Par Franck Pengam − Mai 2016
Nous avons montré dans la partie précédente les profils ahurissant des acteurs désignés des attentats du 13 novembre 2015 à Paris. Continuons le travail avec une synthèse de cas tout aussi incroyable : portrait des coupables d’attentats récents en France.
Attentats à Paris, du 7 au 11 Janvier 2015
- Chérif et Saïd Kouachi se radicalisent au début des années 2000, en fréquentant la filière dite des Buttes-Chaumont (branche irakienne modérée d’al-Qaïda, devenue aujourd’hui l’État Islamique) qui envoie des zislamistes vers l’Irak depuis la capitale française. Après avoir rencontré Djamel Beghal en 2005 en prison à Fleury-Mérogis, la fratrie Kouachi s’est rendue à plusieurs reprises chez lui tandis qu’il était assigné à résidence entre janvier et mai 2010. Djamel Beghal, qui venait de purger dix ans de prison pour un projet d’attentat contre l’ambassade des États-Unis en France, est placé sur écoute par la DCRI et également ciblé par une enquête de la Direction centrale de la police judiciaire. En janvier 2005, Chérif Kouachi, déjà connu des services de lutte antiterroriste, est appréhendé alors qu’il s’apprête à prendre l’avion pour Damas (Syrie) dans le but de se rendre en Irak. Il apparaît également en 2005 dans l’émission Pièces à conviction sur France 3, sur le thème des jeunes djihadistes. Entre 2011 et 2013, les notes de la DCRI font état d’un rapprochement entre les frères Kouachi et Peter Cherif. Ce dernier a lui aussi été mis en examen avec Chérif Kouachi dans le dossier des Buttes-Chaumont, pour être parti combattre en Irak au début des années 2000. Il a été arrêté fin 2004 à Falloujah en Irak, lors d’une opération militaire étasunienne et détenu dans différents camps, dont celui d’Abou Ghraïb. Il avait été condamné en juillet 2006 à Bagdad à 15 ans de prison. Transféré dans la prison de Badouche, il s’était évadé en mars 2007 à la faveur d’une attaque de combattants rebelles. En février 2008, ce haut cadre modéré d’al-Qaïda dans la péninsule Arabe (AQPA) avait fini par se rendre aux autorités françaises et a été condamné en mars 2011 à 5 ans de prison par le tribunal correctionnel de Paris pour sa participation à la filière des Butte-Chaumont.
Chérif Kouachi a quant à lui été interpellé avant de prendre l’avion pour l’Irak. Il sera condamné à trois ans de prison en 2008 pour cette affaire, dont 18 mois avec sursis. En mai 2010, les enquêteurs de la Sous-direction anti-terroriste avaient perquisitionné son domicile et celui d’Amedy Coulibaly (cf. portrait suivant) dans le cadre de l’enquête sur la tentative d’évasion de Smaïn Aït Ali Belkacem (l’un des principaux auteurs de la vague d’attentats commis en France en 1995 dans le RER parisien et ancien membre du GIA), une opération pilotée par Djamel Beghal. Les enquêteurs ont trouvé des photos pédopornographiques dans les disques durs des ordinateurs de Chérif Kouachi et d’Amedy Coulibaly. La justice décide de libérer Chérif Kouachi en attendant son procès, mais lui impose un contrôle judiciaire d’octobre 2010 à avril 2013 : interdiction
de sortie du territoire, confiscation du passeport et obligation de pointer toutes les semaines au commissariat de Gennevilliers. Malgré tout, quelques mois plus tard, il part au Yémen s’entraîner dans un camp modéré d’al-Qaïda, dans la plus parfaite impunité. En novembre 2011, les services étasuniens transmettent à leurs homologues français de la DCRI (devenue depuis DGSI) une information attestant que Saïd Kouachi s’est également sûrement rendu au Yémen, entre les 25 juillet et 15 août 2011, en compagnie d’une seconde personne. En février 2014, les services français pensent qu’il a fait un autre voyage à Oman. De ces suspicions, Saïd Kouachi deviendra l’heureux bénéficiaire de quinze mois d’écoutes et de quatre mois de surveillance physique entre 2011 et 2014. Mais la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) met fin aux écoutes téléphoniques en juin 2014, faute d’éléments probants en lien avec le terrorisme. C’est une proche collaboratrice du Premier ministre Manuel Valls qui est chargée d’autoriser ou d’interdire ces écoutes après avis consultatif de la CNCIS. Étrange conclusion, car d’après une quarantaine de notes de la DGSI obtenue par Le Monde, les services de renseignements se seraient intéressés à la fratrie Kouachi entre 2010 et 2015, en raison de leurs contacts directs avec les dirigeants d’AQPA. Ce n’est pas rien tout de même. Les renseignements français ont arrêté de surveiller Chérif et Saïd Kouachi quelques mois avant l’attentat contre Charlie Hebdo alors qu’ils sont liés à la direction d’AQPA, car selon les conclusions de la DGSI, «aucune surveillance technique ou physique n’a permis de matérialiser la moindre préparation d’une action violente». Les Kouachi n’étaient donc plus considérés comme une cible prioritaire par les services, alors qu’ils l’étaient à un moment antérieur. Saïd et Chérif Kouachi étaient également sur liste noire étasunienne depuis de nombreuses années avant leurs attentats, selon un responsable étasunien ; ils étaient inscrits au fichier TIDE ainsi que sur la No Fly List.
- Amedy Coulibaly est un délinquant multirécidiviste. Selon le journal Libération, son casier «témoigne d’un lourd passé de braqueur alors qu’il n’avait même pas 18 ans. En 2001, il avait été condamné à trois ans de prison, dont deux avec sursis, par le tribunal d’Evry puis, la même année, à quatre ans dont deux avec sursis toujours pour des vols aggravés. En 2002 encore, douze mois dont neuf avec sursis pour vol aggravé et recel. En 2004, le voilà renvoyé devant la Cour d’assises des mineurs du Loiret, qui lui inflige six ans de prison pour un vol à main armée dans une agence BNP avec deux complices». Rappelons que dans le Code pénal français, un seul vol à main armée est un crime puni théoriquement de 20 ans de réclusion criminelle. Coulibaly, malgré ses multiples braquages, s’en est sorti avec quelques années de détention au total. C’est en 2005, durant son incarcération à la prison de Fleury-Mérogis, qu’il fait la connaissance de Chérif Kouachi, emprisonné pour sa participation à la filière jihadiste des Buttes-Chaumont et de Djamel Beghal. La même année, le tribunal correctionnel de Paris condamne également Coulibaly à trois ans d’emprisonnement pour «vol aggravé, recel et usage de fausses plaques d’immatriculation. En mai 2007, il prend dix-huit mois pour trafic de stupéfiants.» Au printemps 2010, Coulibaly rend visite une fois par mois à Djamel Beghal qui est assigné à résidence à Murat, dans le Cantal. Il arrive que sa femme Hayat Boumedienne et Chérif Kouachi l’accompagnent pour des escapades de deux ou trois jours, où ils manient les armes et s’entraînent au tir. En mai 2010, la Sous-direction anti-erroriste présentait déjà Coulibaly comme un islamiste rigoriste. Des écoutes téléphoniques opérées à cette période avaient même montré un homme totalement sous l’emprise idéologique de Djamel Beghal. Coulibaly est arrêté le 18 mai 2010, mis en examen et placé en détention provisoire quatre jours plus tard. Il est en effet soupçonné par les services antiterroristes d’avoir participé à la tentative d’évasion de Smaïn Aït Ali Belkacem. 240 munitions (7,62 mm) de kalachnikov seront découvertes à son domicile. Le 20 décembre 2013, il sera condamné à 5 ans de prison pour ces faits. Placé en détention provisoire dès le 23 mai 2010, il a bénéficié d’une remise de peine et a été libéré de prison le 4 mars 2014 en étant placé sous surveillance électronique jusqu’au 15 mai 2014, car il bénéficie d’une remise de peine d’un an. En 2011, la justice classera l’enquête à son propos pour détention d’images pédopornographiques. Le 30 août 2014, Coulibaly est contrôlé par une patrouille de police à Montrouge alors qu’il est avec les frères Belhoucine (aujourd’hui présumés morts en Syrie) et un quatrième homme inconnu. Mohamed Belhoucine est connu des services de renseignement français, pour son appartenance à une filière envoyant des zislamistes dans la zone pakistano-afghane dans les années 2000. Il est fiché à l’anti-terrorisme tout comme Amedy Coulibaly. Depuis 2014, Coulibaly a sa fiche au fichier des personnes recherchées, bien signée du service demandeur AT (Anti-terrorisme) avec la mention PJ02. La mention précise que l’individu est considéré comme dangereux et appartient à la mouvance islamiste. En suivant la procédure, la patrouille de police a informé sa hiérarchie et les services antiterroristes sur les individus qu’ils ont contrôlés. Aucune réaction de leur part. Le Monde observe que Coulibaly fréquentait donc «ce que le djihadisme hexagonal compte de plus dur, sans que cela ne suscite autre chose que de l’indifférence». En effet, malgré ses relations avec les frères Kouachi et un parcours sensiblement similaire, il n’aurait jamais été considéré comme un objectif prioritaire. Selon Le Figaro, Amar Ramdani, un proche de Coulibaly présent Porte de Vincennes juste avant l’attaque du supermarché casher, a entretenu une relation amoureuse avec Emmanuelle C. (une sous-officier chargée du renseignement opérationnel au centre technique de la gendarmerie nationale de Rosny-sous-Bois) tout en faisant l’objet d’un mandat d’arrêt européen et étant soupçonné de trafic de stupéfiants et d’armes. Tout ce qu’il y a de plus banal. Ceci ne l’a pas empêché de pénétrer mi-janvier en toute impunité et sans aucun contrôle dans le fort de Rosny-sous-Bois, pour y voir son âme sœur. Cet endroit est notamment connu pour être au cœur du renseignement, car il abrite le Service central des réseaux et technologies avancées, le Service technique de recherches judiciaires et de documentation ou encore le Système des opérations et du renseignement.
Selon Médiapart, «Des gendarmes lillois et un de leurs informateurs [un certain Claude Hermant] ont été au centre d’un trafic d’armes ayant permis d’alimenter Amedy Coulibaly, auteur de l’attaque de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes. S’ils n’ont rien su de la destination des armes, ils semblent bien avoir laissé filer les acheteurs ou perdu leur trace. Leur position est suffisamment délicate pour qu’ils se retranchent, courant avril, derrière le secret défense». C’est le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve, qui a brandi le secret défense pour bloquer l’investigation de l’attentat contre l’Hyper Cacher du 9 janvier 2015. Claude Hermant est un ancien militaire et ancien membre du Département protection et sécurité, le service d’ordre et de renseignement interne du Front national. Ce service semble largement déborder du cadre du parti Front national, de par ses activités de déstabilisations et d’infiltrations menées notamment en Afrique. Plus récemment, cet homme était devenu un indic des douanes et des gendarmes de la section de recherches de Lille, en étant trafiquant d’armes. Selon un autre article de Médiapart, ce ne serait finalement pas moins de quatre services de sécurité français qui connaissaient les fournisseurs d’armes de Coulibaly. Des responsables policiers de ce dossier auraient donc laissé des armes parvenir à Amedy Coulibaly, notamment grâce à la sacro-sainte libre circulation des marchandises chère à la Zérope de Bruxelles. Aucune confirmation n’étant possible, vu que les juges lillois se sont heurtés au secret défense dans leur tentative de déclassification des rapports concernant ces affaires. Les trois juges d’instruction en charge du dossier des attentats de janvier 2015 ont demandé le vendredi 3 juillet 2015 au ministre de l’Intérieur «la déclassification et la communication de l’ensemble des documents, rapports et notes établis par la DGSI (…), sur les surveillances (dates, nature, contenu) dont ont fait l’objet Saïd Kouachi, Chérif Kouachi et Amedy Coulibaly». Ils ciblent des dysfonctionnements dans les surveillances supposées effectuées en 2013 et 2014 par la DGSI sur les frères Kouachi. Nous l’avons également démontré et cela semble aller bien plus loin.
La protection logique dont ont bénéficié les protagonistes du journal Charlie Hebdo avant les attentats n’aurait pas dû être levée. Les règles minimum de sécurité n’ont pas été respectées, alors que le dessinateur Charb figurait sur une liste nominative de personnes à abattre d’AQPA, ce qui a été gravement négligé selon Eric Stemmelen, ancien responsable du Service de protection des hautes personnalités. D’ailleurs, Cherif Kouachi se rendra à Charlie Hebdo en
octobre 2014 faire des repérages et dira à un journaliste de Premières Lignes (dont les locaux sont voisins de ceux de Charlie Hebdo) en pause cigarette : «C’est bien ici les locaux de Charlie Hebdo ? C’est bien ici qu’on critique le Prophète ? De toute façon, on les surveille ! Vous ferez passer le message.» Le témoin relatera cet échange à la police, en transmettant une partie de la plaque d’immatriculation du véhicule de Chérif Kouachi. Le rapport établi à l’époque au sujet de cette scène n’est pas présent ou a disparu du dossier d’instruction des attentats de janvier 2015 à Paris. La sécurité à Charlie Hebdo était une passoire et a été extrêmement minimisée malgré les menaces, tant dans la protection des victimes que dans la surveillance des assaillants. L’épouse du dessinateur Georges Wolinski a également porté plainte contre X pour homicide involontaire aggravé, pointant ces failles dont son mari se plaignait. En bilan de ces attentats survenus en France, le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve déclarera le 4 septembre 2015 que «beaucoup de ceux qui ont été engagés dans des opérations à caractère terroriste ont, plus ou moins, parfois, été rencontrés par nos propres services de renseignement» (l’écouter à 34:50). Nous le verrons d’autant mieux avec le cas suivant.
Attentats de Mars 2012 à Montauban et à Toulouse
- Mohammed Merah était un multirécidiviste patenté. Considéré comme islamiste radical «susceptible d’attenter à la sûreté de l’État», sa fiche des services de renseignement créée dès 2006 a disparu en 2008, pour qu’une nouvelle réapparaisse en novembre 2011. Cet individu était entre-temps décrit par la DCRI comme quelqu’un de fiable selon un document classé secret-défense consulté par Paris-Match, ce qui revient à dire qu’il s’agissait au minimum d’un informateur des services secrets français. En effet, Mohammed Merah était connu de la DCRI non pas parce qu’il était islamiste, mais parce qu’il avait un correspondant au renseignement intérieur : un élément qui «n’est pas anodin» selon Yves Bonnet, ancien patron de la Direction de la surveillance du territoire (DST). Lors des négociations avec le RAID peu avant le décès de Merah, il leur a échangé une arme contre une radio : c’était un colt 45 semi-automatique caractérisé par une modification spécifique aux forces d’élite de la police française. Autre fait étrange : une carte de visite d’un policier chargé de la sécurité de l’ancien président multirécidiviste Nicolas Sarkozy fut également retrouvée chez Merah après sa mort.
Remontons un peu dans le temps. Malgré sa précarité économique, Mohammed Merah a voyagé dans de nombreux pays en 2010 : en Égypte, en Turquie, en Syrie, au Liban, en Jordanie et en Israël… Cette dernière destination est étonnante, car on ne peut pas entrer en territoire israélien comme en territoire français (sic), surtout en passant juste avant par Damas. Malgré cela, selon Haaretz cité par Slate, «le jeune homme n’a pas éveillé les soupçons des hommes du Shin Bet [service de sécurité intérieure israélien] au poste-frontière». Pourtant, l’ancien directeur central du renseignement intérieur Bernard Squarcini a déclaré au journal Le Monde que Merah a été arrêté à Jérusalem en possession d’un couteau et s’en est sorti sans aucun problème. Après Israël, il ira en Afghanistan et au Pakistan. C’est en Afghanistan qu’il sera officiellement signalé à la DCRI en novembre 2010, via la Direction de la sécurité et de la protection de la défense. Il sera également inscrit sur la liste d’exclusion aérienne étasunienne et sur une liste du FBI, pour lien avec al-Qaïda. Le journaliste Daniele Raineri du quotidien italien Il Foglio, qui s’appuie sur des sources anonymes du renseignement, a suggéré que la DGSE aurait fait entrer Merah en Israël, et que celui-ci était en fait un informateur des services français, ce qui lui aurait permis de circuler librement dans de nombreux pays. Le 19 août 2011, il a donc pu prendre l’avion pour le Pakistan sans problème, alors qu’il a fait l’objet auparavant de 1200 heures de surveillance opérationnelle et d’une inscription dans le Fichier des personnes recherchées ainsi que dans la base de données CRISTINA (Centralisation du renseignement intérieur pour la sécurité du territoire et des intérêts nationaux) depuis au moins novembre 2010. Moins d’un mois avant ses 6 meurtres, il avait été condamné à un mois de prison ferme. La justice l’a remis en liberté, malgré un total de 18 condamnations dans son casier judiciaire, à seulement 23 ans. Beaucoup de ces faits laissent penser que Merah collaborait avec la DCRI ou encore avec les Renseignements généraux (RG) à l’époque. Ses libérations prématurées pourraient être le fait d’une protection «venue de très haut» selon Laurence Havel, du groupe de réflexion Institut pour la justice. Également, selon le quotidien nord-américain McClatchy (troisième plus grand groupe de presse aux États-Unis), Mohammed Merah et les frères Kouachi seraient liés aux services secrets français. Ils auraient été recrutés par le français David Drugeon, artificier du groupe Khorasan inféodé à al-Qaïda en Syrie. En effet, ce jeune homme serait le spécialiste en explosifs, accusé d’être un ancien membre des services secrets français selon ce même journal, qui appuie ces informations sur quatre officiers de service de renseignement européens qui ont totalement ou partiellement confirmé l’existence de ce transfuge. Un article d’ABC News a également confirmé les informations de McClatchy. Cette thèse a été démentie par le ministère de la Défense français et la DGSE, qui refusera de commenter. Et pour enterrer de manière définitive la version officielle de cette affaire Merah, nous vous recommandons cet incroyable débat sur l’émission Arrêt sur images du 22 juin 2012 soulignant, déjà à cette époque, les versions contradictoires du RAID et des journalistes officiels, ainsi que des faits cruciaux absolument inexplicables. Finalement, les mensonges et les manipulations sont les maîtres mots de cette histoire.
Le terrorisme spectaculaire étatique
Avec l’emballement médiatique sensationnel, le terrorisme spectaculaire mobilise voire traumatise massivement les esprits à un moment donné. Nous allons analyser ce terrorisme précis, qui ne se caractérise pas par une simple poussée de folie meurtrière, mais plutôt par l’instrumentalisation de réseaux profonds agissants. L’étude consiste à dégonfler cette baudruche qu’est le terrorisme islamiste spectaculaire étatique.
Il est possible, au vu des éléments rassemblés précédemment, que de nombreux acteurs responsables d’attentats en France et en Belgique aient pu bénéficier de protections insoupçonnées (les frères Kouachi par exemple) d’une poignée d’acteurs au sein de différentes agences de renseignement et de l’administration politique. Quand de tels soutiens sont effectifs, nous y reviendrons, ils s’opèrent au sein de l’État profond. Ce concept d’État profond (Peter Dale Scott, 2010) ne relève pas d’une structure organisée et figée, mais plutôt d’un milieu hétérogène en mouvement. Il regroupe différents réseaux de hauts cadres de l’administration politique, de l’armée, du renseignement, des milieux financiers et entrepreneuriaux, qui s’allient et se concurrencent au gré des circonstances et des intérêts. L’État profond n’est que la branche nationale de l’élite capitaliste cosmopolite mondiale, qui donne le ton en ce qui concerne les décisions majeures des politiques internationales. Point de complot mondial organisé ici ; tous ces groupes sont hétéroclites, mais ont en commun d’avoir de l’influence à grande échelle et donc de forts pouvoirs décisionnels. En effet, selon la théorie du système-monde (Immanuel Wallerstein, 1974), le capitalisme est transnational par essence depuis ses origines, de même que la classe bourgeoise qui a toujours tendu vers une intégration en une unique entité bourgeoise internationale. Cette dernière forme l’État profond mondial et est extrêmement diverse ; elle peut être composée d’industriels européens, de bailleurs de fonds étasuniens, d’oligarques russes, d’émirs du pétrole des pays du Golfe, des nouveaux riches des pays émergents, etc. Les décisions prises au sein de l’État profond servent donc forcément des intérêts élevés.
Nous avons montré précédemment que les terroristes au cœur des récents attentats ne sont pas des inconnus sortis de nulle part et l’histoire a déjà mis en lumière des cas similaires. Le concept de loup solitaire terroriste, créé ex nihilo, encore utilisé il y a quelques années (Stay-Behind, Mohammed Merah, etc.), a toujours relevé de la fable et a d’ailleurs été abandonné. Le terrorisme spectaculaire autonome demeure marginal en Occident ; il semble plutôt souvent piloté par un État profond intérieur et/ou extérieur à un territoire donné, qui l’influence, l’encadre, le finance. Il ne s’agit pas forcément de l’œuvre d’un ou plusieurs services secrets coordonnés qui organiseraient des attentats sous faux drapeau de but en blanc. L’explication est multifactorielle ; une origine unique ne semble pas suffisante pour expliquer ces phénomènes complexes. Quand des cadres étatiques et para-étatiques sont impliqués dans ce genre d’événements profonds, il s’agit plutôt de personnes isolées en contact au sein de différentes agences et administrations, qui dissimulent des preuves, oublient de transmettre des informations cruciales, minimisent la dangerosité d’un individu précis, changent la priorité de tel ou tel dossier, etc., dans l’objectif d’encourager les circonstances susceptibles de faire avancer un agenda politique ou économique. Il peut s’agir de différentes factions, pouvant être en concurrence, opérant dans une vaste et complexe bureaucratie. En effet, des entités politiques de haut rang et appartenant à une même nation peuvent tout à fait prendre des décisions contradictoires. Par exemple, le Pentagone et le Département d’État étasuniens sont en concurrence sur de nombreux dossiers, ce qui peut amener à deux politiques étrangères différentes dans un même pays donné. Durant la guerre de Bosnie (1992-1995), une faction de la CIA a enlevé des membres d’al-Qaïda, tandis qu’une autre faction du Pentagone armait cette même organisation dans ce pays 1. Plus récemment encore en Syrie, la milice Fursans Al-Haqq armée par la CIA s’est fait massacrer par la coalition des Forces démocratiques syriennes… soutenue par le Pentagone. Des intérêts multiples divergent et se conjuguent selon les conjonctures.
Mais revenons sur le plan intérieur. Dans le secteur du renseignement, de hautes protections peuvent être données à des agents ou indics dans un objectif donné (obtenir des informations, favoriser des événements, etc.). Ces situations sont instables par essence, car les allégeances de l’agent double ou triple ne sont jamais sûres et peuvent donc échapper aux services qui les instrumentalisent.
Les trois derniers livres de Peter Dale Scott décrivent ces processus de manière minutieuse et implacable, à l’intérieur même du système politico-économique étasunien. Il faut noter, au sujet des documents des services secrets déclassifiés ou ayant fuité, que ces informations clés que nous utilisons pour appréhender des événements, peuvent tout à fait être transmises par souci de transparence ou sentiment de justice. Mais elles peuvent également être transmises pour tromper les journalistes, l’opinion publique et même ses propres agents spéciaux (avec de faux mémos par exemple), pour garder certaines données sensibles secrètes, brouiller les pistes, court-circuiter la transmission d’une information sensible, importuner une autre administration concurrente, etc. Ces pratiques existent, donc gardons l’esprit ouvert.
De nombreux services de sécurité et de renseignement démantèlent chaque semaine des cellules et des projets terroristes en effervescence partout dans le monde. Il est indéniable que ces services font leur possible pour enrayer les menaces. Mais malgré la tendance d’autonomisation du terrorisme spectaculaire étatique, nous devons garder à l’esprit que son entretien par l’État profond a été constant dans l’histoire. Les terroristes agissant en France et en Belgique avaient
presque tous déjà sévi auparavant et le danger qu’ils représentaient n’était pas méconnu. Il est notamment étonnant de constater que de nombreux terroristes récents sont passés par la Turquie, ont été repérés par ses services de renseignement et que certains d’entre eux ont été expulsés par ce même pays en Europe. À ce sujet, le roi jordanien Abdallah II a révélé aux parlementaires étasuniens que l’infiltration des terroristes en Europe «faisait partie de la
politique turque», qui vient d’ailleurs de retirer al-Nosra (branche syrienne modérée d’al-Qaïda et anciennement alliée à l’EI) de sa liste des organisations terroristes.
L’État crée toujours les conditions d’émergence du terrorisme contemporain de façon directe ou indirecte ; les 9,2 millions d’euros récemment confisqués en Belgique à des terroristes, venaient du Qatar et du Koweït, deux pays qui ne modifient pas leur posture vis-à-vis du terrorisme. Le premier est
caractérisé par un environnement permissif pour son financement (notamment les organisations liées aux Frères musulmans), tandis que le second est un des hubs de redistribution de fonds les plus importants à destination du djihad (grâce à une législation financière souple). La libre circulation des capitaux ne va pas être remise en question pour si peu.
Face à ces faits, que font la France, la Belgique, la Zérope ? Pas grand-chose, à part accélérer la surveillance de masse, la centraliser à l’échelle européenne en coordination avec les États-Unis (encore plus d’Interpol, d’Europol, de Club de Berne, etc.), remettre des légions d’honneur aux pères historiques du terrorisme actuel ou encore signer des contrats à ses sponsors. Le chaos mondial créé par le terrorisme spectaculaire est le fruit de décisions politiques.
Le problème réside aussi dans la conception même du terrorisme, qui recourt à l’action violente (définition objective), mais est considéré comme un acte de résistance dans un cas et comme du terrorisme dans un autre (définition politique). Durant la Seconde Guerre mondiale, les attentats fomentés par des Français contre les occupants allemands sont considérés comme de la résistance héroïque par les habitants du pays occupé et comme du terrorisme par les occupants. Il en est de même actuellement dans les pays où des armées occidentales s’ingèrent ; en Afghanistan, en Irak, en Syrie…
Mieux encore, la catégorie terroriste est profondément subjective : l’alliance avec des groupes violents dans le cadre de la politique étrangère d’un État est largement employée et peut se retourner du jour au lendemain, lorsqu’elle n’est plus avantageuse. Le terrorisme est encadré, financé, instrumentalisé à plus ou moins long terme et au gré des circonstances par les États, dans des objectifs opérationnels précis. Ceci implique obligatoirement un développement de son activité. «Le Front al-Nosra [Al-Qaïda] fait du bon boulot contre Assad en Syrie», selon le piètre ancien ministre des Affaires étrangères français Laurent Fabius. Et chez nous, ils font du bon boulot ? La pseudo guerre contre le terrorisme a
bon dos. En définitive, «un organisme d’État censé lutter contre le terrorisme n’est en fait là que pour étudier dans quelle mesure ce terrorisme peut être ou non bénéfique» 2. À la question «qu’est-ce qu’un terroriste ?», nous répondons simplement : c’est l’État qui décide qui le sera ou non, en fonction de ses intérêts. Nous avons maintenant suffisamment de pistes pour comprendre pourquoi nous sommes alliés avec ceux qui financent le phénomène djihadiste depuis 30 ans, comme l’a dit l’ancien directeur de la DGSE Alain Chouet.
Toujours étayée par des faits vérifiables, la prochaine partie consistera à prendre un peu de hauteur historique et sociologique sur le phénomène terroriste. Quelle est l’idéologie des acteurs opérationnels du terrorisme ? À quoi sert concrètement le terrorisme pour une puissance quelconque ? Comment peut-on manipuler un individu ? À l’aide de sources précises, nous (re)dévoilerons les soubassements des manipulations terroristes de l’État profond.
Franck Pengam
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Notes
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