L’entente Turquie–Iran–Qatar se moque de l’OTAN arabe


Par M.K. Bhadrakumar – Le 28 novembre 2017 – Source Asia Times

L’observateur politique du Moyen-Orient vient d’assister à deux événements contradictoires. À Riyad, lundi, à une réunion des ministres de la défense de la Coalition militaire islamique contre le terrorisme (IMCTC). La veille, à Téhéran, un accord « commercial » trilatéral a été signé par l’Iran, la Turquie et le Qatar.

Le spectacle de l’IMCTC a dépassé le modeste événement de Téhéran en termes de pompe et de publicité médiatique. Pourtant, c’est ce dernier qui devrait être surveillé de près.

La nouvelle alliance militaire a été un peu vite dénommée « l’OTAN arabe », mais elle n’est ni tout à fait arabe ni vraiment une alliance. Sa charpente en acier est fournie par le Pakistan, mais les Pakistanais eux-mêmes sont racialement plus proche des Indiens du Nord.

La véritable Organisation du traité de l’Atlantique Nord a vu le jour dans un cadre géopolitique et idéologique solide et a constitué l’avant-garde de la stratégie occidentale d’endiguement vis-à-vis de l’URSS. Mais la perception de la menace de l’IMCTC est liée à un phénomène protéiforme et non étatique qui mute au sein même du monde musulman. L’Arabie saoudite est largement réputée pour avoir été le principal incubateur de « terroristes islamistes » par le passé, mais son problème actuel est que les oiseaux veulent rentrer au nid pour s’y installer.

Avec une économie en pleine chute, des réserves de change qui s’épuisent rapidement, une lutte acharnée pour la succession qui déchire la famille royale, des signes de ressentiment parmi l’établissement religieux profondément conservateur qui a traditionnellement légitimé les dirigeants, des tensions sociales profondément enracinées qui produisent des demandes de « réforme » et d’ouverture, des troubles soudains dans les provinces de l’Est chiites, riches en pétrole, le sol saoudien est donc un terrain fertile pour les islamistes radicaux.

De même, l’environnement extérieur est compliqué : l’autonomisation des chiites en Irak ; un bourbier au Yémen ; la défaite en Syrie ; la perte du Liban au profit du Hezbollah ; une poussée iranienne « post-sanctions » ; la volatilité du marché pétrolier et la réticence des États-Unis à soutenir le régime saoudien en cas de bouleversement intérieur.

L’Arabie saoudite ne fait face à aucune menace d’agression extérieure. Par conséquent, quelle est l’utilité de l’IMCTC pour repousser un ennemi qui se trouve au cœur même de l’Arabie saoudite ? De même, les pays de l’IMCTC vont-ils accepter d’entrer en guerre contre l’Iran juste pour rétablir la prééminence saoudienne dans le Moyen-Orient musulman ?

La plupart des pays de l’IMCTC – surtout les pays lointains du Maghreb, d’Afrique ou d’Asie centrale – entretiennent des relations amicales avec l’Iran. (Même le Pakistan semble impatient de commencer une nouvelle page avec l’Iran).

Pour le dire simplement, l’IMCTC est le dernier exemple de l’approche saoudienne consistant à jeter de l’argent sur un problème pour le faire disparaître. Mais la crise actuelle est existentielle et l’IMCTC donne un faux sentiment de sécurité. Le reportage photographique de lundi à Riyad m’évoquait les festivités du Shah d’Iran en 1971 pour mettre en vedette la 2 500e Année de la Fondation de l’État impérial d’Iran à Persépolis, alors même que l’ennemi frappait aux portes.

Par contraste, l’accord Iran-Turquie-Qatar conclu dimanche à Téhéran a été un événement discret, mais sa substance aura un impact certain sur la sécurité régionale et internationale.

L’accord, signé par trois obscurs ministres du Commerce, qui n’a pas fait les gros titres des médias occidentaux, prévoit la création d’un « groupe de travail conjoint pour faciliter le transit des marchandises entre les trois pays » afin de s’attaquer aux « obstacles à l’envoi de marchandises provenant d’Iran et de Turquie vers le Qatar ».

Cela peut sembler un effort modeste pour rationaliser la logistique du flux commercial vers le Qatar, qui ne peut plus accéder à la route terrestre via l’Arabie saoudite, mais un effort extrêmement symbolique qui montre la défiance de Doha envers un leadership régional saoudien et le soutien total dont il bénéficie de la part d’Ankara et de Téhéran. L’alliance de Doha avec Téhéran était ostensiblement la première raison de la colère saoudienne, mais le Qatar et l’Iran affichent maintenant ouvertement une véritable alliance. Cela porte atteinte à la cohésion du Conseil de coopération du Golfe, car l’Iran entretient également des liens cordiaux avec Oman et le Koweït.

Sur un plan plus large, l’approfondissement de l’accord tripartite entre la Russie, la Turquie et l’Iran, dans un contexte d’antipathie partagée à l’égard des États-Unis, constitue déjà pour Téhéran un pare-feu à tout isolement régional. Et l’amitié entre l’Iran, le Qatar et la Turquie, deux pays sunnites musulmans, démonte la campagne de Riyad qui voudrait donner une coloration sectaire à son affrontement avec Téhéran.

La proximité du Qatar et de l’Iran a des implications profondes pour les marchés mondiaux de l’énergie. La Russie, l’Iran et le Qatar représentent environ 55 % des réserves mondiales prouvées de gaz naturel. Les trois pays sont des acteurs de premier plan au sein du Forum des pays exportateurs de gaz. Par ailleurs, l’Iran « partage » les champs gaziers de South Pars (27% des réserves iraniennes) avec le Qatar, et la Russie renforce bien sûr sa présence dans le secteur énergétique iranien.

Le Qatar domine les marchés du GNL depuis les années 2000. Mais la Russie renforce sa production de GNL avec la mise en place du champ de Yamal (qui devrait être pleinement opérationnel en 2020) et l’Iran, lui aussi, envisage un avenir en tant qu’exportateur de GNL.

Le président américain Donald Trump est prêt à accroître la production de GNL aux États-Unis, mais, bien sûr, le marché mondial du GNL commence à saturer. Une quasi-alliance entre la Russie, l’Iran et le Qatar peut donc sérieusement faire dérailler les plans les mieux conçus de Trump pour les exportations américaines de GNL.

Cela s’ajoute également au problème étasunien quant à ses 6 500 soldats actuellement stationnés au Qatar, pays qui abrite le quartier général régional du Commandement central des États-Unis, à la base aérienne Al-Udeid. De même, les relations américano-turques risquent de voir la tempête arriver. La Turquie possède également une base militaire au Qatar.

Pendant ce temps, un nouveau port géant a ouvert ses portes au Qatar en septembre, devenant une porte d’entrée pour l’Iran, juste de l’autre côté de la voie navigable, pour stimuler le commerce, alors que la Coupe du Monde de la FIFA 2022 au Qatar approche à grands pas. En outre, l’Iran offre son espace aérien pour que les vols de Qatar Airways puissent aller vers l’Europe et les Amériques.

L’Iran espère attirer des investissements qataris. On parle même d’inscrire un jour la dette du gouvernement iranien, comme les bons du Trésor, à la Bourse du Qatar. Sur le plan géopolitique, il suffit de dire que l’alliance naissante avec le Qatar confère à l’Iran une profondeur stratégique considérable.

L’Iran a l’habitude de déjouer les Saoudiens grâce à un mélange d’intelligence et de ruse, utilisées diplomatiquement, et cela semble se répéter.

Fondamentalement, cependant, l’alliance Turquie-Iran-Qatar rétablit l’équilibre des forces au Moyen-Orient musulman en contestant ouvertement le rôle de leadership régional de l’Arabie saoudite.

M.K. Bhadrakumar

Traduit par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone

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