Par Alastair Crooke – Le 4 janvier 2021 – Source Strategic Culture
La couverture du TINA (il n’y a pas d’alternative) qui recouvrait le monde est en train de se déchirer. Elle se déchire pour l’instant au niveau des coutures. Maintenant que les tribunaux américains ont abdiqué leur rôle d’arbitre pour les élections du 3 novembre, il semble que le président Trump fera un dernier effort pour changer le cours des événements entre le 6 et le 20 janvier (jour de l’inauguration). Au moment où nous écrivons ces lignes, quelque 140 représentants républicains affirment qu’ils contesteront le résultat de certaines élections le 6 janvier. La question de savoir si ce défi réussira (dans toutes ses dimensions) reste posée.
Que se passera-t-il alors ? Eh bien, l’Amérique rouge – à tort ou à raison – pensera que le 20 janvier est « une impasse » pour eux. Huit républicains sur dix pensent que l’élection a été volée ; que la course cruciale au Sénat de Géorgie sera probablement « volée » elle aussi ; que la destruction des petites et moyennes entreprises par le confinement est une stratégie préméditée pour consolider les oligarques du Big Business ; et qu’en fin de compte, les Américains rouges [ceux qui soutiennent Trump, NdT] seront confrontés au « totalitarisme mou » de la « Cancel Culture », orchestré par Big Tech. Telle est leur perspective – leur épiphanie. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle est plutôt sombre.
Avec une perspective aussi sombre pour l’Amérique rouge, les discussions se sont tournées vers la sécession ou la séparation (mais pas encore le divorce) – les plus optimistes prévoyant un accord à l’amiable, permettant à l’Amérique rouge et bleue de trouver leur propre espace de vie politique, tout en reconnaissant les liens naturels dus à la géographie, au commerce, à la monnaie, à la dette, à la diplomatie et à la force militaire. Mais la plupart s’attendent à une répression vengeresse, sans aucune civilité.
La sécession, en soi, est cependant peu probable – et si elle était tentée, elle se terminerait probablement mal. Une séparation se produit déjà de facto, de façon limitée : Les déménagements (selon les agents immobiliers) sont d’abord motivés par la « couleur » du quartier qui est quitté, ainsi que par la « couleur » de la destination souhaitée (rouge ou bleu), car l’Amérique est en train de se séparer en deux « tribus ».
Oui, de nombreux mythes américains (et occidentaux) sur l’identité et la politique américaines ont volé en éclats sur le terrain. Beaucoup sont encore en état de choc. Ils avaient imaginé que leurs élections étaient en quelque sorte sacro-saintes. Ils imaginaient que les tribunaux étaient comme des arbitres. Et ils n’auraient jamais imaginé voir un président américain ridiculisé et humilié de la sorte, par les médias grand public. Ils se sont pris cette réalité comme on prend une gifle.
Et oui – TINA, c’est terminé ; un marché des alternatives est maintenant ouvert aux preneurs. Les ondes de ce choc de cette épiphanie américaine vont se répercuter jusqu’à l’Union européenne (même si les dirigeants européens ne le voit venir), et les médias européens collaborent en ignorant tout cela, pour sauver la narrative.
Mais en plus de cela, la déchirure de la couverture TINA permet à d’autres États civilisationnels de rejeter avec assurance les critiques ou les politiques qui ont été utilisées comme des armes contre leurs systèmes de valeurs. Car si l’Amérique rouge peut rejeter totalement les valeurs du mouvement Woke, et vice versa, alors pourquoi les autres civilisations ne rejetteraient-elles pas les valeurs occidentales héritées des Lumières ?
C’est déjà le cas : la Hongrie a affronté avec succès l’UE au sujet de ses valeurs particulières (que Bruxelles, progressiste, méprise comme étant illibérales), et la Chine a clairement fait savoir qu’une relation commerciale avec Pékin n’interviendra que lorsque les Européens arrêteront d’étaler leur soi-disant vertu au visage du monde.
La question de savoir si les États-Unis étaient une véritable démocratie, au sens propre du terme, faisait déjà l’objet d’un débat substantiel, avant l’ère Trump. Une étude datant de 2014 montrait que le pouvoir économique était désormais tellement concentré entre les mains d’une minuscule clique de milliardaires-oligarques qu’ils avaient amassé un pouvoir politique pratiquement incontestable, ne laissant pratiquement aucun pouvoir entre les mains de qui que ce soit d’autre. Le rapport concluait que les États-Unis ressemblaient davantage à une oligarchie qu’à une démocratie fonctionnelle. La répression par la narrative de Big Tech au cours des derniers mois a douloureusement fait comprendre à la moitié de l’Amérique que ce pouvoir est maintenant institutionnel et incontestable.
Ce débat sur la disparition de la démocratie américaine a cependant été rendu totalement obsolète par les nouvelles réalités de l’ère Covid : La combinaison d’un confinement prolongé, de la disparition des petites entreprises et d’un soutien financier étatique massif accordé principalement aux grandes entreprises, a laissé ces oligarques, ainsi que leurs alliés de la Silicon Valley et de Wall Street, encore plus retranchés, avec un pouvoir économique et politique littéralement inattaquable.
Ce qui nous amène à l’Union européenne. Perry Anderson, dans un long examen médico-légal intitulé « Ever Closer Union », détaille la manière dont l’Europe a orienté son parcours vers un ambition oligarchique identique – incluant exactement les mêmes pathologies que celles qui sont maintenant présentes aux États-Unis :
… Elle [l’UE] n’est pas, de toute évidence, une démocratie parlementaire, par manque de réelle division entre un gouvernement et une opposition, par manque de concurrence entre les partis pour l’obtention d’un mandat ou par manque de responsabilité devant les électeurs. Il n’y a ni séparation entre les pouvoirs exécutif et législatif, comme aux États-Unis, ni lien entre eux, comme en Grande-Bretagne ou sur le continent, dans lequel un exécutif est investi par une législature élue devant laquelle il reste responsable.
C’est plutôt l’inverse qui est vrai : un exécutif non élu détient le monopole de l’initiative législative, tandis qu’un pouvoir judiciaire, auto-investi avec une indépendance soumise à aucun audit ou contrôle constitutionnel, émet des décisions qui sont effectivement inaltérables, qu’elles soient ou non conformes aux traités sur lesquels elles sont nominalement fondées. La règle des procédures de l’Union, qu’elles soient présidées par des juges, des banquiers, des bureaucrates, des députés ou des premiers ministres, est secrète dans la mesure du possible, et leur résultat [déclaré comme reflétant] l’unanimité.
Dans un parallèle frappant avec le cours récent des événements judiciaires aux États-Unis, Anderson note que la Cour européenne de justice, la CEJ, est une « cour [avec des juges non élus et des délibérations secrètes], avec un ordre du jour qui ne correspond pas aux intentions de ses fondateurs, se considérant « ni comme le gardien des droits des États signataires, ni comme un arbitre neutre entre les États et la Communauté, mais plutôt comme le moteur de l’intégration ». (Cela correspond étroitement aux plaintes déposées contre l’activisme judiciaire de la Cour suprême des États-Unis, en ce qui concerne la Constitution. Elle a, elle aussi, facilité l’intégration et la concentration).
L’affirmation par la CEJ de la suprématie de la Communauté sur les lois internes, sans parler des lois constitutionnelles, n’a aucun fondement dans le traité de Rome, qui ne lui accordait des droits de contrôle juridictionnel que « pour les actes des institutions de l’Union », et non pour ceux des États membres.
Pourtant, c’est exactement ce que la Cour entreprend aujourd’hui de façon routinière, en procédant comme si « le cadre du traité, en tant que pierre de touche de la constitutionnalité interne de toute l’activité institutionnelle de l’UE, n’avait jamais signifié ce que [le traité de Rome] énonce si clairement ».
Une fois de plus – comme aux États-Unis – cet « activisme » judiciaire de la CEJ établit de nouvelles règles, bien au-delà des cadres du « traité », sans mandat, sans validation législative, ou même sans que les électeurs européens en soient informés.
L’actuel président de la CEJ, le Belge Koen Lenaerts, a explicitement exposé les ambitions intégrationnistes de la Cour. Voilà ses mots : « Il n’existe tout simplement pas de noyau de souveraineté que les États membres puissent invoquer, en tant que tel, contre la Communauté ». La Cour vise « le même résultat pratique que celui qui serait obtenu par une invalidation directe du droit des États membres ». (Le parallèle est ici avec le fait que la Cour américaine a rejeté toute capacité d’agir dans les litiges entre les cinquante États américains co-souverains, sur des pratiques anticonstitutionnelles).
Une fois encore, suivant le chemin des États-Unis, lorsqu’elles ont été confrontées à « l’activisme de Woodstock » qui semblait menacer leurs intérêts économiques, les grandes entreprises américaines ont simplement mis en place l’« industrie » du lobbying de K-Street qui, aujourd’hui, rédige effectivement presque toute la législation du Congrès. L’UE a suivi le mouvement dans ce domaine également : « Bruxelles est rapidement devenue un pôle d’attraction pour les juristes d’entreprise et les investisseurs américains, à l’affût des opportunités du marché et apportant avec eux les attentes et les pratiques d’une puissante fédération ».
Ces derniers ont rapidement noué des relations étroites avec un nombre important de juristes commerciaux belges de haut niveau qui, tirant pleinement parti d’une CEJ ayant « une politique établie et cohérente de promotion du fédéralisme européen » … et qui a interprété « les interdictions de discrimination à l’encontre des sociétés étrangères si largement » que « presque toute réglementation nationale [c’est-à-dire d’un État membre] pouvait être considérée comme un obstacle à l’accès au marché … ». Ainsi, conclut Anderson, « la CEJ a effectivement privé les États membres du pouvoir de déterminer la frontière entre le secteur privé et le secteur public, entre le marché et l’État ».
Il y a maintenant environ 30 000 lobbyistes enregistrés à Bruxelles – c’est plus du double du nombre de celui qui infestent Washington, estimé à seulement 12 000. À Bruxelles, 63 % sont des lobbyistes d’entreprise et des lobbyistes-conseils, 26 % sont issus d’ONG, 7 % de groupes de réflexion et 5 % de municipalités. « Que l’exécutif européen puisse résister à l’infection due aux vapeurs de ce marécage est peu plausible », écrit Anderson
Mais voici le hic : la dissociation délibérée du processus politique et de la société. Le livre « L’intégration européenne » de Christopher Bickerton a pour sous-titre, apparemment anodin : des États-nations aux États membres. Tout le monde a une idée de ce qu’est un État-nation, et beaucoup savent que 27 pays (avec le départ du Royaume-Uni) sont des « États membres ». Mais quelle est la différence conceptuelle entre les deux ?
Ici, la définition de Bickerton est succincte : « Le concept d’État membre exprime un changement fondamental dans la structure politique de l’État : Les liens horizontaux entre les exécutifs nationaux l’emportent sur les liens verticaux entre les gouvernements [nationaux] – et leurs propres sociétés ». Le lien entre les 27 peuples-électorats et le processus politique est ainsi rompu.
À la fin de la guerre froide, en 1990, les dirigeants européens avaient déjà consolidé cette transition vers le statut d’État membre lorsque la crise est intervenue : l’euro – loin d’apporter une croissance et une prospérité renouvelées – avait plongé l’Italie dans une stagnation et une régression prolongée, et avait entraîné l’ensemble de la zone euro dans la tourmente. La réponse de l’UE n’a pas été de desserrer les corsets de la « qualité de membre », mais de les resserrer encore plus. Aujourd’hui, la réponse à la pandémie – qui a précisément mis en évidence le manque de solidarité et de compétence de l’Europe – a de nouveau fait ressortir le mantra de « l’union toujours plus étroite » et de la « solidarité ».
Cependant, la ceinture sud des États européens continue de payer le prix d’une union monétaire mal conçue qui ne peut plus être inversée. En effet, même si l’union monétaire, en l’absence d’union fiscale ou politique, était une énorme erreur, la dissolution de la zone euro reste une chose qu’aucun euro-politicien ne considère comme possible. Pourtant, si un deuxième grand choc (comparable à l’impact de la Grande crise financière (de 2008)) devait frapper le système – comme, par exemple, par la poursuite des confinements qui pourrait déclencher une dépression économique – le projet européen devra être radicalement reconstruit – ou abandonné.
L’Europe est donc prise au piège : elle ne peut ni avancer, ni reculer. La décision de l’UE de sauver la monnaie unique plutôt que de la démanteler a créé un régime économiquement répressif et politiquement autoritaire, qui s’est avéré extrêmement contre-productif. En forçant les États membres en difficulté à adopter l’austérité budgétaire et la dévaluation interne, en réduisant les coûts du travail, ainsi qu’en exerçant une pression permanente à la baisse sur les revenus salariaux, les transferts sociaux et les transferts publics, la politique officielle était « totalement dépourvue de légitimité démocratique », estime Fritz Scharpf.
« En résumé », conclut Anderson, « le régime de l’Union est celui d’une oligarchie … Malheureusement, il n’existe pas de démocratie à l’échelle de l’UE, et les réformes adoptées depuis la crise de 2008 – union bancaire, surveillance budgétaire plus stricte – ont rendu l’Union plus technocratique, moins responsable et plus éloignée des électeurs européens ».
Mais le « projet européen », malgré ses défauts, n’a-t-il pas apporté la paix en Europe ? La vérité, bien sûr, est qu’après 1945, il n’y a jamais eu de risque d’une nouvelle flambée d’hostilités entre l’Allemagne et la France, ou tout autre pays d’Europe occidentale, parce que la guerre froide a fait de toute la région un protectorat sous sécurité américaine.
Et, tout comme c’est le cas avec les États-Unis (maintenant clairement visible au lendemain du 3 novembre), le chemin de l’Union vers une « union toujours plus étroite » et vers l’oligarchie a créé des divisions similaires dans l’ensemble du corps politique européen. Le conflit est économique, culturel et politique. L’Europe a deux économies et celles-ci divergent rapidement ; On y exerce des emplois différents, dans des secteurs différents, en des lieux différents, pour des salaires différents. L’économie des élites et celle des démunis.
D’une part, Bruxelles adhère fermement à sa vision résolument laïque et « progressiste », tandis que d’autre part, une partie importante des Européens (et certains États membres) se réclament d’une éthique plus traditionnelle, spirituelle et culturelle. Et, alors que Bruxelles s’engage de plus en plus dans un « Grand Reset » basée sur la technologie, ces élites occupent un monde totalement séparé de celui de la plupart des Européens qui travaillent – deux réalités distinctes et déconnectées, en fait. Et la colère des Européens s’accroît face aux confinements et à la destruction des petites et moyennes entreprises (tout comme aux États-Unis, où les gens passent d’une situation financière difficile à celle de la faim).
L’Amérique est peut-être sur le point de se découpler, sous le choc de la révélation brutale de son état non-démocratique, de l’incontestabilité de son oligarchie et de ses institutions. Au fond d’eux-mêmes, ils le savaient ; mais soudain, brusquement – comme le craquement d’un cristal qui se brise – ils en ont acquis une conscience lumineuse.
Les élites européennes font semblant de ne rien remarquer, ânonnant que tout est sur le point de revenir « à la normale » grâce à l’administration Biden ; que les anciennes relations avec le Parti Démocrate vont reprendre. L’Europe n’a jamais eu de relations avec l’Amérique en tant que telle – Bruxelles a toujours été la branche européenne du « Blue State » américain, auquel elle est rattachée – comme l’affirme le récit d’Anderson sur l’« accaparement » européen de tous les attributs d’un pouvoir incontestable. Pourtant, il n’y a pas de « normalité », de civilité, de « travail main dans la main » avec Washington, où l’Europe pourrait partager son « expérience » avec un administrateur Harris-Biden.
Un premier « domino » est tombé : L’Amérique rouge ; le Brexit est le deuxième. Quelqu’un croit-il que cette épiphanie américaine, cette dissolution des illusions américaines, laissera l’Europe intacte ? Ou que d’autres États l’observeront et comprendront que le besoin de soumettre leurs propres cultures à l’examen moral de l’Union Européenne est révolu ?
Le 10 décembre, Rush Limbaugh, un célèbre animateur d’une émission politique conservatrice américaine, déclarait « Je pense en fait que nous tendons vers la sécession. Je vois de plus en plus de gens qui demandent : « Qu’avons-nous en commun avec les gens qui vivent, disons, à New York ? »
Combien de temps avant qu’un grand nombre d’européens ne disent aussi : « Qu’avons-nous en commun avec ces technocrates qui opèrent à Bruxelles ? »
Alastair Crooke
Traduit par Wayan, relu par Hervé pour le Saker Francophone
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