.
Affirmations provocantes : la conspiration militaire sino-cambodgiennes
L’ensemble de l’Asie du Sud-Est est en ébullition, après le récent article du Wall Street Journal supposé confirmer la rumeur de l’an dernier : la Chine s’emploierait à bâtir des bases navales et aériennes au Sud Cambodge. En est sortie une controverse mondiale s’intéressant aux capacités d’expansion militaire de la République Populaire. L’organe de presse occidental, apparenté à la presse dominante, affirme que Pékin a d’ores et déjà conclu un accord pour utiliser la base navale de Ream ; chose intéressante, le Cambodge vient de refuser des fonds étasuniens pour réparer cette base, probablement en réponse au soutien des USA à une tentative de Révolution de Couleur échouée contre le premier ministre Hun Sen — en poste depuis longtemps — il y a deux ans. En outre, le Wall Street Journal ajoute qu’une société d’État chinoise est à l’œuvre pour construire à proximité un aéroport – voué à devenir le plus grand du pays une fois terminé -, et que ce dernier pourrait être utilisé par l’Armée de l’Air de la République Populaire. De quoi étendre la portée militaire de Pékin jusqu’à Singapour et jusqu’au Détroit stratégique de Malacca, qui voit passer une part importante des échanges commerciaux de la Chine.
Une Sémantique soigneusement choisie
Le Cambodge a nié l’existence de quelque projet de cette sorte, et a répété que l’hébergement de ressources militaires étrangères violerait sa constitution. Des journalistes étrangers ont même été transportés sur la base navale de Ream, pour qu’ils constatent de leurs propres yeux que cette base n’est pas du tout contrôlée par la Chine. Mais l’Occident n’y croit pas, et les commentateurs ont évoqué un passage choisi du livre blanc militaire chinois, récemment publié, pour justifier leurs soupçons : pour eux, il y a des manœuvres cachées derrière cette affaire. Le passage du livre blanc en question contient ce qui suit : « Pour adresser les insuffisances des opérations d’outre-mer et de leur soutien, il faut mettre en place des forces maritimes distantes, développer des installations logistiques, et améliorer les capacités à accomplir des tâches militaires diversifiées. » À en croire les interprétations de l’Occident et de l’Inde – ces dernières étant toujours plus ou moins alignées sur les premières dès lors qu’elles concernent une soi-disant « menace chinoise » –, cela signifie qu’il faut s’attendre à voir la Chine lancer une vaste expansion navale, sous couvert de soi-disant « installations logistiques outre-mer », puisque tel est le nom officiel de sa toute première base militaire jamais installée à l’étranger, celle de Djibouti.
L’hypocrisie étasunienne et indienne
Mais voilà où réside peut-être le nœud du problème : les médias dominants pourraient avoir sur-réagi en déclarant que les projets chinois de construire plus d’« installations logistiques outre-mer » constituaient une reformulation de la volonté chinoise d’établir plus de « bases militaires », comme celle dont ils croient qu’elle sera ouverte au Cambodge. À cette étape critique de l’analyse, il convient de rappeler le « mémorandum d’accord aux échanges logistiques » étasunien de 2016 (Logistics Exchange Memorandum Of Agreement – LEMOA) permet aux forces armées étasuniennes d’utiliser certaines installations militaires indiennes au cas par cas, sur une base « logistique », exactement comme l’accord en cours de négociation entre l’Inde et la Russie également. Mais les médias dominants (occidentaux comme indiens) réfutent régulièrement la classification du LEMOA comme mise en œuvre de bases militaires étasuniennes en Inde. Qu’importe que les objets de l’accord couvrent fondamentalement les mêmes opérations, quoique limitées à certains emplacements et en s’appuyant sur un prétexte « logistique » temporaire : le sujet est très polarisant dans l’Inde contemporaine pro-étasunienne, si bien qu’aucune des deux parties n’accepte cette équivalence.
Le sens qui ressort des informations citées ci-avant
Il se peut que le caractère sensible de la chose soit le même dans les relations sino-cambodgiennes : un projet d’accord logistique entre les deux pays ne s’apparenterait pas techniquement à ouvrir la base militaire chinoise en tant que telle – chose qui violerait la constitution cambodgienne -, mais donnerait aux forces militaires chinoises un accès de-facto aux installations militaires navales et aériennes pré-citées, selon une démarche « logistique » similaire à celle partagée par les USA et l’Inde. Voir les armées conclure ce type d’accord n’a rien d’inhabituel, mais faire usage du deux poids, deux mesures pour décrire le projet d’accord chinois comme l’ouverture de « bases militaires » au Cambodge, tout en refusant la même catégorisation dès lors que l’on parle des accords étasuniens avec l’Inde : voilà qui révèle un agenda politique limpide derrière ces articles de presse. Cet agenda mérite d’être exploré plus en avant, afin de mieux comprendre les motivations stratégiques derrière cette dernière salve de guerre de l’information, et de distinguer les objectifs ultimes que cette opération de gestion de la perception vise à atteindre.
La dynamique de guerre de l’information visant à « contenir » la Chine
Les USA sont actuellement à l’œuvre pour assembler une large coalition de pays afin de « contenir« la Chine sous le parapluie euphémique « indo-pacifique », dont la composante principale est le « Quad », regroupant les USA, le Japon, l’Inde et l’Australie. Faire mousser la perception d’une menace chinoise, et dresser un faux tableau de son accord logistique possible avec le Cambodge pour le faire passer pour un mouvement agressif, alors qu’il est éminemment défensif, voilà qui vise à ajouter une dynamique d’urgence aux projets de formation de cette coalition. Le sous-entendu en est que la Chine pourrait suivre en ouvrant de nouvelles installations logistiques au Pakistan et dans le Pacifique Sud, portant à conséquence, respectivement, sur la sécurité de l’Inde et de l’Australie, et constituant donc une raison d’empêcher ce scénario en intégrant leurs capacités militaires plus avant avec celles des USA et du Japon, pour parvenir au plus haut niveau d’interopérabilité entre tous ces pays. En plus de cela, l’affirmation du Wall Street Journal selon laquelle l’Armée de l’Air chinoise pourrait aller frapper des cibles aussi lointaines que Singapour depuis sa « base » au Cambodge vise à attirer Singapour ainsi que l’Indonésie dans cette coalition en cours de constitution.
Conclusions
Il n’est pas établi pour l’instant qu’un accord logistique a été ou sera jamais signé entre la Chine et le Cambodge, mais il saute aux yeux que ce scénario est concrètement exploité comme arme d’information par l’Occident, au travers de tactiques de guerre de l’information, pour répandre la théorie d’une soi-disant « menace chinoise », et ainsi accélérer la création d’une coalition internationale en vue de « contenir » la République Populaire. Qu’importe que l’accord logistique spéculé entre la Chine et le Cambodge soit sans doute identique fonctionnellement à celui qui lie les USA et l’Inde, la différence clé serait que l’utilisation par Pékin de cet accord serait strictement défensive : il serait économiquement suicidaire pour la Chine de perturber la navigation dans le détroit de Malacca et en Mer de Chine du Sud ; face à cela, l’utilisation par Washington de son accord avec l’Inde serait utilisé à des fins agressives, visant à donner du courage à l’agression régionale de l’État voyou qu’est devenu l’Inde. Le « battage sémantique » des médias dominants sur le Cambodge indique leur niveau de discrédit, et démontre le fait qu’ils ne sont plus qu’au service d’objectifs politiques. Rien de bien nouveau finalement.
Andrew Korybko est un analyste politique américain, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.
Note du Saker francophone Comme d’habitude, s’il y a un sujet où la France n’est pas en reste par rapport aux USA, c’est bien sûr le relayage servile du deux poids, deux mesures livré par les médias étasuniens. Voir par exemple sur le sujet : Le Monde, Libération. Et c'est tellement facile de dire du mal de la Chine sans regarder et encore moins critiquer ce qui se passe en Occident.
Traduit par Vincent,relu par jj, pour le Saker Francophone