Requiem pour la déontologie journalistique…


Trump et Poutine ne sont plus des êtres humains, la vérité n’est pas faite pour eux.

Quelque chose de dangereux se passe dans le monde médiatique étatsunien.


Éditorial du magazine National Interest – Le 31 août 2016.

Chérie, c’est l’heure d’une autre dose de « vérité »

Jim Rutenberg, un éditorialiste du New York Times, a récemment fait valoir que les journalistes n’ont pas d’autre choix que d’abandonner les normes journalistiques « normales », dans leur couverture du candidat présidentiel républicain Donald Trump, parce que « M. Trump mène sa campagne d’une façon encore jamais vue ». Il est difficile d’envisager déclaration plus alarmante.

Cette idée de Rutenberg – qui semble être largement partagée – est particulièrement évidente dans les médias, quand sont impliqués non seulement Trump, mais aussi le président russe Vladimir Poutine. Pire encore, les journalistes semblent particulièrement prompts à oublier non seulement leur objectivité, mais aussi les normes de références nécessaires, lorsque les deux sujets, Trump et Poutine, sont associés. Un exemple particulièrement frappant est un article récent de l’ancien chef de Bureau de Newsweek à Moscou, Owen Matthews, intitulé Comment Vladimir Poutine utilise Donald Trump pour faire progresser les objectifs de la Russie. Mais nous y reviendrons plus tard.

Malgré les défauts de Trump en tant que candidat à la présidence (ou ceux, d’ailleurs, d’Hillary Clinton), et sans accepter le comportement troublant de Poutine, comment les journalistes peuvent-ils affirmer simultanément que leur travail a une valeur particulière et mérite le respect social, s’ils décident quand les standards journalistiques normaux doivent être appliqués et quand ils ne doivent pas l’être ? Plus dangereusement, quelles sont les conséquences lorsque de nombreux journalistes choisissent simultanément de ne pas appliquer des normes rigoureuses pour leurs reportages ?

Si les journalistes décident individuellement de leurs propres normes, ils effacent la distinction entre le reportage et le plaidoyer. En suivant cette approche, sa conclusion logique finit par transformer le journalisme en une série de campagnes individuelles contre des maux réels et imaginaires, avec souvent peu de base factuelle. Mais aussi, si un grand nombre de journalistes américains ne se référent plus à leurs standards journalistiques sur une question particulière, ils peuvent déformer les débats publics du pays et porter tort à la fois à la politique et à la société.

Aucune de ces remarques n’est vraiment nouvelle. Elles sont, ou devraient être, évidentes. Dans son célèbre compte rendu intitulé La liberté et les informations, qui fut publié après la Première Guerre mondiale, Walter Lippmann avertit que « les formes les plus destructrices de contrevérité sont le sophisme et la propagande, par ceux dont le métier est de nous informer. Les informations sont des services de communication. Quand ceux qui les contrôlent s’arrogent le droit de déterminer selon leurs propres consciences ce qui doit être dit et dans quel but, la démocratie ne fonctionne plus ».

Pourtant, ces dangers dénoncés par Lippmann sont en train de saboter le journalisme américain, surtout récemment, depuis la période précédant la guerre de 2003 en Irak. Par la suite, le New York Times lui-même a reconnu que ses journalistes comptaient trop sur l’information « d’un cercle d’informateurs irakiens, des transfuges et d’exilés poussant à un changement de régime ». En conséquence, les journalistes du Times et d’autres publications qui ne voyaient qu’un seul danger, celui posé par un dictateur méprisable doté d’armes nucléaires fictives, ont accordé beaucoup trop peu de temps à l’examen des objectifs, des coûts potentiels, et des conséquences possibles d’une grande guerre pour les États-Unis. Ils ont autant échoué à informer adéquatement le public états-unien qu’à équilibrer le pouvoir du gouvernement.

Et c’est reparti

Image: Moscow at night. Public domain image via Pixabay/Evgeny.La Russie d’aujourd’hui représente un défi de sécurité nationale formidable pour les États-Unis, qui exige souvent des réponses fermes. Pourtant, précisément parce que les défis de la Russie sont formidables, les réponses américaines devraient être sérieuses, informées et efficaces, quelque chose de pratiquement impossible, dans un climat où toute personne essayant d’analyser et de décrire les causes de l’attitude russe est bruyamment accusé d’être pro-russe.

Rien de tout cela n’a empêché Owen Matthews de Newsweek de tenter de le faire, dans un article attaquant Trump et (apparemment) des individus ou des entités qu’il pense être connectés au candidat républicain quelque part sur Internet. Au lieu de cela, Matthews commet des erreurs journalistiques qui défient la crédulité et, si elles sont répétées régulièrement par d’autres, menacent les fondements d’une société libre, comme Walter Lippmann nous a prévenus.

Pour commencer, Matthews s’en est pris au Center for the National Interest, notre magazine, et son président du conseil, Richard Burt, sans contacter aucun de nous pour confirmer ce qu’il affirme. La première obligation de tout journaliste digne de confiance est de donner aux personnes sur qui il écrit la possibilité de fournir leur version des événements. Étonnamment, Matthews n’a jamais pris la peine de le faire. Ses rédacteurs en chef sont-ils indifférents à son mépris évident des obligations journalistiques fondamentales ? Ou sont-ils d’accord avec Rutenberg, lorsqu’il dit que quand Trump, Poutine ou d’autres personnes qu’ils n’aiment pas sont concernés, les règles journalistiques normales ne sont plus applicables ?

Ensuite, Matthews se réfère essentiellement à une seule source, un article de Politico écrit par James Kirchick. En plus, il s’y  réfère à un point tel qu’il répète une de ses phrases presque mot à mot, en déclarant que « En mai 2014, les deux institutions ont tenu une conférence de presse conjointe pour défendre la position de la Russie en Ukraine ». Kirchick avait écrit : « En mai 2014, les deux groupes de réflexion ont tenu une conférence de presse pour défendre la position de la Russie en Ukraine ». Mais Kirchick, un polémiste néoconservateur qui n’a pas de problème à battre pavillon pour la démocratie à l’étranger, tout en justifiant simultanément un coup d’État militaire à la maison si Trump venait à être élu, n’est pas vraiment la source la plus honnête et désintéressée.

En réalité, il n’y a pas eu de « conférence de presse conjointe » entre le Center for the National Interest (CNI) et l’Institut pour la démocratie et la coopération, l’organisation russe à laquelle Matthews et (avant lui) Kirchick se sont référés. Alors que le directeur de l’Institut russe a bien parlé lors d’un événement organisé par le CNI, en mai 2014, celui ci n’était ni « conjoint », ni une « conférence de presse », ni pour « défendre la position de la Russie en Ukraine ». L’événement, organisé pour les médias, était uniquement parrainé par le CNI et avait pour invité principal Paul Saunders, un directeur exécutif du CNI et ancien conseiller politique de George W. Bush ayant travaillé sur les droits de l’homme et sur d’autres sujets au Département d’État et critique de l’attitude de la Russie, face au directeur de l’Institut pour la démocratie et la coopération, qui était clairement identifié comme un conseiller de l’administration présidentielle russe, ayant été présenté comme défendant « le point de vue russe ». Compte tenu de l’escalade du conflit dans l’est de l’Ukraine à l’époque, ce point de vue russe était précisément pourquoi le CNI avait considéré l’événement comme pouvant présenter un intérêt pour le public étasunien.

Si Matthews avait essayé de contacter le CNI, afin de vérifier tout de ce qu’il avait écrit, le personnel le lui aurait facilement et volontiers expliqué. S’il avait contacté l’Institut pour la démocratie et la coopération, ou simplement essayé de l’appeler, il aurait découvert que son bureau de New York a été fermé depuis un certain temps, fait qu’il n’a pas rapporté et dont il ne s’est apparemment pas rendu compte.

La tentative de Matthews d’insinuer un sens caché et néfaste, dans le fait que l’ambassadeur russe aux États-Unis ait assisté au discours de Trump au CNI en avril 2016, est particulièrement révélatrice. S’il avait fait un minimum d’effort, Matthews aurait pu facilement apprendre que trois autres ambassadeurs étrangers ont assisté à l’événement, des représentants d’alliés et partenaires proches, l’Italie, les Philippines et Singapour. Mais peut-être Matthews ne s’est-il pas intéressé à ce fait alors, parce qu’il venait de trouver quelque chose qui pouvait nous incriminer.

Mais qu’y-a-il de si controversé à ce que l’ambassadeur de Russie assiste à un discours télévisé donné par un candidat présidentiel majeur, en tant qu’un des 130 invités ? La Russie est une superpuissance nucléaire et un membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies. Le président Obama, le secrétaire d’État John Kerry et d’autres responsables américains échangent régulièrement avec leurs homologues russes. On se demande si Matthews a rencontré des responsables russes, quand il siégeait en tant que chef du bureau de Moscou pour Newsweek, comme annoncé dans sa biographie officielle. Si oui, n’est-il pas lui-même compromis ? Ou Matthews pense-t-il que lui seul a la force et le courage de résister à l’appel des sirènes de la propagande russe ?

Cela montre bien l’absurdité de la tactique de Matthews. Avec celle-ci, aucun journaliste sérieux ne pourrait faire son travail efficacement à Moscou, s’il ne peut interagir avec les responsables russes et d’autres sources liées au gouvernement russe. Les Américains devraient plutôt vouloir que leurs journalistes soient bien connectés et bien informés.

Et les Américains devraient vouloir la même chose de leurs groupes de réflexion, dont le mandat est de fournir recherches et perspectives indépendantes au public et aux décideurs américains. Les responsables américains recherchent aussi certainement cela, et ont même cherché à encourager un dialogue officieux entre les universités et les groupes de réflexion étasuniens et russes. Même certains, considérés assez vindicatifs envers Moscou, comme l’ancien commandant général de l’OTAN Philip Breedlove, ont entretenu ce dialogue.

Et pourtant, ceux du genre de Matthews semblent avoir la vision d’un pays où les journalistes n’ont aucune obligation d’objectivité et où experts et groupes de réflexion risquent d’être accusés de manque de loyauté, s’ils invitent un ambassadeur à un discours ou s’ils font leur travail en conduisant des enquêtes et des analyses honnêtes, en se mettant en relation avec des étrangers indésirables représentant non seulement des points de vue avec lesquels nous sommes d’accord, mais aussi la gamme entière d’opinions politiques en jeu dans les grandes nations rivales. Pour quelqu’un montrant une telle hostilité envers Poutine, Matthews semble étrangement impatient d’installer le même environnement politico-médiatique qu’à Moscou, ici à Washington. En tant qu’Américains patriotes et membres d’une organisation dont le but est de protéger l’intérêt national étasunien, nous trouvons cela particulièrement troublant.

Cela répond à une question que certains peuvent se poser : pourquoi donner de l’importance aux accusations de Matthews en y répondant, alors qu’il ne fournit aucune preuve les étayant et que l’affaire qu’il tente de soulever est si légère ? Elle pourrait peut être suffire dans le cas d’une dénonciation au KGB, mais est difficilement convaincante (voire même acceptable) dans une démocratie occidentale. Ce qui est le plus remarquable, est que Matthews semble considérer ses propres arguments comme convaincants. En l’absence de preuve, cela montre son opposition à l’idée d’essayer de comprendre la pensée et les points de vue russes et il semble même considérer ceci comme un exercice subversif.

Quand le secrétaire d’état de Harry Truman, Dean Acheson, se pencha sur sa propre carrière, dans ses mémoires intitulées Present at the Creation, il décrivit l’attaque féroce de Joseph McCarthy contre la supposée pénétration communiste au Département d’État comme « une attaque menée par des primitifs ». Il y a aussi quelque chose de très primitif et répugnant, dans les réactions de Matthews et ceux qui lui ressemblent.

Éditorial du 31 aout du magazine National Interest

Traduit par Wayan, relu par nadine pour le Saker Francophone.

   Envoyer l'article en PDF