Par Patrick Armstrong − Le 29 juillet 2019 − Source Strategic Culture
En 2017, Russia Today écrivait ceci :
Moscou ne s'engagera pas dans une course aux armements épuisante et les dépenses militaires du pays diminueront progressivement, la Russie ne cherchant pas à jouer un rôle de "gendarme mondial", a déclaré le président Vladimir Poutine. Moscou ne cherche pas à s’engager dans une nouvelle course aux armements "inutile", et s’en tiendra à des "décisions intelligentes" pour renforcer ses capacités de défense, a déclaré Poutine vendredi lors d’une réunion annuelle élargie du conseil d’administration du ministère de la Défense. "Le renseignement, les cerveaux, la discipline et l'organisation" doivent être les pierres angulaires de la doctrine militaire du pays, a déclaré le dirigeant russe. La dernière chose dont la Russie a besoin est d'une course aux armements qui «drainerait» son économie, et Moscou ne veut certainement pas cela, «dans aucun scénario» a souligné M. Poutine.
C’est facile de l’oublier aujourd’hui, mais l’URSS était, à son époque, un pays «exceptionnel». C’était le premier pays socialiste au monde – le «futur radieux» ; il donnait l’exemple à tous, il était élu par l’Histoire. Il avait une mission et était tenu par l’Histoire d’aider tout pays qui se disait «socialiste». L’URSS avait des bases et des intérêts dans le monde entier. Comme le dit la constitution de l’URSS de 1977 :
L'état soviétique, un nouveau type d'état, l'instrument de base pour défendre les acquis de la révolution et pour édifier le socialisme et le communisme. L’humanité a ainsi commencé le virage épique du capitalisme au socialisme.
Un novus ordo seclorum en effet.
La Russie, cependant, n’est que la Russie. Il n’y a pas la sensation à Moscou que la Russie doive prendre la tête n’importe où ailleurs qu’en Russie elle-même. L’une des raisons pour lesquelles Poutine parle sans cesse de la primauté de l’ONU, de l’indépendance des États-nations, de l’impossibilité de s’immiscer dans les activités internes – la prétendue position «westphalienne» – est qu’il se souvient du passé exceptionnel et sait qu’il conduit à une impasse. Moscou n’a aucun intérêt à aller à l’étranger à la recherche de causes internationalistes.
Internationalisme exceptionnaliste et nationalisme : les deux approches de la construction d’une armée sont complètement différentes. La première est obsédée par la «projection de puissance», la «supériorité dans tous les domaines», elle imagine que ses intérêts hypertrophiés sont remis en question sur toute la planète. Ses besoins sont coûteux, indéterminés, illimités. L’autre approche ne concerne que la protection contre les ennemis de son voisinage. Ses besoins sont abordables, précis, et bornés. L’exceptionnalisme interventionniste a tout pour se défendre partout ; le nationaliste a une seule chose à défendre en un seul lieu. Il est beaucoup plus facile et beaucoup moins cher d’être nationaliste : les États-Unis exceptionnalistes interventionnistes dépensent beaucoup plus que quiconque mais ont toujours besoin de plus ; la Russie nationaliste peut réduire ses dépenses.
Le désir de l’URSS de se rapprocher des États-Unis ou de les dépasser dans tous les domaines militaires a contribué à l’effondrement de son système d’alliances et de l’URSS elle-même. Les estimations peuvent toujours faire l’objet de débats, en particulier dans une économie dirigée qui cachait ses chiffres – même quand ils étaient calculables -, mais une estimation commune est qu’au moins 15% de la production de l’URSS a été destinée à l’armée. Mais le véritable effort était probablement plus élevé. L’URSS était impliquée dans le monde entier pour défendre le « futur radieux » du socialisme et cela lui coûtait cher à la maison.
Le « futur radieux » de Poutine & Cie est réservé à la Russie et le monde peut agir à sa guise pour tout exemple ou contre-exemple qu’il pourrait imaginer. Alors que Poutine peut parfois se faire plaisir en offrant ses opinions sur le libéralisme et les élucubrations des éditorialistes sur la menace du populisme chez Poutine et Trump, il essaie simplement de faire ce qu’il pense être le mieux pour la Russie, comme le suggère sa cote de confiance – contrairement à celle des dirigeants de l’Ouest «libéral» -, ainsi que l’appui et l’accord de la plupart des Russes.
La posture militaire de l’ancien pays exceptionnaliste a disparu. Alors que l’URSS s’est estompée, ses bases et ses engagements à l’étranger ont également disparu : le pacte de Varsovie a disparu, de même que le déploiement avancé des armées soviétiques ; il n’y a plus de conseillers au Vietnam ou au Mozambique ; Moscou attend avec curiosité le jour de janvier prochain où le pouvoir exceptionnaliste survivant, et ses sbires, seront restés en Afghanistan deux fois plus longtemps que l’URSS. Les États-Unis, toujours exceptionnels, continuent de s’imaginer qu’ils répandent la liberté et la démocratie, empêchent la guerre et restaurent la stabilité, ont des bases partout et pensent qu’ils doivent protéger la «liberté de navigation» vers et depuis la Chine dans la mer de Chine méridionale. Les États-Unis n’ont pas encore appris la futilité de se voir comme le phare du monde.
Poutine & Cie ont appris que la Russie n’a pas de vocation historique dans le monde et son armée est juste là pour servir la Russie. Ils comprennent ce que cela signifie pour les forces armées russes : Moscou n’a pas à rivaliser avec l’armée américaine ; il lui suffit de la tenir en échec.
Et elle n’est pas obligée de la neutraliser partout mais seulement chez elle. L’US Air Force peut se déchaîner n’importe où, mais pas dans l’espace aérien de la Russie ; la marine américaine peut aller n’importe où, mais pas dans les eaux russes. C’est un travail beaucoup plus simple et qui coûte beaucoup moins cher que ce que Staline, Khrouchtchev et Brejnev ont tenté et c’est beaucoup plus facile à planifier et à réaliser. L’exceptionnaliste interventionniste doit planifier pour tout, le nationaliste pour Une seule chose.
Étudier l’ennemi, découvrir ce qu’il prend pour acquis et le bloquer. Les deux éléments essentiels indispensables à la puissance militaire conventionnelle américaine, en ce qui concerne la Russie, sont la supériorité aérienne et des communications sûres et fiables ; contrer ces deux éléments les met en échec ; la Russie n’a pas à égaler ni surpasser l’armée américaine dans tous les domaines, mais à neutraliser ces deux éléments.
Les armes de défense antiaériennes complètes et interdépendantes de la Russie sont bien connues et respectées : elles couvrent tout le spectre de la défense aérienne depuis les missiles balistiques jusqu’aux aux plus petits drones, des ensembles complexes de missiles / radar jusqu’aux MANPADS ; tout cela étant coordonné avec beaucoup de redondances. Nous entendons des généraux américains s’inquiéter des bulles de défense antiaérienne et des études faisant référence aux «zones d’exclusion anti-accès de la Russie (A2AD)». La défense aérienne russe n’a pas été mise à l’épreuve à grande échelle, mais nous avons deux bonnes indications de son efficacité. La première était l’attaque coordonnée de drones contre des bases russes en Syrie l’année dernière, au cours de laquelle sept ont été abattus et six détournés, trois d’entre eux ayant atterri intacts. Ensuite, lors de l’attaque des FUKUS [F(rance),UK,US] d’avril 2018, les Russes ont déclaré que le système syrien de défense aérienne – ancien pour l’essentiel, mais ayant bénéficié de la coordination russe – a abattu un grand nombre de missiles de croisière. Les dénégations des FUKUS ne sont pas crédibles.
L’autre domaine, encore moins connu, concerne les capacités de la guerre électronique russe : «brouiller les yeux», dit un général américain. Selon ce dernier : «En ce moment en Syrie, nos adversaires agissent dans l’environnement de guerre électronique le plus agressif de la planète. Ils nous testent tous les jours, bloquent nos communications, désactivent nos EC-130, etc. ». Bien sûr, ce que les Américains savent, c’est seulement ce que la Russie veut qu’ils sachent. Il y a des spéculations sur une capacité à usurper les signaux GPS. Les navires de guerre équipés d’AEGIS semblent avoir du mal à se localiser (HNoMS Helge Ingstad) ou à éviter d’être éperonnées (USS Lake Champlain, USS John McCain, USS Fitzgerald). Bien sûr, le mauvais pilotage humain peut en être la cause et c’est ce que prétendent les enquêtes américaines [même si ce n’est pas plus glorieux, NdT]. Donc plus de rumeurs que de faits, mais beaucoup de rumeurs.
Au cours des deux ou trois dernières décennies, la puissance aérienne des États-Unis a fonctionné en toute impunité. Il a été supposé que tous les systèmes basés sur GPS – et il y en a beaucoup – fonctionneront comme prévu et que les communications seront libres et fiables. Pas contre la Russie. Une fois ces certitudes supprimées, la doctrine de guerre américaine sera laissée pour compte.
Mais défense aérienne et guerre électronique ne sont pas les seuls atouts russes. Lorsque le président Bush a retiré les États-Unis du traité ABM en 2001, Poutine a averti que la Russie devrait réagir. La Destruction mutuelle assurée peut sembler une folie, mais elle est stable : aucun des deux camps, en aucune circonstance, ne peut s’en tirer avec une première frappe ; donc ni l’un ni l’autre ne l’essayeront. L’année dernière, nous avons eu la réponse russe : un nouveau missile balistique ICBM hypersonique, un missile de croisière à propulsion nucléaire avec une durée de vol énorme et un missile de croisière sous-marin avec les mêmes caractéristiques de durée de plongée. Aucune défense ne les arrêtera et la destruction mutuelle assurée est revenue sur le tapis. Un missile hypersonique anti-navire maintiendra la marine américaine hors des eaux russes. Et, pour faire face aux forces terrestres risibles de l’armée américaine en Europe, avec ou sans les autres faibles forces de l’OTAN, la Russie a recréé la Première armée de chars de la Garde. Échec et mat, à nouveau.
Pas de laissez-passer gratuit pour la puissance aérienne américaine, des communications risquées et incertaines, une attaque terrestre tournant au suicide et aucune défense contre les armes nucléaires russes. C’est tout et c’est suffisant.
Et c’est comme ça que Moscou fait tout en dépensant beaucoup moins d’argent que Washington. Il étudie les forces de Washington et les contrebalance par «des décisions intelligentes». Washington commence à prendre conscience de la puissance militaire de la Russie, mais celui-là est aveuglé et ne peut se voir que dans un miroir : la prétendue «menace croissante de la Russie» ne constituerait aucun danger pour un Washington qui resterait chez lui.
"Si vous connaissez l'ennemi et vous-même, vous n'avez pas à craindre le résultat d'une centaine de batailles. Si vous vous connaissez mais pas l'ennemi, chaque victoire entraînera une défaite. Si vous ne connaissez ni l'ennemi ni vous-même, vous succomberez à chaque bataille."- Sun Tzu
Patrick Armstrong
Traduit par jj, relu par Hervé pour le Saker Francophone
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