Les steppes d’Asie centrale observent en silence l’ascension des talibans


Par M. K. Bhadrakumar – Le 15 août 2019 – Source Indiapunchline.com

Autoroute du Pamir entre Osh et Khorog près de la frontière Tadjikistan-Afghanistan

Par rapport aux événements d’il y a deux décennies, lorsque les talibans afghans sont apparus dans la région de l’Amou-Daria dans le nord de l’Afghanistan et que les États d’Asie centrale ainsi que la Russie ont eu des crises de colère fébriles, il y a un calme étrange, palpable dans les steppes aujourd’hui.

Le contraste ne saurait être plus net. En 1997, lorsque les talibans sont apparus pour la première fois à Mazar-e Sharif sur l’Amou-Daria pour ensuite être refoulés, et où ils sont revenus par vengeance l’année suivante, le gouvernement ouzbek de Tachkent, frappé de panique, a ordonné la fermeture du fameux pont ferroviaire de l’Amitié reliant Termez à Herat en Afghanistan avec des blocs de béton massifs. Comme si l’islamisme allait atteindre l’Ouzbékistan par un pont…

Tachkent avait alors gardé sous le coude le seigneur de la guerre ouzbek-afghan Rachid Dostum pour préserver la région de l’Amou-Daria de la peste islamiste. Mais en 1998, aux premiers signes de graves difficultés, Dostum s’enfuit vers la Turquie lointaine, laissant le Pont de l’Amitié sans surveillance.

Cependant, après la stupeur initiale, les dirigeants ouzbeks à Tachkent ont planifié un rendez-vous avec les talibans. Ce qui, pour faire court, a conduit Abdulaziz Kamilov, Ministre des Affaires étrangères de l’époque (et actuel), à se rendre en Afghanistan pour discuter des conditions de cohabitation. Le plan a fonctionné. À tel point que l’Ouzbékistan ne s’est jamais impliqué sérieusement dans le front de résistance anti-taliban connu sous le nom d’Alliance du Nord.

De même, le Turkménistan a également trouvé un modus vivendi avec le régime taliban. Mais les trois autres États d’Asie centrale (le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan) étaient terrifiés par les talibans. Par coïncidence, ils sont aussi les États les plus proches de la Russie.

Moscou a propagé des scénarios cauchemardesques d’islamistes considérant d’un œil mauvais la région d’Asie centrale, bien que les talibans aient constamment affirmé que leurs projets ne visaient pas l’Asie centrale. Les Américains plaisantaient sur le fait que les Russes criaient au loup avec l’objectif d’effrayer les Centre-asiatiques et de les placer sous l’égide de l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC) dirigée par Moscou.

Mais le récit russe a été efficace :  les trois États d’Asie centrale ont consciencieusement signé leur participation à l’OTSC et la présence militaire russe à long terme au Tadjikistan et au Kirghizistan a été consolidée.

Bien sûr, les Russes avaient aussi un désir de vengeance envers les talibans à ce moment-là. Car le 16 janvier 2000, le chef taliban Mullah Omar avait rencontré l’ancien Président tchétchène Zelimkhan Yandarbiev à Kandahar et annoncé officiellement que les talibans reconnaissaient l’indépendance de la Tchétchénie sous la forme d’une République autoproclamée de Tchétchénie-Ichkérie. Le ministère russe des Affaires étrangères s’était déchaîné, dénonçant l’action d’Omar comme visant à créer un « bandit international ».

En fait, Moscou s’attendait bien à ce que les talibans reconnaissent l’indépendance de la Tchétchénie et était informé des contacts entre les talibans et Dzhokar Doudaïev (un ancien général de l’armée de l’air soviétique et dirigeant tchétchène). Les services de renseignement russes ont gardé la trace des visites secrètes de délégations tchétchènes en Afghanistan, en particulier la visite de Movladi Udugov, prétendu Ministre tchétchène des affaires étrangères, qui exprima officiellement la reconnaissance du gouvernement taliban par l’État tchétchène à Kaboul vers 1998-99.

Ce furent des temps troublés pour la Russie. Moscou a même affirmé que les talibans fournissaient une aide militaire aux Tchétchènes prélevée sur les stocks fournis aux moudjahidines afghans par les États-Unis, comprenant des missiles Stinger ainsi que des combattants tchétchènes entraînés dans des camps d’entraînement militaires talibans. Sans aucun doute, Moscou estimait que les talibans n’auraient pas pu se livrer à de telles activités sans la connaissance et l’approbation préalable, voire le commandement des services de renseignement et des dirigeants militaires pakistanais.

L’armée russe traça donc une ligne Maginot au Tadjikistan pour empêcher toute infiltration des militants islamistes dans la vallée de Ferghana, le traditionnel chaudron des islamistes radicaux en Asie centrale soviétique, d’où ils pouvaient déployer leurs ailes et se rendre dans les steppes jusqu’à l’Oural et au Caucase du Nord. Il est clair que l’engagement de Moscou à l’égard de l’Alliance du Nord et de la résistance aux talibans doit être mis dans cette perspective.

Cependant, la situation actuelle a radicalement changé. Les liens entre la Russie et le Pakistan se sont visiblement réchauffés et, avec l’aide d’Islamabad, les services de renseignement russes pourraient faire des ouvertures aux talibans. On dit même que la Russie aurait fourni des armes aux talibans. Moscou a des relations ouvertes avec les talibans aujourd’hui : les islamistes ont dépêché des délégations pour visiter Moscou, bénéficié de l’hospitalité russe et ont été reçus par les hautes personnalités russes.

Entre-temps, le contexte de la nouvelle guerre froide et le péril de l’État islamique du Khorassan ont cimenté les liens entre la Russie et les talibans. La Russie a validé le calibrage du « dialogue intra-afghan » pour rapprocher les talibans des autres groupes afghans. Même si, chose incroyable, les talibans continuent d’être un groupe proscrit en raison de lois russes vieilles de deux décennies, datant des guerres tchétchènes.

De même, l’Ouzbékistan a suivi la trajectoire de la Russie pour développer des liens directs avec les talibans. Mais dans cette entreprise, elle jouit de l’approbation étasunienne : Washington voit en Tachkent un acteur régional ambitieux qui définit de manière isolée ses propres intérêts et peut être utile pour ses propres stratégies régionales. C’est un jeu gagnant-gagnant puisque les États-Unis veulent créer de l’espace pour l’Afghanistan dans le Nord, tandis que les Ouzbeks sont à l’affût des retombées commerciales de la reconstruction afghane financée par les États-Unis.

Avec l’encouragement des États-Unis, Tachkent a accueilli une conférence de paix afghane qui a aidé à déventer la voile russe. Les choses en sont arrivées au point où, la semaine dernière, Tachkent a accueilli la visite d’une délégation talibane dirigée par le mollah Baradar, le négociateur en chef de facto avec les Américains à Doha. La visite devrait mener à la tenue d’une instance de dialogue intra-afghan à Samarkand dans un proche avenir. Les Ouzbeks font explicitement étalage de leur héritage islamique pour convaincre les talibans. Et sans aucun doute, c’était un moment émouvant pour les talibans qui, la semaine dernière, ont fait la prière du vendredi au mausolée de l’imam Al-Boukhari de Samarcande.

Mausolée de l’imam Al-Boukhari de Samarcande

Que les temps ont changé ! Les manchettes de journaux des « États de première ligne » d’Asie centrale n’ont plus rien à voir avec une menace perçue des talibans. Le Kazakhstan peaufine sa transition politique et s’habitue aux groupes civils. Après une absence prolongée de plusieurs semaines dans les médias, le chef turkmène a prouvé que les rumeurs sur sa mort étaient exagérées.

Qui a encore peur des talibans dans les steppes ? Le changement d’avis de la Russie concernant les talibans a provoqué de grands changements d’attitudes dans la région. En outre, un nouvel acteur est apparu dans les steppes : la Chine, qui est le frère indéfectible du Pakistan et a des liens étroits avec les talibans. Or, puisque l’Asie centrale est un théâtre hautement stratégique de la Nouvelle route de la soie, la Chine a de grands enjeux pour assurer la sécurité et la stabilité de la région.

Cela améliore le niveau de confort des États centre-asiatiques vis-à-vis des talibans. Cela dit, les islamistes radicaux sont incontrôlables : ils mutent sans arrêt. Un bon nombre des mauvais talibans d’autrefois constituent probablement l’épine dorsale de l’État islamique du Khorassan aujourd’hui. Surtout, des militants ouïghours ont des camps d’entraînement en Afghanistan. Et tout ce que nous avons en échange, c’est la parole des talibans qu’ils sont prêts à nouer des liens avec les divers groupes terroristes basés en Afghanistan.

Mais certainement, on peut faire confiance à la Chine pour garder un œil d’aigle sur la menace islamiste. La Chine fait de la sécurité du Xinjiang une priorité : la semaine dernière, la Chine a mené des exercices de contre-terrorisme avec le Tadjikistan et le Kirghizistan, les deux pays qui pourraient constituer des voies d’infiltration potentielles vers le Xinjiang.

M. K. Bhadrakumar

Traduit par Stünzi, relu par San pour le Saker francophone

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