Monsieur Pujadas,
Depuis la création de Des Paroles et des Actes, je regarde cette émission avec intérêt. Mais celle de ce jeudi 24 mars, improvisée à la hâte suite aux attentats de Bruxelles, avait un goût amer, alors qu’elle était supposée nous éclairer grâce aux intervenants sur le plateau.
Vous attendiez même quelques solutions pour «cette Europe face au terrorisme» afin d’endiguer la menace qui s’étend désormais à ceux qui l’ont ignorée et même à ceux qui l’ont initiée.
Qu’avez-vous fait, sinon imposer habilement les règles du débat en évitant l’essentiel ?
Quelle prouesse pour ce grand capitaine que vous étiez sur le plateau de France 2, que de distribuer les axes de réflexion :
Peut-on gagner cette guerre ? Comment la gagner ? A-t-on laissé prospérer les Molenbeek ? L’Europe est-elle trop faible ?
Sans jamais poser la seule question qui vaille : pourquoi et comment en est-on arrivé là ?
Votre silence complice de celui de nos gouvernants depuis 10 ans, ne fait que brouiller les pistes afin de mieux occulter nos erreurs.
Vous avez choisi vos invités, écrivains, philosophes, politiques, sociologues et BHL, qui a balisé la voie royale du chaos en Libye avec la complicité d’Alain Juppé (l’homme du club d’Istanbul) sous Nicolas Sarkozy, et de Laurent Fabius sous François Hollande.
Celui qui se prétend ami de la Libye, ami de la Syrie, et ami de l’Ukraine, qui, par ses actions illégitimes, ses communications douteuses et blâmables, a court-circuité notre diplomatie, nous rendant responsables, qu’on le veuille ou non, de 500 000 morts et blessés et de 16 millions de réfugiés et de déplacés. Et pourquoi ? Pour installer le chaos en Libye, le désastre en Syrie, la menace en Ukraine. Dieu fasse qu’il ne se prétende jamais ami de l’Iran !
Je suis resté jusqu’à la fin de l’émission par respect pour la parole de vos invités, pour ceux qui avaient quelque chose à nous dire, à vous dire, et à me dire, moi qui me bats pour la paix dans cette région depuis près de 40 ans, avec, comme le précise bien le titre de votre émission, des paroles et des actes.
Des paroles, sous la forme de lettres ouvertes à des chefs d’État, au président du Parlement européen, aux monarques du Golfe… sur le Massacre des Innocents (acte I au Liban et en Irak), (acte II en Libye), (acte III en Syrie), et des ouvrages sur le Levant et le Proche-Orient. Des actes, en créant avec mon épouse un Institut infirmier à la française à Alep (ma ville natale, aujourd’hui comme Berlin réduite en cendres), entre 2008 et 2012, c’est-à-dire avant, pendant et après le début des événements tragiques. Nous avons dû quitter la Syrie sous les bombes, notre sécurité n’étant plus assurée. Je crois que nous avons fait du bon boulot, pour reprendre la célèbre formule de Laurent Fabius, pas en tuant ou en détruisant, mais en partageant notre amitié, notre savoir et nos valeurs avec ce peuple syrien tellement attaché à la France.
Vous auriez été grandi en laissant vos invités parler des sujets qui fâchent, de ces vérités que l’on ne veut pas entendre, de ces analyses qui dérangent le politiquement correct. Madame Malika Sorel, brillante essayiste, et son vécu avec le GIA en Algérie. Madame Nadia Remadna, une mère courageuse qui essayait, bien que menacée de mort, de nous faire part de son expérience face aux jeunes des banlieues qui choisissent le djihad, et que vous interrompiez pour laisser libre cours à des sornettes éculées, auxquelles plus personne ne croit.
Cette belle démocratie que nous avons imposée, si belle qu’elle nous revient en plein cœur… de Paris, ces beaux Printemps arabes qui nous glacent le sang et ce méchant dictateur qui bombarde son peuple ! Un peu d’objectivité, Monsieur Pujadas, à l’exemple d’Elise Lucet, d’Yves Calvi, de Samah Soula ou de Jean-Claude Darrigaud, grand reporter de France 2 qui a préfacé bon nombre de mes ouvrages…
Pourquoi avoir occulté les lâchetés, les hypocrisies, les mensonges des États-Unis, de la Turquie, de l’Arabie saoudite, du Qatar et de l’Europe, qui sont les principaux acteurs de cette tragédie qui se déroule sous nos yeux depuis plus de cinq ans en Syrie, et depuis 70 ans dans tout le Proche-Orient ?
Au nom du politiquement correct, combien de temps encore allez-vous nous désinformer, sans jamais vous sentir responsable devant l’Histoire, devant vos auditeurs, devant votre conscience peut-être ? Vous avez sous les yeux, en permanence, la tragédie la plus ignoble de ce début de troisième millénaire. Les mensonges, les corruptions, les crimes contre l’humanité culminent, et vous ne savez pas ? Vous évitez de savoir.
Comme pour la Shoah, l’Histoire se répète. Invitez donc, Monsieur, sur vos plateaux ceux qui savent. Ceux qui pourraient en démocratie avoir le droit d’exprimer d’autres opinions que la vôtre, afin que nous puissions, nous, peuple français, nous faire notre opinion. Sinon vous vous rangez dans la catégorie de ceux que l’un de vos confrères du New York Times dénonçait :
«Il n’existe pas, à ce jour, en Amérique, de presse libre et indépendante. Vous le savez aussi bien que moi. Pas un seul parmi vous n’ose écrire ses opinions honnêtes et vous savez très bien, si vous le faites, qu’elles ne seront pas publiées. On me paye un salaire pour que je ne publie pas mes opinions et nous savons tous que si nous nous aventurions à le faire, nous nous retrouverions à la rue illico.
Le travail du journaliste est la destruction de la vérité, le mensonge patent, la perversion des faits et la manipulation de l’opinion au service des Puissances de l’argent. Nous sommes les outils obéissants des Puissants et des Riches qui tirent les ficelles dans les coulisses. Nos talents, nos facultés et nos vies appartiennent à ces hommes. Nous sommes des prostituées de l’intellect. Tout cela, vous le savez aussi bien que moi !» (John Swinton, rédacteur en chef du New York Times, à l’American Press Association – 1914.)…
Et vous le savez aussi bien que nous. L’information se nourrit de valeurs, démocratie, droits de l’homme, liberté d’expression et tolérance, pour lesquelles nos grands-parents et nos parents ont donné leur vie. Songez-vous à ce précieux patrimoine qu’ils nous ont légué ?
Faut-il que ce soit un Franco-syrien qui vous le rappelle ? Un Syrien fier de ses origines. Car la Syrie est le berceau de la civilisation. Un Français amoureux de Molière et des Lumières.
Savez-vous que la Syrie, après son indépendance, a connu pas moins d’une dizaine de coups d’État ? Qu’après la naissance du parti Baath fondé par Salah El-dine Bitar, un musulman sunnite de Damas, et Michel Aflak, un chrétien d’Alep, elle a eu 60 ans de stabilité et de convivialité islamo-chrétienne, grâce à l’instauration de la laïcité, qui respectait toutes ses diversités culturelles et religieuses ?
En 2011, la Syrie avait une croissance régulière de 6%, aucune dette envers le FMI, après avoir accueilli un million et demi de réfugiés irakiens qui fuyaient la démocratie à l’américaine qu’on avait imposée chez eux. Elle n’avait déclaré la guerre à aucun des 80 pays de la Coalition. Le simple fait que le président syrien ait osé dire non au projet de gazoduc qatari, à l’occasion de sa visite à Paris le 14 juillet 2008, invité par Nicolas Sarkozy, le désignait comme l’homme à abattre… Depuis ce refus, la Syrie, toujours fidèle à ses alliances avec la Russie, la Chine, l’Iran, le Liban, paie un lourd tribut : une avalanche de sanctions économiques, militaires, diplomatiques, le gel des avoirs, le pillage du pétrole et du gaz, l’embargo sur les matières premières, les médicaments… pour étrangler le peuple syrien.
Pourquoi ne donnez-vous jamais la parole aux sans-voix de Syrie, à ceux que j’ai laissé parler dans mon dernier livre, Une Guerre sans nom ? Ils pourraient mieux que quiconque vous dire pourquoi, dans nos banlieues en Europe, après avoir brûlé, pillé, saccagé (ce que j’ai dénoncé par une lettre ouverte à Monsieur Dominique de Villepin Premier ministre en 2005, le mettant en garde contre la libanisation de la France), nos radicaux islamistes ne se contentent plus de brûler, ils en en viennent à tuer aujourd’hui !
Ces Syriens vous parleraient de paix, de désarmement, de l’application des lois, du respect des peuples souverains, du refus de l’obscurantisme qui véhicule la violence, de l’orgueil des puissants qui n’ont jamais tort ! Tout ce que nous ne faisons pas, et qui détruit notre jeunesse, qui la déboussole et la jette dans les bras des extrémistes criminels.
Notre stratégie est désormais aux prises avec le chaos que nous avons aidé à semer et à propager depuis 5 ans.
Monsieur BHL peut continuer à endormir avec ses pilules démocratiques. Peut-être vaudrait-il mieux qu’il parte en croisade contre Paul Craig Roberts, ancien secrétaire-adjoint au Trésor américain, qui écrit en janvier 2016 :
«Unique au milieu des pays de la Terre, le régime US est l’organisation criminelle la plus achevée de l’histoire humaine.»
Et permettez-moi de vous donner à méditer, Monsieur, ces quelques lignes de son Excellence Michel Raimbaud, ancien ambassadeur de France, tirées de son remarquable livre Tempête sur le Proche et Moyen-Orient, paru en 2015 aux éditions Ellipses :
«Depuis cinq ans, nos politiciens combinards, nos journalistes complaisants, nos intellectuels perdus ou dévoyés participent, à quelques exceptions près, à l’énorme conspiration du mensonge qui fait passer la Syrie souveraine et légale pour usurpatrice et massacreuse, et ses agresseurs et leurs parrains, orientaux ou occidentaux, pour des libérateurs révolutionnaires. Outre l’horreur et l’effroi que soulèvent les images de cette guerre sauvage, comment ne pas avoir la nausée devant l’aveuglement, volontaire ou non, de nos élites qui préfèrent donner du crédit aux mensonges de leurs alliés et protégés criminels, plutôt qu’aux témoignages innombrables des victimes qui désignent sans ambiguïté leurs bourreaux ?
Comment ne pas avoir la nausée devant cette complicité assumée, à peine camouflée par une omerta systématique ? Comment enfin ne pas frémir devant cet aplomb et cette bonne conscience bétonnée de nos faiseurs d’opinion ?
Il faut rendre justice à ce peuple martyrisé et humilié. Et la plus élémentaire des justices, la première, est de ne plus couvrir d’un voile de vertu les criminels féroces qui cherchent à détruire au nom de l’intolérance la Syrie tolérante… Assez de mensonges, assez d’hypocrisie, assez de leçons.»
Un des plus grands chanteurs du Proche-Orient (Wadih El-Safi), avant de s’éteindre, chantait : «Kafana Dimaanne, Kafana Dimaanne» – «Assez de sang, assez de sang».
Jean Claude ANTAKLI, écrivain biologiste, ex-correspondant de l’Est Républicain. Auteur : Itinéraire d’un chrétien d’Orient – 4e édition octobre 2015 et Le silence de Dieu ! 2012. Syrie, une guerre sans nom! 2014. Syriapocalypse (mai 2016).
Article original publié sur Arrêt sur Info.
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