Les États-Unis se lancent à la conquête du Sud avec l’aide de l’Inde


Par M.K. Bhadrakumar – Le 11 septembre 2023 – Source Indian Punchline

L’impact du sommet du G20 qui s’est tenu à New Delhi les 9 et 10 septembre doit être mesuré à l’aune du consensus atteint sur le conflit en Ukraine.

Ce résultat est largement reconnu comme un exploit remarquable qui a été rendu possible en grande partie grâce à la perception d’un recul de la part des États-Unis et du bloc occidental. Ce résultat est extrêmement important pour la politique internationale.

Toutefois, en y regardant de plus près, une question séduisante se pose : Les trois phrases de la déclaration de Delhi sur l’Ukraine, qui favorisent la position de la Russie dans le conflit, signifient-elles un changement dans l’approche occidentale des hostilités et, en particulier, un certain coup de pouce à Kiev pour négocier ?

En effet, nous assistons à un étrange alignement : la Russie et les États-Unis ont loué la déclaration du G20, tandis que l’Ukraine s’est plainte « qu’il n’y avait pas de quoi en être fière« .

Lors de la préparation du sommet de Delhi et pendant l’événement, les dirigeants occidentaux ne se sont pas livrés au dénigrement de la Russie et n’ont pas fait preuve d’une émotivité artificielle comme ils en ont l’habitude. Même la super bureaucrate de l’UE, Ursula von der Leyen, a fait preuve de patience, comme si elle avait été inspirée par Washington. Le curieux incident de la célèbre histoire de Sherlock Holmes me vient à l’esprit : « Le chien n’a pas aboyé pendant la nuit« .

En fait, la tendance était déjà perceptible lors de la visite atypique de deux jours du secrétaire d’État américain Antony Blinken à Kiev mercredi dernier, et lors du briefing à bord d’Air Force One du conseiller à la sécurité nationale de la Maison Blanche, Jake Sullivan, le lendemain, concernant le prochain séjour du président Joe Biden à Delhi, à l’occasion du G20.

La Maison Blanche avait peut-être déjà donné un indice significatif le 22 août, lorsque son communiqué annonçant la visite de Biden en Inde soulignait que « lors de son séjour à New Delhi, le président Biden saluera également le leadership du Premier ministre Modi au sein du G20 et réaffirmera l’engagement des États-Unis envers le G20 en tant que premier forum de coopération économique, notamment en l’accueillant en 2026« .

Il ne fait aucun doute que les États-Unis voulaient que le sommet du G20 soit un grand succès – et qu’ils voulaient « renforcer » le Premier ministre indien Narendra Modi sur la scène géopolitique en tant que leader du groupe – une fois qu’il est apparu que Biden n’avait pas de pairs en compétition pour l’espace lors de sa visite de quatre jours à Delhi.

Le fait est que, dans un environnement international en mutation rapide, le G20 est apparu de manière inattendue dans les calculs des États-Unis comme le seul forum disponible aujourd’hui pour l’Occident (les membres du G7) afin de se « reconnecter » avec la Chine et la Russie, ainsi qu’avec le Sud. Alors que les BRICS ont commencé à faire des bonds de géant, le spectre de l’extinction a soudain plané sur le forum.

L’une des caractéristiques du sommet de Delhi, en fait, est que la diplomatie américaine a évolué en tandem avec la troïka des BRICS – l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud. La photo de famille de la troïka, avec Biden à gauche et le président de la Banque mondiale, Ajay Banga, à droite, illustre bien cette politique.

Qu’on ne s’y trompe pas, les États-Unis sont en train d’opérer un changement de cap audacieux dans leur approche vis-à-vis du Sud, en particulier de l’Afrique, ancré dans la réalité géopolitique du défi croissant que posent la Chine et la Russie en s’efforçant de monopoliser cet espace géopolitique. Il est certain que l’agitation anticoloniale naissante en Afrique ces derniers temps est également porteuse de sombres présages, compte tenu de ses implications profondes pour la prospérité économique de l’Europe.

Ainsi, les manifestations d’un modèle de « nouvelle pensée » se succèdent rapidement :

  • le « partenariat stratégique global pour la paix, la coopération et le développement durable » entre les États-Unis et le Viêt Nam ;
  • le nouveau corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe (ici et ici) ;
  • le Partenariat pour l’infrastructure et l’investissement mondiaux (comprenant les États-Unis, l’Union européenne, la France, l’Allemagne, l’Inde, l’Italie, le Japon, l’île Maurice, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et la Banque mondiale) ;
  • le corridor de Lobito ;
  • la nouvelle initiative avec les partenaires du G20 pour remodeler fondamentalement et développer la Banque mondiale afin de réduire plus efficacement la pauvreté et d’assurer une croissance économique inclusive.

Tout cela s’est déroulé en l’espace de 48 à 72 heures. Le sentiment d’urgence est palpable. Le message ne pourrait être plus fort : les États-Unis cherchent à jouer un rôle de premier plan dans l’engagement avec le Sud et, dans ce changement de paradigme, M. Biden considère Modi comme un allié clé.

Bien entendu, cela n’a été possible que grâce aux signaux naissants émis par Delhi au cours des derniers mois concernant la volonté d’accélérer et de consolider son partenariat stratégique avec les États-Unis en tant qu’allié mondial, ce qui a été au moins en partie une retombée des tensions entre l’Inde et la Chine et une conséquence directe de l’évaluation indienne selon laquelle la stratégie indo-pacifique de l’administration Biden est bien réelle après tout, et qu’elle offre un potentiel sans faille pour servir les intérêts de l’Inde sans être conflictuelle avec la Chine.

Compte tenu des enjeux considérables liés au lancement de cette nouvelle approche de politique étrangère visant à créer une synergie entre les relations des États-Unis et le Sud, il n’est pas vraiment grave que Biden ait jeté l’Ukraine sous le boisseau lors des négociations sur la déclaration du G20. Il a ouvert une voie où la tactique et la stratégie pourraient coïncider avec les intérêts fondamentaux de Washington.

Considérons ce qui suit :

  • L’Ukraine a toujours été un partenaire exigeant et toutes les bonnes choses ont une fin. L’Ukraine ne peut pas et ne doit pas dicter les priorités de la politique étrangère américaine.
  • Il ne fait aucun doute que l’échec de la « contre-offensive » de Kiev, lancée il y a trois mois, s’est produit à une échelle industrielle, avec environ 70 000 morts dans le conflit jusqu’à présent, selon les estimations occidentales favorables à l’Ukraine. La responsabilité – morale et politique – en incombe largement aux États-Unis, ce qui ne peut plus être caché à la conscience mondiale.
  • Entre-temps, les pays de l’OTAN ont épuisé leurs stocks d’armes. Poursuivre sur la voie de mirages est futile et dénué de sens, et ne peut que blesser mortellement la stratégie indo-pacifique, ce qui peut avoir un impact sur l’équilibre stratégique mondial.
  • L’offensive russe imminente doit être bloquée d’une manière ou d’une autre, car sa conséquence inévitable sera la « démilitarisation » et la « dénazification » de l’Ukraine – l’éviction définitive de l’OTAN du sol ukrainien et l’élimination de la structure de pouvoir viscéralement hostile actuellement en place à Kiev, qui sert de mandataire aux États-Unis et à l’OTAN.
  • La priorité numéro un aujourd’hui est donc de geler le conflit ukrainien au stade actuel, où la Russie n’a pas encore réussi à atteindre ses objectifs initiaux de contrôle total du Donbass et de « démilitarisation et dénazification » de l’Ukraine – et d’empêcher l’adhésion future de l’Ukraine à l’OTAN – tandis que, d’autre part, l’alliance occidentale conserve la possibilité de rester engagée auprès de Kiev concernant les affaires inachevées de la guerre sous l’angle de la sécurité européenne.

Ces considérations ont motivé le voyage atypique et non annoncé de Blinken à Kiev les 6 et 7 septembre, dans le but de transmettre le double message de Biden : tandis que Washington continuera à renforcer militairement l’Ukraine, Kiev doit engager un dialogue avec Moscou, conformément à l’énigme américaine du « rien sans l’Ukraine« .

Il ne fait aucun doute que la pilule est amère à avaler pour le régime de Kiev, nourri de notions farfelues de défaite militaire de la Russie. Mais quelle est l’alternative ? L’Ukraine n’est rien d’autre qu’un patient permanent dans l’unité de soins intensifs des soins palliatifs américains, et l’offensive russe signifiera son asphyxie.

Il doit certainement y avoir une leçon à tirer de tout cela pour la troïka du G20, les BRICS et les pays du Sud. Biden a commencé à jouer le jeu pour gagner les élections de 2024.

M.K. Bhadrakumar

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

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