Les délires asiatiques d’Ashton Carter


Par China Matters – Le 14 avril 2106

«Nous continuerons à être la première puissance à assurer la sécurité dans la zone Asie Pacifique pendant les prochaines décennies.»

Ashton Carter. Ministre de la défense étatsunien.

Ashton Carter a une mission : convaincre les démocraties asiatiques que la sécurité en Asie est synonyme de leadership américain.

Malheureusement pour lui, ces deux concepts ne sont ni théoriquement ni empiriquement identiques, comme le montre cette erreur narrativiste qui lui a échappé pendant une présentation au Council for Foreign Relations (CFR), le 8 avril 2016.

Pendant la session de questions réponses, Carter a déclaré que la Chine fout la pagaille en mer de Chine en la militarisant et en augmentant son insécurité dans une région «où tout s’est bien passé pendant 70 ans…»

C’est une région tout c’est bien passé en expérimentant la guerre du Vietnam, la dévastation du Laos et les atrocités de Pol Pot au Cambodge en conséquences de la désastreuse escapade américaine en Indochine. On pourrait aussi ajouter la guerre sino-vietnamienne de 1979, qui fut autorisée par le président Carter, de manière à embarrasser les vainqueurs communistes et sympathisants soviétiques du Vietnam. [L’auteur oublie les 500.000 morts de la répression anti communiste en Indonésie qui s’est faite sous la direction de la CIA, NdT].

En réalité, l’âge d’or de la prospérité asiatique remonte plutôt aux années 1991– 2015, c’est-à-dire pendant la période où les Philippines avaient viré l’armée américaine des bases de Clark et Subit.

Il serait plus juste de dire que l’Asie a connu sa pire époque quand les États-Unis y étaient fortement impliqués, et s’est beaucoup mieux portée lorsque ils en ont retiré leurs armées et se sont contentés d’acheter des ombrelles, des sous-vêtements et autres babioles aux tigres asiatiques.

Pourtant, Carter est convaincu du contraire, même si cela implique de réécrire l’histoire. Il en est ainsi car les États-Unis sont coincés dans une narrative, narrative qui va leur coûter des centaines de milliards de dollars en dépenses courantes et futures, et qui prétend que les États-Unis ont toujours été, sont et seront la nation indispensable pour assurer la sécurité de l’Asie.

Cette narrative est cependant minée par la réalité, celle d’une puissance économique croissante des puissances asiatiques, et pas seulement celle de la Chine, qui prennent de la force alors que celle des États-Unis flanche.

Je pense que les États-Unis ont justement pris la décision consciente de compenser leur emprise économique qui s’affaiblit, en prétendant à la dominance militaire grâce à des investissements massifs en équipements, en technologies et en installations dans la région.

Carter a donc fait une longue liste exhaustive du matériel que les États-Unis sont en train d’installer en Asie :

En ce sens, nous continuons à amener le meilleur personnel et installer les meilleures bases en Asie-Pacifique, non seulement en augmentant  le nombre de militaires, jusqu’à 365 000 hommes installés dans la région, mais aussi en envoyant et en y installant nos capacités les plus avancées.  

Des chasseurs F-22 et des F-35 furtifs [Ah, Ah, Ah .. si vous suivez le Saker depuis un moment, NdT], des avions de surveillance maritime Poséidon P-8, un déploiement permanent de bombardiers stratégiques B-2 et B-52 et nos tout derniers navires de guerre, tel que le formidable USS America et trois de nos plus nouveaux croiseurs furtifs, le DDG-1000, qui feront partie de la flotte de Pacifique. En même temps, nous faisons entrer la puissance régionale américaine dans le XXIe siècle en ouvrant de nouvelles bases dans le nord de l’Australie et aux Philippines, et en modernisant celles déjà implantées au Japon et en Corée du Sud.

[…]

Dans le budget de défense que je viens de présenter au Congrès il y a quelques semaines, nous proposons des investissements nécessaires au rééquilibrage. L’un d’eux concerne notre flotte de surface en augmentant le nombre de navires et, par-dessus tout, leurs capacités à dissuader. Et, si la dissuasion ne suffit pas, à vaincre le potentiel naval le plus avancé de nos adversaires et protéger ainsi la sécurité maritime dont nous dépendons tous.

Un seul exemple de la manière dont nous augmentons la capacité létale de nos navires, est de maximiser la production de missiles M-6, une de nos munitions les plus modernes, qui a maintenant une toute nouvelle capacité anti navires. Et je pourrais continuer. Nous investissons aussi pour assurer la permanence de notre supériorité aérienne et son envergure, entre autres grâce à 12 milliards d’investissement pour le nouveau bombardier B-21 à longue portée.

Un autre domaine d’investissement concerne nos capacités sous marines, où nous continuons à dominer et où nous sommes en train d’investir plus de 8 milliards, pour nous assurer que les nôtres restent les plus létales et les plus avancées au monde. Cela inclut les nouveaux drones sous marins de différentes tailles et différentes charges, qui peuvent opérer dans des eaux peu profondes où les sous marins habités ne peuvent pas aller.

Nous investissons aussi beaucoup dans le cyberespace, la guerre électronique, l’espace, un montant de 34 milliards rien que pour l’année prochaine. Cela nous permettra de construire notre force cybernétique, développer les nouvelles générations d’engins de brouillage électronique et nous préparer pour la possibilité d’un conflit s’étendant jusque dans l’espace.

D’autres choses sont encore prévues et même quelques surprises. (Quelques rires dans la salle.)

Dans ce contexte, il est instructif (et amusant) d’analyser la déclaration de Carter disant que la ratification du TPP [le Trans Pacific Partnership, le TTIP ou TAFTA asiatique, NdT]  est équivalente à un autre porte-avions, une blague qu’il a répétée au CFR après l’avoir faite pour la ratification du budget par le Sénat.

Lorsque l’on considère les plans du Pentagone pour l’Asie et le fait que les États-Unis ont deux groupes de porte-avions en action dans l’ouest du Pacifique – l’un déployé, le John C. Stennis, l’autre, le Ronald Reagan basé à Fukuoka – Carter veut dire, oui le TPP c’est bien, mais j’ai déjà deux porte-avions, alors l’économie et le commerce ne sont vraiment pas le jeu que nous voulons jouer ici.

C’est une bonne chose parce qu’à long terme, les chiffres économiques asiatiques ne sont pas en faveur des États-Unis.

À l’heure actuelle, les États-Unis et l’Asie représentent chacun environ un quart du PIB mondial. En 2050, la part des États-Unis sera toujours d’environ 25% – et la part de l’Asie sera d’environ deux fois plus. Puisque les dépenses de défense suivent celles du PIB, la tendance à long terme pour la suprématie militaire des États-Unis n’est pas bonne.

Voici quelques graphiques montrant cette évolution :

Pour que les États-Unis puissent remplir le rôle que Carter a prévu – «Nous allons rester la puissance militaire principale dans la région Asie-Pacifique pour les décennies à venir» – les États-Unis sont obligés de surinvestir militairement, afin de rester à niveau en Asie de l’Est.

Pour entretenir cette narrative, le ministère de la Défense et sa constellation de think tanks ont construit une doctrine centrée autour du concept que la République populaire de Chine est une menace pour les démocraties asiatiques (et même pour le Vietnam qui n’en est pas une!), trop faibles et divisées pour faire face individuellement. Il est donc du devoir des États-Unis de les organiser, les armer et les amener à former un rempart contre l’agression chinoise.

Carter voit les États-Unis comme le grand maître de cette alliance ad hoc, remplissant le vide sécuritaire créé par l’absence d’une alliance formelle, style OTAN, avec un kaléidoscope d’alliances bilatérales, trilatérales, et même quadrilatérales, orchestrée par les États-Unis et soutenue par les bases étasuniennes et leur personnel militaire au Japon, en Corée du Sud, aux Philippines, en Australie, en Thaïlande, à Singapour et peut être même en Indonésie et en Malaisie.

C’est le plan. Et pour les États-Unis, il est attrayant: un pari d’un milliard de dollars pour qu’ils continuent à mener le jeu en Asie.

Malheureusement, le bilan des États-Unis dans leur leadership mondial est terrible. Sous Ash Carter, dont les flatteurs disent qu’il a été «génétiquement modifié pour être ministre de la Défense», à savoir l’un des ministres de la Défense les plus capables dans l’histoire du pays, les États-Unis ont non seulement poursuivi le sanglant calvaire du monde musulman, mais ils l’ont étendu à la Syrie et à la Libye. Plus près de l’Asie, leur insistance à pousser des partenaires peu enthousiastes à faire semblant d’être des alliés actifs, anticipait l’échec en Afghanistan alors que les États-Unis prétendaient qu’il y avait une volonté et un intérêt national pour le Pakistan à résister à des talibans afghans qui n’étaient tout simplement pas là.

En Amérique du Nord, nous avons le luxe de vivre sur un continent peuplé par nous et des clients néocoloniaux faibles, et d’être séparés de nos ennemis par des océans. Les conséquences de nos nombreux crimes d’omission et d’action sont subies par des citoyens anonymes des nations faibles, très éloignées. L’échec est une occasion pour faire travailler les think tanks, mais ne déclenche pas de crise nationale existentielle.

En Asie, les nations vivent côte à côte avec leurs ennemis, les craignent, commercent avec eux et, si elles sont assez intelligentes, essaient d’éviter les guerres colossales contre elles. Elles cohabitent même entre elles.

A l’exception du Japon, chaque nation importante en Asie de l’Est héberge une population d’ethnie chinoise importante. D’importants pogroms anti-chinois font partie de l’histoire malaisienne, indonésienne et vietnamienne récente. Le ressentiment contre une classe ethnique chinoise prospère imprègne la société en Thaïlande et aux Philippines. Personne étant sain d’esprit ne veut allumer cette mèche. Garder l’accent sur l’intégration économique et éviter une polarisation pouvant dégénérer, est un problème quasi existentiel.

Mais c’est un facteur que les États-Unis semblent déterminés à traiter par le mépris, tout comme ils l’ont fait avec le facteur sunnites/chiites au Moyen-Orient.

Telle est la contradiction fatale du pivot asiatique. Nous voulons diriger, sans posséder la force, la volonté, la compréhension et l’intérêt à diriger tous seuls. Au lieu de cela, nous avons besoin d’une constellation d’alliés, nous avons besoin qu’ils oublient leur intérêt personnel et nous les forçons à se couler dans un modèle qui convient à nos idées préconçues et à nos priorités, mais pas nécessairement aux faits sur le terrain ou peut-être même aux intérêts de nos partenaires. Et le moyen le plus fiable pour un dirigeant faible de conserver son emprise, est de fomenter la polarisation, la division et des crises.

Le pivot étatsunien est, à mon avis, une politique erronée qui survivra dans tous les cas en raison d’un engagement massif d’argent et de prestige de la part des États-Unis, et en raison du soutien de puissants groupes d’intérêt, tant aux États-Unis que dans les États d’Asie de l’Est. Mais je prédis qu’il ne prospérera pas. Il freinera les États-Unis pour longtemps (sauf pour les think tanks et les entrepreneurs de la défense bien sûr) et il va coûter quelques points de croissance régionale pour l’Asie de l’Est.

Et si cela empêche une guerre, ce ne sera pas à grâce aux États-Unis. Ce sera parce que les nations de l’Asie de l’Est sont trop intelligentes pour la laisser se déclencher.

China Matters.

Traduit par Wayan, relu par nadine pour le Saker Francophone

   Envoyer l'article en PDF   

1 réflexion sur « Les délires asiatiques d’Ashton Carter »

  1. Ping : SERGE - atomik500-contact@yahoo.fr (atomiq_49) | Pearltrees

Les commentaires sont fermés.