Le slogan de Donald Trump est « rendre sa grandeur à l’Amérique », mais son stratège en chef Steve Bannon prévoit des lendemains apocalyptiques, un hiver rigoureux avant un renouvellement de la société, écrit l’ex-diplomate britannique Alastair Crooke.
Par Alastair Crooke – Le 9 mas 2017 – Source Consortium News
Steve Bannon a l’habitude de commencer beaucoup de ses discours aux activistes et aux rassemblements du Tea Party de la manière suivante : « À 11 heures, le 18 septembre 2008, Hank Paulson et Ben Bernanke ont dit au président américain qu’ils avaient déjà injecté 500 milliards de dollars de liquidités dans le système financier au cours des dernières 24 heures – mais qu’ils avaient encore besoin de mille milliards de dollars, pour le jour même. »
« Les deux compères ont dit que s’ils n’en disposaient pas immédiatement, le système financier américain imploserait dans les 72 heures ; le système financier mondial, dans un délai de trois semaines ; et que l’agitation sociale et le chaos politique pourraient s’ensuivre dans le mois suivant. » (À la fin, fait remarquer Bannon, c’est plus de 5 000 milliards de dollars qui furent nécessaires, bien que personne ne sache vraiment combien, car il n’y a pas eu la moindre comptabilité pour tous ces milliards).
« Nous (les États-Unis) avons, continue-t-il, à la suite des renflouements qui se sont ensuivi, un passif de 200 mille milliards de dollars, mais un actif net, tout compris, de quelque 50 à 60 000 milliards de dollars. » (Rappelons que Bannon est un ancien banquier de Goldman Sachs).
« Nous sommes au bord de la chute ; les démocraties industrielles ont aujourd’hui un problème que nous n’avons jamais connu auparavant. Nous sommes surendettés (nous devons passer par un désendettement massif) ; et nous avons construit un État-providence complètement et totalement insoutenable. »
« Et pourquoi est-ce une crise ? […] Le problème […] c’est que les chiffres sont devenus si ésotériques que même les gars de Wall Street, chez Goldman Sachs, les gars avec qui je travaille et les gars du Trésor […] C’est si difficile de combler cela […] des milliers de milliards de dollars de déficit […] et caetera. »
Mais, dit Bannon, en dépit de tous ces nombres ésotériques et inimaginables qui tournent partout, les femmes du Tea Party (et c’est une initiative essentiellement féminine, souligne-t-il) le comprennent. Elles connaissent une réalité différente ; elles savent ce que ça coûte de faire les courses de nos jours, elles savent que leurs enfants ont 50 000 $ de dette universitaire, vivent encore à la maison et n’ont aucun emploi en perspective : « La raison pour laquelle j’ai appelé le film Génération Zéro est que les jeunes dans la vingtaine et la trentaine, nous les avons oubliés. »
Et ce n’est pas seulement Bannon. Une décennie plus tôt, en 2000, Donald Trump a écrit des pensées très semblables dans un pamphlet qui a marqué le premier pas de son espoir de devenir un candidat présidentiel : « Ma troisième raison de vouloir parler est que je vois non seulement une prospérité incroyable […] mais aussi la possibilité de bouleversements économiques et sociaux […] Regardez l’avenir, et, si vous êtes comme moi, vous verrez des nuages d’orage s’accumuler. De gros problèmes. J’espère me tromper, mais je pense que nous risquons d’être confrontés à un effondrement économique comme nous n’en avons jamais connu auparavant. »
Et avant la campagne présidentielle, Donald Trump a tenu à ce même discours : que le marché boursier générait une bulle dangereuse. Dans une interview à CNBC, il a dit : « J’espère me tromper, mais je pense que nous sommes dans une bulle grosse, grasse et juteuse », ajoutant que les conditions étaient si périlleuses que le pays était conduit vers une « récession massive » et que « si vous augmentez les taux d’intérêt, même un peu, (tout) va s’écrouler ».
Le paradoxe
Et c’est là, précisément, que réside le paradoxe : pourquoi – si Trump et Bannon considèrent l’économie comme déjà surendettée, formant une bulle et trop fragile pour s’adapter même à une faible hausse des taux d’intérêt – alors pourquoi Trump a-t-il promis (selon Mike Whitney) […] plus de faveurs et moins de règles pour Wall Street […] des réductions d’impôts, des dépenses publiques massives et moins de règlements […] mille milliards de dollars d’abattement fiscaux pour augmenter les dépenses de consommation et renforcer les bénéfices des entreprises […] de baisser les taxes commerciales et favoriser les grandes entreprises. Et il va annuler la loi Dodd-Frank, les règlements « qui coûtent cher » et qui ont été mis en place suite à l’implosion financière de 2008, pour empêcher un autre cataclysme touchant l’économie.
Le Président Trump voit-il le monde différemment, maintenant qu’il est président ? Ou s’est il éloigné de la vision de Bannon ?
Pourtant Bannon est souvent présenté – le plus souvent, par une presse hostile, visant à donner une (fausse) idée de Trump comme un « président par accident » car il n’aurait jamais vraiment prévu de gagner – comme la force intellectuelle derrière le président Trump. En fait, les principales politiques nationales et étrangères actuelles de Trump étaient déjà envisagées, et toutes annoncées, dans le texte que Trump a écrit en 2000.
En 2000, Bannon était moins politisé, comme le fait remarquer la scénariste Julia Jones, une collaboratrice de longue date de Bannon. « Mais les attaques du 11 septembre, dit Mme Jones, l’ont changé », et leur collaboration à Hollywood n’a pas survécu à son engagement croissant dans la politique.
Bannon lui-même relie sa radicalisation politique à son expérience de la Grande Crise financière de 2008. Il détestait voir comment ses collègues de Goldman Sachs se moquaient des « oubliés » du Tea Party. Comme Mme Jones le dit, une clé plus fiable pour comprendre la vision du monde de Bannon est son service militaire.
« Il a un respect pour le devoir, a-t-elle dit début février. Le mot qu’il utilise beaucoup est dharma. » M. Bannon a trouvé le concept du dharma dans la Bhagavad-Gîtâ, rappelle-t-elle. Ce concept permet de décrire le chemin de vie ou la place dans l’univers d’une personne.
Rien n’indique toutefois que le Président Trump ait modifié ses opinions sur l’économie ou qu’il ait changé sa manière de concevoir la nature de la crise qui frappe l’Amérique (et l’Europe).
Des essais à faire
Les deux hommes sont très intelligents. Trump comprend les affaires, et Bannon la finance. Ils connaissent sûrement les vents contraires auxquels ils devront faire face : la perspective d’une querelle imminente pour augmenter le « plafond d’endettement » de 20 000 milliards de dollars (qui devrait commencer le 15 mars), un Parti républicain hésitant, la faible possibilité que les propositions fiscales du président soient promulguées rapidement, et la forte probabilité que la Réserve fédérale augmente ses taux d’intérêt, « jusqu’à ce que quelque chose se brise ». S’ils sont si intelligents, qu’est-ce qui se passe alors ?
Ce que Bannon a apporté au partenariat, c’est une claire articulation de la nature de cette « crise » dans son film Génération Zéro, qui est explicitement construit autour du cadre d’un livre intitulé The Fourth Turning : An American Prophecy [La quatrième phase : une prophétie américaine], écrit en 1997 par Neil Howe et William Strauss.
Selon l’un des coauteurs, l’analyse « rejette la prémisse profonde des historiens occidentaux modernes selon laquelle le temps social est soit linéaire (progrès continu ou déclin), soit chaotique (trop complexe pour révéler n’importe quelle direction). Au lieu de cela, nous adoptons la vision de presque toutes les sociétés traditionnelles : que le temps social est un cycle récurrent dans lequel les événements ne deviennent significatifs que dans la mesure où ils sont ce que le philosophe Mircea Eliade appelle des ‘reconstitutions’. Dans l’espace cyclique, lorsque vous mettez de côté les facteurs externes et la technologie, il reste seulement un nombre limité d’état sociaux, qui ont tendance à se reproduire dans un ordre fixe. »
Howe et Strauss écrivent : « Le cycle commence avec la première phase, une ‘phase ascendante’ qui vient après une ère de crise. Dans cette phase ascendante, les institutions sont fortes et l’individualisme est faible. La société est confiante quant à sa direction car la collectivité est d’accord, même si beaucoup se sentent étouffés par la conformité ambiante. »
« La seconde phase est celle du ‘Réveil’, quand les institutions sont attaquées au nom de principes supérieurs et de valeurs plus profondes. Juste au moment où la société atteint son apogée de progrès, les gens se fatiguent soudain de toute cette discipline sociale et veulent retrouver un sentiment d’authenticité personnelle. »
« La troisième phase est celle de ‘l‘effondrement’, à bien des égards le contraire de la phase ascendante. Les institutions sont faibles et perdent leur légitimité, tandis que l’individualisme est fort et florissant. »
« Enfin, la quatrième phase est une période de crise. C’est là que notre vie institutionnelle est reconstruite à partir de la base, toujours en réponse à une menace perçue contre la survie même de la nation. Si l’Histoire ne produit pas une telle menace urgente, les dirigeants de la quatrième phase en trouveront immanquablement une – ou peuvent même la fabriquer – pour mobiliser l’action collective. L’autorité civique revit, et les gens et les groupes commencent à s’investir en tant que participants dans une plus grande communauté. Au fur et à mesure que ces rafales prométhéennes d’effort civique atteignent leur résolution, la Quatrième Phase rafraîchit et redéfinit notre identité nationale. »
La génération Woodstock
Le film de Bannon se concentre principalement sur les causes de la crise financière de 2008 et sur les « idées » qui se sont formées dans la « génération de Woodstock » (le festival musical de Woodstock en 1969) qui imprègne, d’une manière ou d’une autre, la société.
Le narrateur appelle la génération de Woodstock les « enfants de l’abondance ». C’était un point d’inflexion : une deuxième phase d’« éveil » ; une discontinuité dans la culture et les valeurs. La génération plus âgée (c’est-à-dire toute personne de plus de 30 ans) était considérée comme n’ayant rien à dire, ni n’ayant aucune expérience à apporter. C’était la mise sur un piédestal du « principe du plaisir » (en tant que « nouveau » phénomène, comme si c’était « leur » découverte), en opposition à l’éthique puritaine ; on célébrait sa liberté ; il s’agissait avant tout de « soi même » et de narcissisme.
La phase d’« effondrement » a suivi sous la forme d’une faiblesse gouvernementale et institutionnelle : le « système » n’a pas eu le courage de prendre des décisions difficiles. Les choix faciles étaient immanquablement pris : les élites ont intégré l’individualisme, le style enfant gâté, l’ethos de la génération « moi ». Les années 1980 et 1990 deviennent l’ère du « capitalisme de casino » et de l’« homme de Davos ».
Les somptueux sauvetages par les contribuables des banques américaines après qu’elles ont fait défaut, et les crises mexicaines, russes, asiatiques et argentines ont fait oublier les coûteuses erreurs des banquiers. La loi Bear Stearns de 2004 qui a permis aux cinq grandes banques de tirer profit de leurs prêts grâce a un ratio prêts/fonds propres de 12/1 – et qui s’est rapidement étendue à 25/1, 30/1 et même 40/1 – a autorisé une prise de risque irresponsable et des milliards de profits pour les banques. La bulle Dot Com est due à cette politique monétaire – et du coup les sauvetages massifs de 2008 ont tiré les banques d’affaire, une fois de plus.
La phase d’« effondrement » fut essentiellement un échec culturel : un échec de la responsabilité, du courage de faire face à des choix difficiles – c’était en somme, suggère le film, une ère d’institutions gâtées, de politiciens compromis et de Golden boys irresponsables, d’une classe dirigeante ayant « abdiqué face à ses responsabilités », tout en étant fiers d’eux-mêmes.
Maintenant, nous sommes entrés dans la « Quatrième phase » : « Toutes les conséquences de ces choix faciles se font sentir. » Mais le système manque encore de courage. Bannon dit que cette période sera « la plus mauvaise, la plus laide de l’Histoire ». Elle sera brutale et « nous » (ce qui veut dire les militants de Trump et du Tea Party) serons « vilipendés ». Cette phase peut durer de 15 à 20 ans, prédit-il.
Une tragédie grecque
La clé de cette Quatrième phase est le « caractère ». Il s’agit de valeurs. Ce que Bannon entend par « notre crise » est peut-être mieux exprimé quand le narrateur dit : « L’essence de la tragédie grecque est que ce n’est pas comme un accident de la circulation, où quelqu’un meurt ». [Les grandes crises financières ne sont pas survenues par hasard].
Le sens grec du mot tragédie est que quelque chose se produit parce que cela doit se produire, en raison de la nature des participants. Ce sont les personnes impliquées qui font que l’événement se passe. Et elles n’ont d’autre choix que de le faire, parce que c’est dans leur nature.
C’est l’implication profonde de Woodstock : la nature des gens a changé. Le « principe de plaisir », le narcissisme, ont changé les valeurs « supérieures » qui avaient fait de l’Amérique ce qu’elle était. La génération qui croyait qu’il n’y avait « aucun risque, aucune montagne qu’ils ne puissent affronter » ont attiré cette crise sur eux-mêmes. Ils ont éliminé 200 ans de responsabilité financière en 20 ans. Ceci, semble-t-il, résume l’essence de la pensée de Bannon.
« C’est là où nous en sommes, affirme Bannon : un dur hiver va inévitablement suivre un été chaud et paresseux. Cela deviendra une période de test, d’adversité. Chaque saison dans la nature a sa fonction vitale. Les Quatrièmes phases sont nécessaires : elles font partie du cycle de renouvellement. »
Le film de Bannon conclut sur l’auteur Howe déclarant : « L’Histoire est saisonnière et l’hiver arrive. »
Et quel est le message politique immédiat ? C’est simple, le narrateur du film de Bannon dit : « STOP ! : arrêtez de faire comme vous faisiez. Arrêtez de dépenser comme avant. Cessez de vous engager dans des projets de dépenses qui ne peuvent être honorés. Arrêtez d’hypothéquer l’avenir de vos enfants en créant de la dette. Arrêtez d’essayer de manipuler le système bancaire. C’est un temps pour penser avec courage, pour dire « non » aux sauvetages, pour changer la culture, et pour reconstruire une vie institutionnelle. »
Un patrimoine culturel
Et comment reconstruisez-vous la vie civique ? En regardant ceux qui ont encore un sens du devoir et de la responsabilité, ceux qui ont conservé un héritage culturel basé sur les valeurs. Il est visible que lorsque Bannon s’adresse aux militants, la première chose qu’il fait est de saluer les anciens combattants et les officiers en service, et de louer leurs qualités, leur sens du devoir.
Il n’est donc pas surprenant que le président Trump souhaite augmenter le budget des anciens combattants et celui des militaires. Ce n’est pas tant un présage de la belligérance militaire des États-Unis, mais plutôt qu’il les considère comme des guerriers pour affronter le « prochain hiver » des épreuves et de l’adversité. Puis, et seulement ensuite, Bannon s’adresse à la « mince ligne bleue » des activistes qui ont encore une force de caractère, un sens des responsabilités, du devoir. Il leur dit que l’avenir repose entre leurs mains, à eux seuls.
Est-ce que Bannon et Trump ressemblent à des hommes qui voudraient créer une nouvelle bulle financière ou s’adonner au casino de Wall Street (selon leurs mots) ? Non ? Alors, que se passe-t-il ?
Ils savent que la crise arrive. Rappelons ce qu’a écrit Neil Howe dans le Washington Post concernant la Quatrième phase :
« C’est celle où notre vie institutionnelle est reconstruite à partir de la base, toujours en réponse à la perception d’une menace contre la survie même de la nation. Si l’Histoire ne produit pas une telle menace urgente, les dirigeants de la quatrième phase en trouveront immanquablement une – et peuvent même la fabriquer – pour mobiliser l’action collective. L’autorité civique va revivre, et les gens et les groupes vont commencer à s’investir en tant que participants à une plus grande communauté. À mesure que ces rafales prométhéennes d’effort civique atteignent leur objectif, les Quatrièmes phases rafraîchissent et redéfinissent notre identité nationale. »
Trump n’a pas besoin de « provoquer » une crise financière. Elle se produira « parce que cela doit arriver, en raison de la nature des participants (dans le ‘système’ actuel). Parce que les personnes impliquées la provoquent inconsciemment. Elles n’ont pas d’autres choix, parce que c’est leur nature. »
Ce n’est même pas en soi la faute du président Obama ou du secrétaire au Trésor Hank Paulson. Ils sont juste qui ils sont.
Trump et Bannon ne sont donc pas susceptibles d’essayer d’enflammer les « animal spirits » des acteurs du « casino » financier (comme beaucoup dans la sphère financière semblent le supposer). Si le film de Bannon et la compréhension de la crise par Trump signifient quelque chose, c’est qu’ils visent à enflammer ces « esprits animaux » des « victimes de la classe ouvrière et des Américains laissés au bord de la route » du Midwest, du Michigan, de l’Indiana, de l’Ohio, du Wisconsin et de Pennsylvanie.
À ce stade, ils espèrent que la « mince ligne bleue » des militants va « s’animer » en un éclatement prométhéen de l’effort civique et reconstruire la vie institutionnelle et économique de l’Amérique.
Si tel est le cas, la vision de Trump / Bannon est audacieuse et représente un extraordinaire pari sur l’avenir…
Alastair Crooke est un ancien diplomate britannique qui a été un haut responsable du renseignement britannique et de la diplomatie de l’Union européenne.
Traduit par Wayan, relu par M pour le Saker Francophone
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