Réécrire Minsk II ? Pour la Russie, c’est NIET !


Alexander Mercouris

Par Alexander Mercouris – Le 4 février 2016 – Source Russia Insider

Le Dr Gilbert Doctorow a récemment apporté une remarquable analyse de la conférence de presse que Sergueï Lavrov a donnée en janvier. Celui-ci a évoqué l’une des plus étranges et mystérieuses rencontres diplomatiques qui soit arrivées depuis le début de cette année.

Cette rencontre a eu lieu à Kaliningrad le 15 janvier 2016, entre la responsable chargée des affaires européennes au Département d’État, Victoria Nuland, et le conseiller russe à la Présidence, Vladislav Sourkov.

Il faut présenter Victoria Nuland aux fidèles lecteurs de Russia Insider [et aux fidèles lecteurs du Saker francophone, NdT], et à tous ceux qui suivent le conflit ukrainien.

Victoria Nuland

Victoria Nuland

Rescapée de l’Administration Bush-Cheney, elle est la femme d’un idéologue et commentateur neocon, Robert Kagan, et elle s’est fait connaître pour être elle-même une neocon pur sucre. En tant que Secrétaire déléguée aux Affaires européennes du Département d’État, elle est de fait le proconsul de Washington en Europe.

Nuland a joué un rôle clé durant la crise de Maïdan. On la connaît bien sûr pour avoir apporté des cookies aux émeutiers anti-gouvernementaux, et pour cette fuite d’une conversation téléphonique avec l’ambassadeur américain Geoffrey Pyatt sur la constitution du nouveau gouvernement ukrainien (le fameux coup de fil de Nuland). Elle voulait Arseni Iatseniouk comme Premier ministre et, ce n’est pas un hasard, il est maintenant Premier ministre de l’Ukraine.

Vladislav Sourkov est plus étonnant et plus intéressant. C’est le Dr Frankenstein de la politique russe.

Vladislav Sourkov

Vladislav Sourkov

En tant que conseiller à la propagande de Poutine, il s’est donné pour tâche d’atteindre le contrôle total du système politique russe, pour le réorganiser et l’adapter à ses propres idées. Il a tenté de le faire en créant des partis-croupions et des mouvements sociaux à la gauche et à la droite du parti au pouvoir, Russie Unie. Il essaie ainsi de créer un système politique dont toutes les composantes sont loyales au Kremlin et sont téléguidées par lui-même.

Comme tous ceux qui, plus réalistes, l’ont averti, ce qui est arrivé c’est qu’il a découvert qu’il ne pouvait plus maîtriser ses propres créations, tout comme le Dr Frankenstein. Au lieu de s’emparer de l’espace politique à la gauche et à la droite de Russie Unie, pour rassembler les gens, ces partis critiquent Russie Unie, et finissent par tenter de lui prendre des voix.

Résultat : ces partis ont progressé aux dépens de Russie Unie, avec pour conséquence l’échec politique de celle-ci lors des élections législatives de 2011, échec qui a déclenché la vague de contestation de cette année-là.

Les machinations de Sourkov ont eu aussi comme conséquences négatives la montée des désillusions chez les Russes au sujet de leur système politique, de nombreux citoyens doutant que leurs partis politiques soient réellement ce qu’ils semblent être. Si la politique russe semble si fragile aux Russes, ce qui les rend sceptiques en dépit du consensus national très fort qui existe maintenant dans le pays, est en grande partie dû à Sourkov.

Une autre conséquence des manipulations de Sourkov est que, bien que ce soit un homme charmant à tous égards, toute la scène politique russe lui crache dessus et s’en méfie.

C’est l’homme que les Russes de toutes tendances – les libéraux pro-occidentaux, les communistes, les conservateurs et les nationalistes d’extrême-droite – détestent. La seule personne dans le monde politique russe qui semble faire confiance à Sourkov est Poutine lui-même.

Comme Nuland, Sourkov a joué un rôle important dans le conflit ukrainien. Il a fait la liaison entre Poutine et les dirigeants des milices de l’Est ukrainien.

Il n’est pas surprenant que lorsqu’un tel personnage se voit confier un tel rôle, toutes sortes de rumeurs se soient mises à courir sur les pires choses qu’il aurait pu faire. Par exemple, beaucoup croient qu’en juillet 2014, il a manigancé un complot avec l’oligarque ukrainien Rinat Akhmetov pour faire capituler Donetsk face aux Ukrainiens. Et depuis, de nombreuses histoires ont circulé sans cesse, selon lesquelles il a été derrière des complots visant à trahir la Novorussie et les milices.

A mon avis, ces rumeurs ont exagéré grandement le rôle de Sourkov mais, étant donné son passé, c’était inévitable et le choix de Poutine de confier ce rôle si sensible de liaison à Sourkov est tout à fait étrange, pour le moins.

Quand deux personnalités aussi peu aimées et aussi chargées de soupçons, comme Nuland et Sourkov, se rencontrent, il y a de quoi s’alarmer. Et bien plus quand ils se rencontrent en privé… Depuis que les nouvelles de la rencontre sont devenues publiques, beaucoup de gens s’inquiètent, en Russie, au Donbass et en Ukraine.

Alors, de quoi ces deux-là ont-ils parlé ?

La version officielle des Russes est que cette rencontre était une séance de travail destinée à trouver des solutions pour éliminer les obstacles qui retardent la mise en place des Accords de Minsk II.

Cela ne veut pas dire grand chose. Comment une solution dans un conflit comme le conflit ukrainien peut-elle être trouvée au cours d’une séance de travail ?

Il y a aussi des rumeurs étranges qui courent sur le comportement de Nuland lors de cette rencontre. Il paraît qu’elle serait arrivée au lieu de rendez-vous dans un état de grande agitation, avertissant un Sourkov abasourdi – et le FSB, qui était aux écoutes – que «la guerre arrive», traitant Poutine de «foutu tsar», et parlant ouvertement de machinations aux États-Unis pour l’éliminer, elle et le Président.

La réalité est que Nuland est en contact régulier avec le gouvernement russe sur la question du conflit en Ukraine depuis quelques temps.

Elle a rencontré régulièrement le ministre adjoint aux Affaires étrangères, Grigori Karazine – un diplomate de carrière, solide et très expérimenté – depuis plusieurs mois pour parler de l’Ukraine et de la mise en place de Minsk II.

Cette dernière rencontre ne fut cependant pas avec Karazine mais avec Sourkov – un conseiller à la Présidence, et non un responsable du ministère des Affaires étrangères – et elle eut lieu sur le territoire russe, dans une résidence officielle, entièrement sonorisée par le Renseignement russe, permettant ainsi aux Russes, non seulement d’écouter, mais aussi d’enregistrer tout ce que Nuland aurait pu dire durant cette entrevue.

Sourkov est interdit d’entrée aux États-Unis et dans l’Union européenne. Si Nuland voulait le rencontrer, elle n’avait pas d’autre choix que la Russie. Kaliningrad a été choisie comme une sorte de lieu neutre, à mi-chemin entre la Russie et l’Ouest : politiquement, c’est un territoire définitivement russe, mais historiquement c’était jusqu’en 1945 un territoire allemand, et donc un territoire occidental.

Mais on ne peut l’oublier : Nuland est allée en Russie pour rencontrer Sourkov – un homme qui a été déclaré persona non grata aux États-Unis – et elle l’a rencontré sur le territoire russe, dans une résidence officielle.

Cela suggère fortement que ce sont les Américains – et probablement Nuland elle-même – qui ont demandé cette entrevue, et que les Russes ont accepté.

Il est difficile d’éviter cette impression que Nuland et ses supérieurs au Département d’État ont insisté pour avoir cet entretien, parce qu’ils ont senti que les rencontres de Nuland avec Karazine, et de Kerry avec Lavrov, ne menaient nulle part, et qu’ils n’arriveraient pas à faire passer leur message – quel qu’il soit – aux dirigeants russes (d’abord et essentiellement Poutine lui-même) par les canaux diplomatiques habituels.

En d’autres termes, cette rencontre était une tentative, par les Américains, de court-circuiter les diplomates du ministère russe des Affaires étrangères pour atteindre Poutine lui-même.

Il y a eu des rumeurs selon lesquelles Nuland aurait voulu rencontrer Poutine et que les Russes auraient refusé, proposant une rencontre avec Sourkov à la place.

Ce message que les Américains voulaient faire passer – nous en savons ce que Lavrov a dit lors de sa conférence de presse. Voici la traduction des propos de Lavrov, par le Dr Doctorow :

«Tout le monde – y compris nos collègues américains – nous dit maintenant : il vous suffit de respecter les accords de Minsk et aussitôt tout redeviendra normal. Nous annulerons aussitôt les sanctions et nous réfléchirons à de nouvelles coopérations entre la Russie et les États-Unis sur des questions encore plus intéressantes, pas seulement sur la gestion des crises ; dès maintenant un programme de partenariat peut prendre forme.

Nous sommes ouverts pour coopérer avec tout le monde, sur la base de relations d’égal à égal, et mutuellement profitables.

Bien sûr, nous ne voulons personne qui construirait sa politique sur l’hypothèse que c’est la Russie et non l’Ukraine qui doit appliquer les accords de Minsk. Il y est précisé qui doit les mettre en œuvre.

J’espère que les États-Unis en sont bien conscients. Au moins, mes derniers contacts avec le Secrétaire d’État John Kerry, les contacts de la Secrétaire adjointe Victoria Nuland avec le conseiller du Président russe, Sourkov, montrent clairement que les États-Unis ont compris l’esprit des accords de Minsk. Grosso modo, tout le monde comprend tout…»

(Tous les passages soulignés viennent de l’article original)

En d’autres termes, les États-Unis offrent d’abandonner les sanctions si les Russes acceptent de réécrire Minsk II, et de faire ensuite certaines choses en accord avec cette nouvelle rédaction de Minsk II.

Nous savons, d’après ce qu’a dit Porochenko, et d’après les réponses de Poutine aux questions de Bild Zeitung, comment les États-Unis et les Ukrainiens veulent que Minsk II soit réécrit, et ce qu’ils veulent que les Russes fassent.

Minsk II dit que la Russie redonnera le contrôle de la frontière une fois que l’Ukraine aura amendé sa Constitution et aura garanti aux deux Républiques populaires une large autonomie et un statut spécial.

Les États-Unis et les Ukrainiens veulent inverser cet ordre. Ils veulent que les Russes rendent tout de suite à Kiev le contrôle de la frontière, et plus tard, l’Ukraine amendera sa Constitution.

Il va sans dire que si l’ordre des événements annoncé dans Minsk II était réellement inversé, les changements apportés à la Constitution ukrainienne demandés par Minsk II n’arriveraient jamais. Une fois repris le contrôle de la frontière, les Ukrainiens reviendraient sur leur promesse de réformer leur Constitution, tout en traitant à leur manière les gens des deux républiques populaires.

La conférence de presse de Lavrov montre que les Russes ont dit non.

Lavrov a dit qu’il a rejeté cette proposition quand Kerry la lui a présentée.

Ce qui s’est passé est que Nuland – pour qui l’Ukraine est un projet vraiment personnel – a essayé de passer dans le dos de Lavrov et Karazine pour atteindre Poutine lui-même. Mais au lieu de Poutine, elle a rencontré Sourkov, qui lui a dit non sur les instructions de Poutine.

Deux événements se sont passés en janvier, qui ont fait penser à Nuland et aux Américains que Poutine pourrait se laisser fléchir.

Le premier a été le renouvellement des sanctions par l’Union européenne «jusqu’à ce que les Accords de Minsk soient totalement mis en place» (pour mon commentaire sur l’absurdité de cette formule, je vous renvoie à cet article).

Le second événement a été la chute des prix du pétrole et les rumeurs en conséquence sur la crise supposée de l’économie et du budget russes.

Et donc, lors de cette rencontre, Nuland a entendu de Sourkov la même position russe qu’elle avait entendue de Karazine, qui est aussi celle que Lavrov a dit avoir exposée à Kerry.

C’est aussi ce que Poutine, lors de son entretien avec Bild Zeitung, a dit avoir exposée à Merkel et Hollande lors de la réunion au format Normandie de l’automne dernier à Paris.

La position russe est que ceux-ci n’accepteront pas la moindre réécriture de Minsk II, et qu’ils insistent pour que les accords soient appliqués – par les Ukrainiens et non par eux – à la lettre.

Le fait que les Russes qualifient la rencontre entre Nuland et Sourkov de réunion de travail, et les rumeurs autour du comportement étrange de Nuland lors de cette entrevue, suggèrent qu’une discussion très animée a suivi la réponse de Sourkov, discussion qui a duré quatre heures.

Ce qui expliquerait ces rumeurs de crise, ainsi que les menaces d’une guerre à venir et de complots pour chasser le président, rumeurs qui semblent être les versions dégradées d’avertissement – de menaces ? – que les Russes feraient mieux de prendre en compte, parce que la fenêtre d’opportunité pour un accord va bientôt se refermer, les États-Unis pouvant bientôt élire un Président plus agressif (Hillary Clinton ?).

Si cette interprétation est correcte – et c’est la seule qui permet d’expliquer tous les faits connus – elle confirme un certain nombre de choses.

La première – et la plus évidente – est que les États-Unis, ou tout au moins une faction adepte de la ligne dure, ne sont pas satisfaits de Minsk II et veulent changer ces accords.

La seconde est que les Russes ne vont pas acquiescer, et ne vont pas se laisser endormir par la promesse de lever les sanctions – ni intimider par les menaces – pour changer de position.

Que les Russes ne se laissent pas faire en Ukraine est quelque chose que les Européens ont découvert à leurs dépens de façon répétée. Ils ont découvert cela lors des rencontres avec Poutine, durant le sommet de Milan et celui de Brisbane en 2014, et ils l’ont découvert à nouveau lors des rencontres entre Merkel, Hollande et Poutine en février 2015, à Moscou et à Minsk. Et ils l’ont aussi découvert lors du dernier sommet au format Normandie à Paris.

Et maintenant – après que les Européens ont échoué – c’est au tour des Américains. Tout d’abord, Kerry a essayé avec Lavrov, et Nuland a essayé avec Karazine. Nuland a essayé à nouveau avec Poutine et Sourkov, et a reçu la même réponse.

Cela a toujours été une constante tout au long de la crise ukrainienne. Les puissances occidentales ont toujours beaucoup trop sur-estimé leur capacité à influencer Moscou par les sanctions et les pressions. Quand elles découvrent que cela ne marche pas, elles sont furieuses et déconcertées.

Les Russes ont toujours insisté sur ce point, dans ce qui commence à apparaître comme des déclarations coordonnées. Il y a eu une succession de déclarations publiques, venant de hauts responsables russes, au cours des dernières semaines, disant que c’est Kiev, et non Moscou, qui doit mettre en place Minsk II, et que la Russie refuse de discuter des sanctions avec quiconque, et ignorera la pression des sanctions visant à lui faire faire quelque chose qu’elle considère comme mauvais.

Poutine, Lavrov, Ivanov et Patrouchev ont tous dit cela récemment, et Lavrov déclare maintenant que Sourkov l’a dit lui aussi, en privé, à Nuland.

Voici ce que j’avais dit à ce sujet lors de l’interview récente que m’a accordée Sergueï Ivanov, chef de l’administration présidentielle de la Fédération de Russie, et au cours de laquelle il avait parlé précisément du refus de la Russie de négocier avec l’Ouest au sujet des sanctions :

«Ivanov dit que la Russie refuse de discuter des sanctions avec les États-Unis ou avec les Européens et s’oppose à toute tentative d’amener le sujet des sanctions dans toute réunion concernant l’Ukraine.

Selon Ivanov, c’est à ceux qui ont imposé les sanctions de reconnaître leur erreur en les levant.

Si c’est vrai – et il n’y a pas de raison de douter de ce que dit Ivanov sur ce sujet – alors l’approche russe de la question des sanctions doit être une cause de grande frustration et d’énervement pour les gouvernements occidentaux.»

On nous rapporte de Kiev que Boris Gryzlov, le nouveau représentant de la Russie au Groupe de contact (j’en ai parlé ici), a fait passer le même message lors de sa première visite à Kiev depuis sa nomination.

Que les États-Unis cherchent une façon de ré-écrire Minsk II pour arranger leurs protégés ukrainiens ne surprendra personne.

La chose importante est que les Russes n’en ont rien à faire, et que les efforts des États-Unis pour ré-écrire Minsk II viennent se heurter au mur sans faille de l’opposition russe.

Alexandre Mercouris

Traduit par Ludovic, vérifié par Wayan, relu par Diane pour le Saker Francophone.

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