Plongée dans le triangle stratégique France-Mali-Russie


Par Andrew Korybko − Le 29 novembre 2021 − Source OneWorld Press

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Cet article est le texte intégral de l’interview accordée par Andrew Korybko à Giorgio Cafiero à ce sujet ; des extraits de celle-ci ont été intégrés dans son récent article paru dans TRT World sous le titre « le Mali pourrait réécrire les relations russo-françaises dans le Sahel ».

1. Est-ce que la Russie pourrait combler un vide dans l’architecture de la sécurité du Mali, et le paysage du contre-terrorisme, dont certains s’attendent à voir la France partir sous peu ?

La Russie n’a pas de projets en ce sens, mais des acteurs non-étatiques comme Wagner, dont on a signalé qu’ils ont été associés au Kremlin, pourraient tenter de le faire à sa place, à en croire certaines rumeurs récentes. Si cela devait se produire, ils auraient de bonnes chances d’y parvenir. La France laisserait certes derrière elle un vide sécuritaire que le Mali serait soucieux de combler aussitôt que possible, et Wagner pourrait répondre parfaitement à ce besoin.

Wagner opère dans l’ombre, et sera beaucoup moins surveillé que l’armée française. En outre, comme Wagner n’est pas intéressé par « promouvoir la démocratie » ni « soutenir les droits de l’homme » comme c’est le cas officiellement de Paris, le groupe aura une plus grande flexibilité dans ses actions. Ce point s’aligner avec les intérêts des autorités maliennes, et suggère que Wagner pourrait constituer un atout sécuritaire plus efficace que leurs anciens alliés.

Cela étant dit, il faudrait dans un tel scénario s’attendre à ce que le groupe Wagner apparaisse au premier plan des rapports des gouvernements occidentaux sur la prochaine phase du conflit dans ce pays. Car les liens rapportés en ce groupe et le Kremlin en font une cible pratique pour leur guerre de l’information menée contre la Russie. Dans ce contexte, il s’agira de sonner des alarmes quant aux intentions soupçonnées d’être celles de la Russie en Afrique.

2. Qu’est-ce que les expériences du groupe Wagner en République centrafricaine (et dans d’autres pays africains) lui ont appris d’utile pour ce qui pourrait suivre dans les activités de cette entreprise militaire privée russe au Mali ?

L’expérience de la Russie en République centrafricaine a jusqu’ici réussi à établir, protéger et étendre son influence dans cet État positionné de manière géostratégique, au travers de la « diplomatie militaire » associée à son modèle sur mesure de « Sécurité Démocratique » dans ce pays. Le gouvernement hôte continue de survivre malgré le fait que les groupes anti-gouvernementaux n’ont toujours pas été vaincus.

Wagner a dû en apprendre beaucoup au cours des quelques années écoulées, au fil de ses opérations sur place. Ces enseignements peuvent être utiles pour soutenir l’armée malienne, si le groupe devait conclure avec celle-ci, dans le but de combler le vide qui pourrait être laissé par le départ de la France. Le terrain opérationnel du Sahel est cependant différent de celui de l’Afrique Centrale, et le groupe va devoir continuer à apprendre au fil de l’eau.

On a accusé cette entreprise militaire privée de violations des droits de l’homme, mais ces accusations n’ont pas été confirmées de sources indépendantes. Néanmoins, il faut s’attendre à voir des scandales de cette nature éclore au Mali, qu’ils soient ou non étayés par des éléments factuels. Les liaisons rapportées entre l’État russe et ce groupe expliquent cela. La France, rancunière de se voir remplacée par la Russie au Mali au travers de Wagner, pourrait prendre la tête de ces accusations.

3. Quels sont les intérêts russes à long terme au Mali ?

Les intérêts russes au Mali sont les mêmes que les intérêts de ce pays dans les autres pays d’Afrique : il s’agit d’exporter le modèle de sécurité de Moscou de ce qui peut être décrit sous le terme de « Sécurité Démocratique ». Ceci fait référence aux tactiques et stratégies de contre-Guerre Hybride visant à « renforcer le régime en place », l’opposé du modèle de changement de régime occidental. Il faut s’attendre à ce que l’exportation de cette « technologie politico-militaire » hybride puisse produire des dividendes économiques.

En particulier, la Russie apparaît intéressée par des contrats d’extraction de ressources, négociés avantageusement pour ses principales entreprises. Le pays semble également intéressé par la culture de nouveaux alliés politiques dans le « Grand Sud », aussi bien afin d’accumuler davantage d’influence auprès de l’ONU, et également du fait que l’Afrique est un théâtre de rivalités croissantes entre Grandes Puissances dans la Nouvelle Guerre Froide. La Russie se sent contrainte à entrer également dans ce jeu.

Au sujet du Mali, il est important d’indiquer que ce pays est considéré comme relevant de la « sphère d’influence » française. Des possibles percées russes sur ce terrain pourraient donc constituer une victoire contre ce pays d’Europe occidentale. Si un tel phénomène peut provoquer une compétition durcie par mandataires interposés en « Françafrique », il pourrait également servir à dés-escalader les tensions et réguler leurs rivalités après coup.

4. Avec l’administration Macron qui souligne qu’elle ne considère par la Russie comme un pays ennemi, et adopte une ligne plus tempérée face à Moscou, par rapport aux autres gouvernements occidentaux comme celui des États-Unis, comment la compétition pour l’influence au Mali pourrait-elle influencer les relations franco-russes dans leur ensemble ?

Le Mali pourrait constituer un jeton dans la main de la Russie, lui permettant de déclencher des négociations avec la France pour une mise à jour générale des relations entre les deux pays. Je veux dire que la Russie ne voit pas non plus la France comme un pays ennemi, en dépit de la compétition évidente entre les deux Grandes Puissances partout en « Françafrique ». Si la Russie devenait une puissance incontournable sur place, elle bénéficierait d’une attention considérablement accrue de la part de la France.

Cet atout pourrait à son tour être joué sur d’autres axes géostratégiques, comme une discussion des coopérations sur les affaires européennes, comme en Ukraine, en échange d’un gel de leur rivalité en « Françafrique ». Un tel dénouement serait à l’avantage des deux parties, car la France est en compétition « amicale » avec l’Allemagne pour l’influence sur l’Europe, et la Russie tient à diversifier ses Grandes Puissances partenaires sur place.

Tant que les entreprises françaises ne se font pas expulser des pays africains dans lesquels la Russie étend ses influences, Paris pourrait maintenir la paix avec le nouveau rôle militaire de « Sécurité Démocratique » de la Russie. La France préférerait conserver ses influences politiques, mais cela va être difficile à accomplir si elle continue à se comporter de manière hégémonique, et ainsi créer des opportunités exploitables par la Russie.

Des extraits de la présente interview ont été intégrés au récent article de Giorgio Cafiero, paru dans TRT World sous le titre « Le Mali pourrait réécrire les relations russo-françaises dans le Sahel« .

Andrew Korybko est un analyste politique étasunien, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.

Traduit par José Martí pour le Saker Francophone

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