Par Shane Quinn − Le 23 août 2019 − Source eurasiafuture.com
Fin septembre 1940, des représentants japonais comme Saburō Kurusu se rendirent en visite à Berlin, où il furent accueillis par Adolf Hitler, le dirigeant européen. Kurusu, un diplomate de carrière expérimenté de Yokohama, ne put s’empêcher de remarquer l’assurance nazie, à une époque où le troisième Reich semblait imprenable.
Kurusu pénétra le nouveau bâtiment de la chancellerie du Reich, le 27 septembre 1940, où il signa une alliance militaire importante avec les nazis ainsi qu’avec l’Italie de Benito Mussolini, appelée Pacte Tripartite. Cet accord, aujourd’hui tombé dans l’oubli, était conçu comme dirigé contre l’Union Soviétique, et contre les États-Unis, et il ne fait pas de doute que Moscou et Washington en étaient conscientes.
Pourtant, le Japon avait de bonnes raisons de se sentir lésé, en particulier vis à vis de l’Amérique, pays le plus puissant du monde, et de loin. La puissance commerciale et militaire étasunienne avait déjà empiété sur les territoires d’Asie de l’Est, de vastes espaces où les Japonais cultivaient leurs propres ambitions ardentes.
Au cœur du problème, il y avait ceci : le Japon constituait une fière nation, existant depuis des siècles, qui n’avait jamais été conquise de toute son histoire, et qui désirait désormais qu’on la laisse sans entrave quant au choix de sa destinée, quelle qu’elle puisse être. Le Japon s’industrialisait rapidement, et, en nation pauvre en matières premières, commença à s’étendre pour trouver ces précieuses et essentielles ressources.
Les administrations étasuniennes, non contentes du contrôle dont elles disposaient sur l’hémisphère occidental, voulaient soumettre le Japon aux aspirations de grande portée de Washington dans le Pacifique. Il s’agit là d’un thème récurrent derrière l’offensive diplomatique visant Tokyo au cours des années 1930. Yasaka Takagi, professeur d’histoire étasunienne, posa non sans raison la question : « Pourquoi une Doctrine Monroe devrait-elle exister en Amérique, alors qu’un principe de Portes Ouvertes devait être maintenu en Asie? »
Un autre stratagème utilisé par les diplomates étasuniens du début des années 1940 s’appuyait sur l’appartenance du Japon au Pacte Tripartite rédigé par les nazis, en l’utilisant comme outil de propagande pour faire accepter au public étasunien la perspective d’hostilités contre le Japon. Paul W. Schroeder, l’historien étasunien, comprenait bien ceci quand il écrivit : « Le pacte tripartite fut relancé comme un problème par les diplomates étasuniens, parce que ceux-ci comptaient s’en servir pour vendre la guerre qu’ils prévoyaient contre le Japon au peuple américain. »
Dans un Japon entouré d’adversaires importants, isolé et esseulé, les dirigeants du pays regardèrent autour d’eux avec espoir, et virent en Europe la silhouette tentante de nazis apparemment imbattables. À l’arrière plan, il y avait les fascistes de Mussolini. L’association japonaise au pacte tripartite était basée sur un mélange de désespoir et de raisonnement géopolitique, et non sur un dessein tortueux.
Dans les heures précédant la signature par le Japon du Pacte Tripartite, Washington avait déclaré un embargo total des ressources en ferraille contre Tokyo. Il s’agissait là d’un problème épineux pour le Japon, qui avait besoin de ferrailles, pour leur valeur matérielle et monétaire.
Le scénario d’un partenariat avec Washington, où Tokyo aurait eu un rôle junior, constituait en outre une perspective intolérable, non seulement pour les militaristes japonais de la ligne dure, mais également pour les éléments nationalistes plus modérés. Ils ne voulaient pas se voir relégués au statut de « nation de marchands pacifique, et satisfaite de jouer le contracteur des États-Unis », statut qui allait malgré tout bientôt devenir celui du Japon.
Pendant ce temps, en janvier 1940, Washington mit un terme au traité commercial japano-américain de 1911 — qui faisait recentrer les intérêts japonais vers l’occupation de l’Indochine française, des Indes orientales néerlandaises (l’Indonésie) et les Philippines. La fin de ce traité constitua un facteur critique, qui amena de nombreux modérés japonais à reconnaître la nécessité de soutenir les puissances de l’Axe.
Particulièrement fatale aux objectifs japonais fut, quatre mois avant Pearl Harbor, la décision de l’administration Roosevelt de geler tous les actifs japonais aux USA, avec la Grande-Bretagne et le gouvernement en exil des Pays-Bas qui adoptèrent la même mesure : d’un seul coup, 90% des importations pétrolières japonaises furent bloquées, ainsi que 75% du commerce extérieur du pays.
Donald J. Goodspeed, un historien canadien qui combattit largement au cours de la seconde guerre mondiale, écrivit que « L’action de Roosevelt fut en effet drastique ; elle équivalait à une déclaration de guerre économique… À la fin du mois [de juillet 1941], le Japon fut contraint de puiser dans ses réserves de pétrole, qui ne lui assuraient un approvisionnement que pour dix-huit mois. Il ne fut donc pas surprenant que lorsque le cabinet japonais considéra les alternatives à sa portée, la possibilité de la guerre fut discutée. »
Douze mois auparavant, en juillet 1940, Washington frappa Tokyo d’un embargo sur le pétrole d’aviation, alors que cette dernière ne pouvait l’acheter nulle part ailleurs — et juste avant que le pacte tripartite fut approuvé, le Japon envahit le Nord de l’Indochine française, dans le but d’alléger ses pénuries d’approvisionnement ; il s’agit d’une zone située environ à 1500 kilomètres au Sud-Ouest du territoire japonais.
L’attaque de Tokyo sur le Nord de l’Indochine avait de fait des peurs tout à fait compréhensibles pour fondement. L’historien et activiste américain Noam Chomsky écrivit, au sujet de la position japonaise quant à l’Indochine-Nord, que « les objectifs en étaient principalement doubles : bloquer le flux d’approvisionnements à Chiang Kai-shek et progresser vers une acquisition du pétrole en provenance des Indes Orientales hollandaises. »
La personnalité anti-communiste chinoise, Chiang Kai-shek, recevait un soutien continu depuis l’Occident dans ses poussées supposément nationalistes. Le nationalisme chinois constituait une menace aux ambitions impériales japonaises, comme en Chine du Nord-Est, englobant la Mandchourie, chargée de gisements miniers.
Le positionnement stratégique japonais constitua une réaction à ces politiques, établies par les grandes puissances, et par la suite, Tokyo ne fut pas du tout la seule à adopter de telles positions.
La tentative de Tokyo de jouer le rôle normal d’une grande puissance fut fortement entravée par l’intrusion occidentale. En février 1922, la puissance du Japon fut conditionnnée aux puissances étasunienne et britannique avec la ratification du traité naval de Washington ; renforcé huit années plus tard par le traité naval de Londres, peu après la survenue de la Grande Dépression.
Les élites étasuniennes et britanniques refusaient d’accorder au Japon l’hégémonie sur ses propres eaux. Ces mêmes gouvernements exigeaient en revanche évidemment de conserver le contrôle total de leurs propres sphères.
Une conséquence particulièrement importante de la mainmise occidentale sur le Japon fut que, dès le début des années 1930, les factions d’extrême droite crûrent dans l’armée impériale japonaise. Pendant que les forces fascistes renforçaient leur emprise, la hiérarchie civile japonaise — considérée comme velléitaire — commençait à ployer par intimidation, assassinats, et désenchantement général. On reprocha aux politiciens de Tokyo, entre autres choses, d’avoir accepté les traités navals sus-mentionnés.
Masao Maruyama, politologue japonais, nota qu’arrivé en 1932, « l’énergie du fascisme radical, accumulée pendant une période préparatoire, éclata alors à hautes concentrations » au Japon — aidée par l’émancipation du Japon, simultané à sa décision de se retirer de la Société des Nations en février 1933.
Au fil des années 1930, les politiques économiques occidentales ne firent qu’empirer une situation déjà inconfortable au Japon. La conférence d’Ottawa de l’été 1932, tenue dans la capitale canadienne, rassembla nombre d’hommes d’État des pays du Commonwealth. L’une des conclusions clés de leurs discussions, étalées sur quatre semaines, « porta un coup au libéralisme japonais », remarqua l’Institute of Pacific Relations (IPR), une ONG occidentale réputée.
Les accords d’Ottawa établirent un système économique fermé, empêchant le Japon de commercer avec le Commonwealth. La politique de stricte indépendance de Washington fut de la même veine, et interdit à Tokyo d’atteindre d’autres segments d’activité. Le Japon voulut répliquer ces pratiques de self-service vis à vis de la Mandchourie, une région vitale aux marchés japonais. Tokyo envahit la Mandchourie à la mi-septembre 1931, et l’année suivante, changea son nom, et en fit l’État marionnette de Manchukuo.
La Mandchourie, devenue Manchukuo, avait connu la menace croissance des nationalistes chinois comme Chiang Kai-shek, soutenus par l’Occident, qui voulaient unifier la région avec la Chine ; et la Mandchourie était également lorgnée par une Union Soviétique en cours de militarisation au Nord.
Au fil des années 1930, l’Amérique se remettait bien de la Grande Dépression. Mais les Japonais ne connurent pas cette bonne fortune.
Les tentatives de Tokyo de développer ses échanges commerciaux avec le grand État d’Inde, par exemple, furent anéanties en 1933, du fait de la coercition occidentale sur le gouvernement indien, qui mit en place des barrières douanières prohibitives sur les importations de coton vers l’Inde. Les commerçants japonais furent les principaux touchés par ces barrières douanières, les marchés de Tokyo ayant connu une croissance régulière jusqu’à cette période avec l’Inde.
La communauté d’affaires japonaise essaya de se frayer un chemin vers les Philippines, une nation insulaire riche en matières premières. Faute d’alternative, les japonais furent obligés, en octobre 1935, d’accepter un accord réduisant les livraisons de textiles en coton du Japon vers les Philippines pendant deux ans ; dans le même temps, les importations des USA vers les Philippines restaient exemptes de droits de douanes.
William W. Lockwood, un universitaire étasunien spécialisé sur le développement économique du Japon, nota que la suprématie des USA par rapport au commerce des Philippines était « attribuable dans une large mesure à la politique de la Porte Fermée des États-Unis, qui a accordé aux produits étasuniens une position privilégiée. Si les milieux d’affaire japonais avaient été laissés libres d’enchérir dans la compétition selon les mêmes règles, il ne fait aucun doute que la part du commerce que se serait octroyé le Japon aurait progressé rapidement. »
Qui plus est, les barrières douanières étasuniennes sur de nombreuses marchandises japonaises dépassaient les 100%. L’industrie textile japonaise, spécialement frappée par les politiques discriminatoires, produisait presque 50% de la valeur totale des marchandises produites au Japon, et s’élevait à environ deux tiers de la valeur de toutes les exportations du Japon. L’industrie textile japonaise employait alors environ 50% des travailleurs en usine du pays.
Tokyo n’était pas en position d’accepter cette situation qui voyait les puissances occidentales tirer les meilleurs profits des barrières douanières établies dans les pays qu’elles dominaient, comme la Malaisie, l’Indochine, l’Inde et les Philippines.
À partir du milieu des années 1930, le Japon se mit à souffrir encore plus du fait d’un fort déclin des échanges commerciaux avec l’Amérique, principalement du fait des barrières douanières de l’ère de la Dépression, décidées par Washington. La tentative du Japon de poursuivre le commerce avec la Chine voisine recula également brutalement, la puissance commerciale occidentale poursuivant son intégration dans les principales villes chinoises comme Pékin et Nankin.
La pression s’accumulait sur Tokyo. Il ne fut donc pas très surprenant, à l’été 1937, que le Japon commençât à s’agrandir aux dépends de la Chine, un immense pays riche en charbon, en pétrole et en gaz, exactement ce qui manquait au Japon.
Les japonais s’alarmaient également de la relation émergeant entre la Chine et l’Union Soviétique, à partir du 21 août 1937, avec le pacte de non-agression sino-soviétique signé à Nankin. Cet accord était formulé contre Tokyo, et voyait Joseph Staline fournir aux chinois 250 millions de dollars d’aide, dans les mois qui suivirent, « à utiliser principalement pour acheter des armes soviétiques. » Les livraisons, en pratique, comprirent 900 avions soviétiques, 82 blindés, de grandes quantités de mitraillettes, de fusils, de bombes, etc., ainsi qu’un peu plus de 1 500 conseillers militaires soviétiques et environ 2 000 personnels de l’armée de l’air.
Il n’est guère étonnant que le Japon se soit inquiété de « la bolchevisation de l’Extrême Orient. » Face aux problèmes extérieurs de plus en plus importants, les espoirs japonais restaient entiers. Le 22 décembre 1938, le premier ministre japonais, Fumimaro Konoe, déclara que la Chine « devrait reconnaître la liberté de résidence et de commerce de la part des sujets japonais à l’intérieur de ses frontières, afin de promouvoir les intérêts économiques des deux peuples. »
Contrairement aux perceptions qui en furent faites, les aspirations à long terme du Japon quant à la Chine ne consistaient pas à avaler le pays tout rond, ni même à en accaparer de grandes parties.
Chomsky a expliqué les intentions japonaises à l’égard de la Chine : « Il ne devait y avoir ni annexion, ni indemnités. Un nouvel ordre serait établi, qui défendrait la Chine et le Japon face à l’impérialisme Occidental, aux traités inégaux et à l’extraterritorialité. L’objectif n’en était pas l’enrichissement du Japon, mais plutôt une coopération (selon les termes japonais, bien entendu). »
L’une des aspirations de Tokyo, se débrayer de la dépendance matérielle à l’égard de l’Occident, constituait la pierre angulaire de ses rêves expansionnistes. À la fin, ces rêves allaient déboucher vers le pire des cauchemars.
Traduit par Vincent, relu par San pour le Saker Francophone