Par Dmitry Orlov – Le 14 juillet 2015 – Source cluborlov
Ce texte est issu d’un article envoyé par Adrian Kuzminsky.
Suite à des commentaires de lecteurs, il a été mis à jour.
Nous vous présentons d’abord l’article, puis la mise à jour.
Par Adrian Kuzminsky
Quelque chose est profondément mauvais dans notre système financier mondial. Le pape François est seulement l’un des derniers à sonner l’alarme :
«Les êtres humains et la nature ne doivent pas être au service de l’argent. Refusons une économie de l’exclusion et des inégalités, où l’argent règne, plutôt que le service. Cette économie est mortelle. Cette économie exclut. Cette économie détruit la Terre-Mère nourricière.»
Ce que le pape appelle «une économie de l’exclusion et des inégalités, où règnent les règles de l’argent» est largement évident. Ce qui est moins clair c’est de savoir comment nous sommes arrivés à cette situation, et ce qu’il faut faire à ce sujet.
La plupart des gens prennent notre système monétaire pour acquis, et sont choqués d’apprendre que ce n’est pas le gouvernement qui délivre notre argent. Presque tout l’argent est créé par des prêts consentis à partir de rien, sans contrepartie, simplement comme une écriture dans les livres comptables des banques privées. Pour ce tour de passe-passe, ils facturent des intérêts, font un joli profit en n’ayant rien fait ni rien produit. La monnaie que nous manipulons, imprimée par le gouvernement – pièces et billets – est une quantité négligeable en comparaison.
L’idée de donner à des banques privées le monopole de la création monétaire remonte au XVIIe siècle en Angleterre. Le gouvernement britannique, dans un marché faustien, a accepté de permettre à un groupe de banquiers privés d’utiliser la dette nationale comme garantie pour l’octroi de prêts, étant assurés que l’État serait toujours en mesure de servir la dette sur le dos des contribuables.
Et depuis, c’est comme ça. Alexander Hamilton admirait beaucoup ce régime, qu’il a appelé «le système anglais», lui et ses successeurs ont finalement réussi à l’établir aux États-Unis, et par la suite à la plupart des pays.
Mais l’argent est trop important pour être laissé aux banquiers. Il n’y a aucune bonne raison de donner à un groupe privé le monopole lucratif sur la création de l’argent ; la création monétaire devrait être le service public que la plupart des gens croient, à tort, qu’il est. En outre, la création monétaire privatisée permet à un petit nombre de grandes banques et d’institutions financières non seulement de faire un profit grâce à de simples écritures comptables, mais de diriger l’investissement global dans l’économie vers les intérêts de leurs copains de classe sociale, le Big Business plutôt que vers l’intérêt général.
Les gens ordinaires ne peuvent obtenir le financement dont ils ont besoin que selon des conditions dures, sinon ruineuses, les laissant comme péons [esclaves, NdT] de leur dette hypothécaires, des prêts étudiants, des prêts automobiles, des soldes de carte de crédit renouvelable, etc. Le paiement des intérêt de ces prêts alimente la machine de l’investissement privé de la finance de Wall Street, représentée par l’ultime catégorie de créanciers : le fameux un-pour-cent.
Il existe deux catégories principales qui critiquent notre système financier privatisé : les Goldbugs et les défenseurs du service public bancaire. Les Goldbugs sont partisans du retour à l’étalon-or, faire de l’or notre monnaie. Le problème est que cela rendrait presque impossible l’emprunt d’argent, car la quantité d’or qui pourrait être mise en circulation est relativement minime et inélastique [difficile à mobiliser, NdT]. Ils n’y a aucun moyen simple d’élargir l’offre d’or dans le monde
Le crédit – la capacité d’emprunter de l’argent – est vital pour toute économie. Si nous ne pouvons pas emprunter pour investir – routes et infrastructures, logement, entreprises, hôpitaux, éducation, etc. – alors nous ne pouvons pas financer des services essentiels. À cette fin, nous avons besoin d’une masse monétaire élastique.
Les avocats d’un système bancaire public, tels que Stephen Zarlenga et Ellen Brown, comprennent la nécessité du crédit. Leur objectif est de transférer le monopole de la création du crédit du secteur privé au mains des pouvoirs publics. Malheureusement, il n’y a aucune garantie que cette forme de financement progressiste par l’État serait mieux que le financement privé.
Si nous avions un gouvernement véritablement démocratique rendant effectivement des comptes au public, un tel système pourrait fonctionner. Mais dans les gouvernements de fait, aux États-Unis et dans les pays les plus développés, ce sont les oligarchies contrôlées par des intérêts particuliers qui gouvernent. Une banque publique centralisée, sans une révolution politique, serait susceptible de favoriser les entrepreneurs du gouvernement et de continuer à presser les emprunteurs pour le paiements des intérêts, maintenant censément dirigés vers le bien public.
Ceci n’est curieusement pas sans rappeler le système dans l’ancienne Union soviétique et la Chine d’aujourd’hui, où une nomenklatura politique finit par tenir les manettes en s’enrichissant. Notre système actuel de financement privé centralisé, comme la proposition progressiste de la finance publique centralisée, ne sont que des versions jumelles de contrôle financier de haut en bas par une élite.
Heureusement, il y a un autre modèle disponible. Il y a une longue tradition en Amérique, à commencer par la résistance coloniale au système anglais, et en poursuivant avec les anti-fédéralistes, jeffersoniens, jacksoniens, et les populistes de l’après-guerre de Sécession. Cette tradition est opposée à toute sorte de banque centralisée et favorise une sorte de délivrance décentralisée de l’argent.
L’idée qu’ils ont développée est d’interdire toute sorte de banque centrale, publique ou privée et, à la place, que la monnaie soit produite exclusivement localement sur la base d’une bonne garantie collatérale pour les particuliers et les entreprises. Il s’agit d’une approche à partir de la base. La priorité est donnée aux citoyens et aux entreprises locales, qui peuvent obtenir des prêts sans intérêt auprès des banques publiques de crédit locales pour financer ce qu’ils doivent faire.
Un tel système devrait être réglementé par la puissance publique pour assurer des normes de prêts au niveau local justes et uniformes. Il serait, en ce sens, un système bancaire public. L’absence d’une autorité de délivrance centralisée protégerait de toute concentration du pouvoir financier, public ou privé.
Tout système de contrôle financier de haut en bas, privé ou public, présuppose un contrôle par les élites, qui est une sorte de planification centrale, que ce soit dans les salles de conseil d’administration des entreprise ou dans les bureaux des agences gouvernementales, ou une combinaison des deux. L’expérience historique suggère que cette prise de décision de haut en bas est inévitablement égoïste, déformée, et socialement contre-productive .
En effet, qu’il soit public ou privé, c’est l’amour de l’argent, facilité par la finance centralisée, qui crée l’«économie de l’exclusion et de l’inégalité» que dénonce le pape François.
Le système décentralisé de financement populiste fonctionnerait sans planification centrale. Au lieu de cela, d’innombrables décisions locales sur les prêts et la solvabilité pourraient agir comme une authentique main invisible de la finance qui serait réellement auto-régulatrice. Alors l’amour de l’argent ne trouverait aucun moyen de tirer parti de sa puissance. Au lieu de cela, il serait dispersé parmi la population générale, comme il se doit, sans frais d’intérêt lourds, pour le bénéfice de tous.
Adrian Kuzminsky vit sur une ferme dans l’État de New York. Il est l’auteur de The Ecology of Money : dette, croissance et durabilité et de Corriger le système : une histoire du populisme, Anciens & Modernes, entre autres œuvres.
Mise à jour par Adrian Kuzminsky
Comme mes brèves allusions à l’étalon-or semblaient assez provocantes, laissez-moi ajouter cette mise à jour de mon article Quel est le problème avec notre système monétaire…
Quand les gens parlent de l’étalon-or, ils signifient généralement la définition de l’argent en termes d’une certaine quantité fixée d’or. À un moment donné, par exemple, le gouvernement américain a garanti qu’avec $35 vous pouvez acheter une once d’or.
Cela n’est pas l’étalon-or pur, mais un système dans lequel l’or est mélangé avec du papier-monnaie, c’est à dire des factures, des certificats, ou d’autres garanties dont le rapport à l’or est censé être fixé, mais qui a historiquement sauvagement fluctué.
Un étalon-or pur serait celui dans lequel seules des pièces d’or circuleraient comme monnaie, sans cochonneries de papier-monnaie ou autres garanties disponibles remboursables en or. Jusqu’à l’invention du crédit sur une grande échelle aux XVIIe et XVIIIe siècles, c’était essentiellement le cas. La plupart des économies occidentales à l’époque comptaient sur l’or et/ou d’autres pièces de métal précieux, et rien d’autre, pour leur monnaie. Si jamais il y avait une norme d’étalon-or pur, c’était alors le cas.
Les pièces d’or étaient le moyen de base de l’échange. Argent et autres objets de valeur transportables ont également été utilisés, mais nous allons nous en tenir à l’or pour des raisons de simplicité. Le point clé est que tous ces éléments ont tous une valeur intrinsèque ; nous pouvons les appeler des monnaies marchandises.
La plupart des échanges sont donc réciproques, valeur égale pour valeur égale. Puisque l’or a une valeur intrinsèque, son échange contre un produit ou un service satisfait entièrement toute transaction. Ceci est en contraste avec un échange sur la base de la dette, ou d’une promesse de payer, qui n’est pas immédiatement satisfait, mais différé.
Ce crédit était disponible localement pour la plupart des gens à l’époque, il était à relativement court terme ou saisonnier, disons en avance sur la prochaine récolte. Ces promesses étaient souvent enregistrées, mais ne circulaient pas parmi les tiers comme un moyen de paiement, ce qui signifie que ce n’était pas de l’argent.
Certes, il y avait des formes plus élaborées de crédit notamment les lettres de change entre marchands qui étaient importantes, en particulier dans le commerce à longue distance des objets de luxe et de certains produits de base (céréales, sel, etc.). Mais ils étaient spécialisés et de portée limitée. L’usure était largement condamnée, rendant les prêts encore moins attractifs pour toute personne ayant de l’argent. Les épargnants avaient tendance à être des accapareurs.
Il est difficile de créer du crédit avec une telle monnaie-marchandise parce que l’argent doit être prêté presque entièrement à partir de l’épargne existante. La masse monétaire, en conséquence, était très inélastique ; elle ne pouvait croître que lors de nouvelles découvertes significatives de réserves de métaux précieux.
En effet, c’est seulement la découverte des vastes réserves d’or du Nouveau Monde qui a permis à la masse monétaire de se développer sur la base de l’or. Cela a permis de nouveaux investissements dans le commerce, et a contribué à alimenter l’expansion des échanges et de la fabrication, que nous associons avec l’ascension de l’Europe moderne.
Mais le crédit, toujours lié à l’or, est resté difficile à obtenir, et la majeure partie des nouvelles économies modernes restait largement à un niveau local de subsistance. Ce sont les orfèvres de l’Angleterre du XVIIe siècle qui ont compris les premiers comment contourner l’inélasticité de l’or et la monnaie marchandise.
Ils ont découvert que seul un nombre relativement restreint de déposants venaient réclamer leur or à un moment donné. En conséquence, ils ont compris qu’ils pouvaient prêter beaucoup plus à des emprunteurs, sous la forme de certificats remboursables en or, que le montant des dépôts qu’ils avaient à portée de main, et qu’ils pouvaient s’en arranger (la plupart du temps).
Cette multiplication du crédit grâce à ce que nous appelons maintenant la réserve bancaire fractionnaire, ainsi que d’autres innovations de crédit pendant ce que certains appellent la révolution financière de la fin du XVIIe et début du XVIIIe siècle, a permis de financer la croissance économique au-delà de ce que l’étalon-or pur aurait permis.
L’essentiel était la substitution de divers instruments financiers, prétendument remboursables, à l’or lui-même. Arrivé à ce point, l’or s’est identifié, avec un fort effet de levier, à ces divers nouveaux instruments financiers, qui étaient de moins en moins attachés à leur base en or.
L’ère dite classique de l’étalon-or, même à son apogée entre 1870 et 1914, n’était pas du tout une norme de l’étalon-or pur, mais une énorme pyramide d’instruments de crédit accumulée sur une faible réserve d’or.
Lorsque nous parlons de l’étalon-or dans les temps modernes, nous parlons en réalité d’une série d’instruments financiers, réserve bancaire fractionnaire, dette nationale, banques centrales, marchés des valeurs mobilières, intérêt usuraire, etc., qui a créé une bulle qui n’est qu’une représentation fictive pure et simple de l’or.
L’effondrement final de l’étalon-or moderne largement symbolique, longtemps retardé, pendant la Grande Dépression, confirmé ensuite par le retrait de Nixon du tout dernier lien des États-Unis avec l’or en 1971, a officialisé ce qui était déjà clair : que l’argent était depuis longtemps un produit de la dette, avec le soutien de moins en moins important de tous les métaux précieux.
Dans cette optique, il est difficile de voir ce que l’appel pour un retour à toute forme d’étalon-or signifie vraiment. Dans sa forme pure, cela signifie le retour à une masse monétaire très inélastique, situation connue la dernière fois au Moyen Âge. Je ne pense pas que les Goldbugs ont cela à l’esprit, bien que ce soit là ce qui pourrait nous attendre dans un scénario sévère post-effondrement.
Sinon, cela signifie essentiellement un lien symbolique vers un métal précieux, sans nul doute psychologiquement satisfaisant pour certains, mais malheureusement rien de plus qu’une dissimulation confortable pour les pouvoirs en place sur le fonctionnement réel du système monétaire qui nous tue. Je ne pense pas non plus que ce soit cela que veulent les Goldbugs .
Traduit par jj, relu par Diane pour le Saker Francophone