Par Andre Vltchek – Le 14 février 2016 – Source Russia Today
On le présentait comme l’exemple d’un énorme succès. On nous disait qu’au milieu d’un Moyen-Orient ravagé, entouré de désespoir, de mort et de douleur, une terre où coule le lait et le miel brillait comme une torche d’espoir.
Ou était-ce plutôt un délicieux gâteau moisi ? Cet endroit exceptionnel s’appelait le Kurdistan irakien ou, officiellement, la région du Kurdistan.
C’est là où le victorieux capitalisme global injectait «des investissements massifs,» alors que l’Ouest «garantissait la sécurité et la paix».
Ici, les entreprises turques construisaient et finançaient d’innombrables projets, alors que leurs camions-citernes et plus tard un oléoduc transféraient des quantités inimaginables de pétrole vers l’Ouest.
À l’aéroport international stylé d’Erbil, des hommes d’affaires européens, des soldats et des experts en sécurité côtoyaient des spécialistes en développement de l’ONU. Lufthansa, Austrian Airlines, Turkish Airlines, MEA et d’autres compagnies aériennes importantes s’employaient à inaugurer des vols vers ce nouveau centre névralgique chic du Moyen-Orient.
Peu importe que le gouvernement de la région du Kurdistan continue à se heurter à la capitale Bagdad concernant des réserves de pétrole, l’étendue de son autonomie et plein d’autres questions essentielles.
Ne vous souciez pas si les indicateurs macro-économiques révèlent soudain un contraste effrayant avec la misère croissante de la population locale – comme cela se produit souvent dans les sociétés capitalistes extrêmes.
Tant que le pétrole coulait, cette région auto-administrée jurait son allégeance éternelle à l’Ouest. Puis l’économie a commencé à ralentir, ensuite elle s’est arrêtée complètement et tous les indicateurs sociaux se sont effondrés.
Le bonheur des investisseurs, occidentaux et turcs, et particulièrement des manipulateurs politiques, devenait de plus en plus déplacé, voire presque insultant, pour ceux qui trimaient pour joindre les deux bouts.
Et le jour de mon départ, le 9 février 2016, le Kurdistan irakien a soudainement explosé dans une série de protestations violentes à propos des «mesures d’austérité pour éviter un effondrement économique».
Selon l’agence Reuters :
Les protestations se sont intensifiées mardi dans la région du Kurdistan irakien… Le boom économique de dix ans dans la région autonome s’est subitement arrêté, en 2014, quand Bagdad a réduit drastiquement les subsides, suite à la construction par la région kurde de son propre oléoduc vers la Turquie, et qu’elle a commencé à exporter indépendamment le pétrole. La conséquence pour le gouvernement régional kurde (GRK) a été qu’il a dû se dépatouiller pour payer les salaires des fonctionnaires qui s’élevaient à 875 milliards de dinars irakiens (721 millions d’euros par mois). Le GRK a essayé de combler le déficit en portant les ventes indépendantes de pétrole à environ 600 000 barils par jour (bpj), mais avec les prix actuels, la région est encore restée avec un déficit mensuel de 380-400 milliards de dinars irakiens, soit 646 millions d’euros.
Cependant, le conflit avec Bagdad et le déficit financier ne sont pas les seules questions ayant conduit à la situation actuelle. Les politiques sociales de la région kurde avaient depuis longtemps été grotesquement insuffisantes, et l’aide sociale à la population locale n’avait jamais été considérée comme une priorité.
Une nuit, j’ai rencontré une spécialiste en éducation de l’ONU, Mme Eszter Szucs, basée à Erbil. Nous avons eu un entretien court et intense : «Le Kurdistan irakien n’est définitivement pas un État social. Les gens sont mécontents de la situation. Ils protestent beaucoup, mais cela ne leur fait aucun bien. Les ressources naturelles sont privées. Les services sociaux sont en général extrêmement chers et ceux qui peuvent se les permettre voyagent pour leur traitement médical en Turquie. La région kurde est un endroit très complexe.»
«Pas un paradis au cœur du Moyen-Orient carbonisé ?», demandai-je, ironiquement.
«Certainement pas, répondit-elle. Il y a naturellement des investissements vraiment importants provenant de l’étranger : principalement de l’Ouest et de la Turquie. Mais on l’oriente vers la croissance macro-économique, dans l’industrie pétrolière. Peu arrive jusqu’aux poches des gens ordinaires».
Je connais cela. J’ai vu ces gens ordinaires arracher des racines sales pour leur dîner, au milieu des villages situés juste à côté des raffineries de la KAR, la compagnie pétrolière kurde.
Le 9 février 2016, des manifestants se sont répandus dans les villes de Souleimaniye, de Koya, de Halabja et de Chemchemal. Soudain, il devint clair que le succès du Kurdistan irakien n’était rien d’autre qu’un château des cartes. La situation est devenue insoutenable, et tout a commencé à s’effondrer graduellement.
Alors que nous conduisions sur la route n° 2 qui relie Erbil à Mossoul, j’ai demandé à mon interprète : «Pourquoi pensez-vous qu’il n’y a pas de fonds pour payer les salaires, les retraites, même les salaires des forces armées locales, les Peshmerga ?»
«Il n’y a pas d’argent parce que le prix du pétrole s’est effondré, et en raison de la guerre avec État islamique, dit l’interprète. «Avant, Bagdad couvrait 75% des coûts des services sociaux pour nos citoyens… Maintenant elle n’envoie rien.»
Je pose la question: «Mais pourquoi devriez-vous obtenir l’argent de Bagdad si vous êtes beaucoup plus proches de Washington. Vous continuez à jurer allégeance à l’Occident, et vous contrariez le reste de l’Irak, menaçant de déclarer votre indépendance. Vous avez même construit un oléoduc direct vers la Turquie… ?»
«Mais Bagdad est toujours notre capitale…»
«Mais vous rompez vos liens avec l’Irak, et le Moyen-Orient…»
Silence.
«Obtenez-vous quelque argent, quelque aide substantielle des États-Unis ?» demandai-je.
«Non.»
«Est-ce que le peuple kurde est déçu parce qu’il n’obtient aucun appui de l’Occident ?»
«Oui, très déçu, répond mon interprète. Nous nous sentons peu sûrs dans notre propre pays, surtout dernièrement. Tout pourrait s’effondrer à tout moment. Les gens veulent juste partir d’ici – aller aux États-Unis ou au Royaume-Uni.»
Est-ce la fin de l’euphorie ?
La route est entourée de décharges, des fils électriques et de hautes clôtures sillonnent le paysage et la terre reste à l’abandon, il n’y a presque plus d’agriculture ici. C’est le tout-pétrole, les bases militaires, l’inactivité et l’apathie.
Notre voiture est arrêtée à plusieurs points de contrôle. Ma collègue est harcelée, parce qu’elle a un visa syrien dans son passeport. J’ai un visa iranien dans le mien… Alors que nos documents sont examinés, des camions et des camions-citernes turcs passent sans problème, librement, jouissant de privilèges non explicités mais évidents.
Au sud d’Erbil, dans les villages près de Qushtapa, la route est sévèrement endommagée par les camions-citernes turcs et kurdes. Sur cette route reliant l’Irak, la Turquie et l’Iran, il semble y avoir plus de camions et de camions-citernes que de voitures ou d’autobus ordinaires. Tout cela a à faire avec les affaires, le commerce. Les personnes voyagent à peine.
Il y a quelques jours, des citoyens furieux ont bloqué la route, exigeant le changement des politiques sociales, et demandant à ce que le gouvernement agisse.
J’arrive quand même au village de Degala. Là, les gardes et la population locale me regardent avec soupçon.
«Pourquoi protestez-vous ?», leur demandé-je.
Ils essayent tout d’abord d’éviter les vraies questions: «Nous voulons que notre route soit réparée…»
J’insiste: «Pourquoi, vraiment ?»
Après un certain temps, la glace est brisée et un des villageois commence à parler de ses griefs : «Six mois durant nous n’avons pas été payés. Sur cette route, nous le voyons clairement : il y a tellement de commerce, tellement d’argent, mais nous, nous n’obtenons absolument rien. Nous sommes vraiment en colère ! Les camions transportent de la nourriture et du pétrole, mais ils ne s’arrêtent pas ici. Nous sommes abandonnés.»
Pendant notre voyage vers Erbil, je constate encore l’abandon total : les champs ne sont pas cultivés. Il n’y a pas de diversification de l’économie.
Je demande à mon conducteur: «Était-ce toujours comme cela ? Le Kurdistan produisait-il de la nourriture sous Saddam Hussein ? Y avait-il de l’agriculture ?»
«Oui, répond-il en haussant ses épaules. C’était comme… un pays différent.»
«Meilleur ?», je demande.
«Naturellement, bien mieux.»
Puis silence, encore.
Et maintenant, il y a une guerre.
Il y a un an, j’étais parvenu jusqu’à la ligne de front, à 7 kilomètres de Mossoul. On m’a montré les collines tenues par État islamique, j’ai vu le pont détruit au-dessus de la rivière de Khazir, et puis le village Sharkan, Hassan Shami, et d’autres villages bombardés et ruinés par les forces étasuniennes.
Le commandant de bataillon le colonel Shaukat de la force de police militarisée de Zeravani (une partie des forces armées des Peshmerga), m’a pris pour faire un tour avec son 4×4 blindé. Des mitrailleuses, de la fumée et de la bravade partout…
Je lui ai demandé: «Combien de civils sont morts dans ces villages ?»
«Aucun, m’a-t-il répondu. Je le jure ! Nous avons fourni de très bons renseignements pour que les forces des États-Unis sachent ce qu’il y avait à bombarder».
Il me traitait comme si j’étais un novice devant ma première zone de guerre. Des centaines sont morts. C’était évident, et les parents des victimes plus tard me l’ont confirmé. Il ne restait plus grand-chose des villages. Plus vraisemblablement, la plupart des villages ont disparu lors de l’attaque. Le colonel Shaukat a été formé principalement au Royaume-Uni. Il savait comment parler.
Cette fois je parle à Omar Hamdy, le directeur de l’hôtel cinq étoiles de Rotana à Erbil :
«Je suis irakien, de Mossoul. J’ai perdu mon frère et mon oncle dans cette ville quand elle avait été prise par État islamique. Bien entendu État islamique a été créé et ses forces entraînées par l’Ouest et la Turquie, mais je blâme également l’armée irakienne – 54 000 d’entre eux ont jeté leurs armes et se sont enfuis».
J’ai dit : «Mais ils ont probablement été très effrayés, sachant que derrière État islamique se trouvaient les pays de l’OTAN.»
«Oui, certainement», a-t-il répondu.
«Et que diriez-vous de la Russie ?»
«Je suis réellement très, très intéressé par la Russie et par ce qu’elle fait maintenant au Moyen-Orient. La Russie lutte vraiment contre État islamique. Les États-Unis viennent ; bombardent les villages pris par État islamique, tuent principalement des civils, et larguent aussi des armes par erreur sur les secteurs où État islamique peut mettre la main dessus… J’ai beaucoup d’amis qui luttent réellement contre État islamique, à Mossoul, donc je suis toujours bien informé».
Les familles sont des deux côtés de la ligne de front et les téléphones portables fonctionnent. Il est possible de se tenir au courant sur la situation à Mossoul en appelant tout simplement des parents et des amis.
Puis il continue :
«Même si Mossoul ne devait jamais être libérée de État islamique, il y aurait beaucoup de factions et les conflits seraient perpétuels».
«Pas différent du scénario libyen ?», l’ai-je interrompu.
«Exactement. Pas différent du scénario libyen… En outre, ce qui m’inquiète, c’est ce qui arrive aux enfants de Mossoul ; État islamique les endoctrine lourdement.»
«Cela arrive dans beaucoup de pays que l’Ouest a déstabilisés», ajoutai-je.
Il ne sait pas. Il sait seulement que cela se produit dans sa ville et son pays.
À mon retour à l’hôtel, un gars britannique parlait de politique avec une réceptionniste. Parler de la chose militaire, à propos de l’entraînement des militaires locaux, et puis de production pétrolière – c’est en vogue, ou tout au moins acceptable comme interaction sociale entre gens huppés locaux et expatriés machos.
Il y a tous ces experts en sécurité privée, militaires, instructeurs, agents du renseignement et conseillers. C’est un mélange époustouflant de bravade militaire ouvertement exhibée et épicée avec des dogmes turbo-capitalistes.
J’étudie les sources locales, et plus je le fais, plus il devient évident que les choses vont de mal en pis.
Le directeur des statistiques à Suleymaniyah, Mahmud Osman, a dit récemment à BasNews: «En comparaison avec 2014, les dépenses de chaque famille en 2015 ont diminué de 30% – cela comprend l’achat des biens essentiels, pour la maison, les déplacements et ainsi de suite… Le taux de chômage dans [la région du Kurdistan] était de 7% en 2013, maintenant il a atteint 25%…»
La pauvreté croît dramatiquement aussi. La région a des méthodes extrêmement laxistes pour calculer la pauvreté : si une famille dépense moins de 105 000 dinars irakiens (78€) par mois, la famille est considérée comme pauvre. Cela correspond à 20€ par personne et par mois, soit moins de 0,90€ par jour ! Il faut compter que les familles kurdes ont en moyenne plus de quatre membres.
Je demande à mon conducteur de combien une famille de cinq personnes a besoin pour survivre à l’intérieur et à l’extérieur d’Erbil.
«Au minimum 900€ par mois dans la ville, et 540€ à la campagne.»
«Combien de familles gagnent autant ?», je demande.
«Pas même la moitié… Beaucoup moins que la moitié», dit-il.
Je suis déconcerté ; je veux savoir, entendre des gens de la région dire que leur niveau de vie s’est vraiment effondré.
Dans le village de Kawergosk, un homme âgé, Mohamad Ahmad Hasen, répond franchement et froidement au sujet de la situation: «Ils [le gouvernement, le système] ne nous aident pas du tout. Et maintenant nous n’avons absolument rien. Là, vois-tu cette énorme raffinerie de pétrole ? Ils sont seuls et nous sommes abandonnés. Il n’y a pas de nouveaux emplois et nous subsistons au jour le jour».
Dans un autre village, je parle à une des nombreuses familles qui sont parvenues à s’échapper des territoires occupés par État islamique. Ils viennent de la ville de Hammam al-Alil, près de Mossoul. Ils convenaient tous que les choses étaient bien meilleures avant l’invasion étasunienne: «Quand Saddam Hussein était au pouvoir, l’Irak était un pays fier et convenable. La sécurité était bonne. Maintenant nous ne savons même pas qui sont nos ennemis, et qui est derrière eux.»
À la porte à côté, une femme me confie sa situation difficile. Selon la culture conservatrice de Mossoul, elle n’est pas censée nous parler, mais elle a plusieurs enfants, tous proches de la famine. Elle est exaspérée et elle dit: «Nos hommes sont dans le peshmerga. Ils combattent État islamique. J’ai sept enfants. Ma voisine a sept enfants. Désormais personne ne travaille. Il n’y a aucune aide. Même les peshmergas ne sont pas payés. Tout est extrêmement difficile et je ne sais même pas comment nous allons faire pour survivre !»
Les camions et les camions-citernes turcs vont et viennent sur les routes, jour et nuit.
Il y a peu de temps, lors de notre réunion à Istanbul, le professeur E. Ahmet Tonak a récapitulé la situation entre la Turquie et le Kurdistan irakien : «La Turquie soutient beaucoup le régime d’Erbil ; sans raison apparente, si ce n’est pour des considérations économiques. Celui qui va là-bas , au nord de l’Irak, ou ce que nous appelons le Kurdistan du Sud, noterait que les sociétés turques dominent presque totalement cette région kurde… Il y a du pétrole là, évidemment, mais il y a également un autre facteur politique : le régime kurde irakien est la seule force kurde dans toute la région qui soit amicale avec Ankara.»
Mais les alliés de la région du Kurdistan ne semblent pas être trop intéressés par la situation difficile de la population locale.
Alors que le système social s’effondre, Erbil se transforme en un des endroits les plus cloisonnés sur terre : avec des routes à 12 voies, des communautés fragmentées, aucun transport public, presque aucun établissement culturel, mais une abondance de centres commerciaux pour les riches, ainsi que d’hôtels de luxe pour les expatriés.
Dans un secteur où la majorité des personnes vivent avec moins d’un dollar par jour, une chambre d’hôtel convenable coûte maintenant plus de 315€, et la location d’une voiture de l’hôtel pour un jour est d’environ 360€.
Une grande crainte est ressentie dans la région du Kurdistan. Et la crainte engendre la colère. Et la colère peut mener à la violence contre le régime pro-occidental corrompu.
Et quelle est la solution d’Erbil ?
Reuters a rapporté le 11 février 2016: Massoud Barzani, président de facto de la région du Kurdistan de l’Irak, a avoué au début de février que «le temps est arrivé pour que les Kurdes du pays tiennent un référendum sur l’indépendance».
Bagdad observe et avertit : «Ne le faites pas ! Vous ne pourrez pas survivre sans nous.»
Mais le régime dans la région du Kurdistan semble trop têtu. Comme dans toutes les colonies de l’Ouest, ce sont les affaires, comme d’habitude : «Le profit passe avant les populations.»
Andre VLTCHEK est philosophe, romancier, cinéaste et journaliste investigateur. Ses derniers livres sont: Exposant des mensonges de l’empire et Luttant contre l’impérialisme occidental. Discussions avec Noam Chomsky: Sur le terrorisme occidental. Le point de non retour est son roman politique acclamé par les critiques.
Traduit par Alexandre Moumbaris, vérifié par jj, relu par Marie-José Moumbaris
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