Par Philippe Grasset – Le 19 Février 2015 – Source dedefensa
Armé de son demi-siècle d’expérience de chroniqueur US installé à Paris, William Pfaff observe ce 18 février 2015 la Compulsion to Dominate de Washington, affection mentale entrée dans sa phase aiguë après la chute du communisme, accélérée irrésistiblement par 9/11 et qui est désormais précipitée dans sa phase complètement compulsive; cela commence à lasser même ses plus fidèles serviteurs formés aux écoles transatlantiques de la soumission standard. Pfaff décrit surtout, dans son texte, les résultats de cette sorte d’obsession assez proche de la manie compulsive et servant de politique aux USA au Moyen-Orient, d’ISIS en Daesh et en «État islamique» qu’il est nécessaire d’abattre absolument et immédiatement, avec l’installation d’un désordre sur le désordre, cela d’une façon telle qu’on en constate aisément la création et l’accouchement du désormais fameux hyperdésordre.
Profitant d’un moment d’inattention de Washington, qui s’est allongé sur un divan pour sa consultation habituelle, Pfaff décrit aisément son diagnostic qui n’est pas dépourvu d’une ironie fatiguée…
«Il y a aux États-Unis une incorrigible conviction que seule l’indispensable nation peut amener la paix dans d’autres nations par toujours plus d’interventions et de guerres, provoquant des guerres civiles, tribales et sectaires dans lesquelles les États-Unis choisissent leur camp, nomment les dirigeants, et accordent les institutions.»
«Ainsi, le président Obama a-t-il demandé récemment au Congrès l’autorisation de mener une guerre contre ISIL pour trois ans. Washington est déjà occupé à réaliser des frappes aériennes et fournit de l’armement et de la formation aux troupes du Moyen-Orient, affirmant comme justification un droit inhérent à l’auto-défense individuelle et collective.
Quelle est la menace que représente ISIL pour les États-unis? S’il existe une menace pour les forces américaines dans la région, ce serait facilement résolu par le retrait de ces forces.
«Cela laisserait les Arabes à eux-mêmes pour se défendre contre peu importe quoi ou peu importe qui les menace. N’est-ce pas mieux de cette façon? La raison principale pour laquelle la guerre au Moyen-Orient a continué depuis près de quarante ans, c’est que les troupes américaines ont été déployées en permanence sous une forme ou une autre, avec une justification ou une autre, depuis l’opération Bouclier du désert en 1990. (Auparavant, l’administration Reagan avait envoyé les forces US au Liban pendant trois mois, avec des conséquences désastreuses pour les Marines US, provoquant le retrait de la force).»
«Washington a été obsédé par le Moyen-Orient depuis 1990, en raison du pétrole qui s’y trouve, d’Israël et de la reconnaissance du fait que la région constitue le centre et le dynamisme de la religion islamique, même si la majorité des musulmans dans le monde sont en Indonésie, au Pakistan, et ailleurs en Asie, et en Afrique…»
En fait, parlant de son ironie fatiguée (celle de Pfaff), nous faisions allusion plus précisément au dernier paragraphe de son commentaire qui n’est pas cité ci-dessus, qui le conduit tout de même, et fort justement, à en venir à l’Ukraine et à Poutine. Ce raccourci-là était nécessaire, tout comme ses dernières observations où il implique le couple Merkel-Hollande et ses escapades poutiniennes, et l’incompréhension béate des experts et commentateurs washingtoniens qui continuent à vouer la Russie aux gémonies absolument… Il est vrai que, dans une analyse prémonitoire, le même Pfaff avait prédit, aux premiers signes de la phase aiguë de la manie compulsive, que tout cela se terminerait en A Burlesque of an Empire («To Finish in a Burlesque of Empire?», dans l’International Herald Tribune du 12 mars 1992, voir le 23 novembre 2003 sur ce site) ; traduction inutile, «a burlesque of an empire» … Au contraire pour la conclusion de l’article d’hier de Pfaff, et, disons, au moins pour le plaisir de la plume:
«Depuis la chute de l’Union soviétique, la politique de Washington a été conduite par une obsession compulsive de domination, et pas seulement au Moyen-Orient. C’est ce qui, plus récemment, a inspiré le coup en Ukraine: compléter l’érection d’un mur de l’OTAN autour de la Russie, et intimider Vladimir de manière à faciliter son remplacement. Cela a conduit à l’intervention d’Angela Merkel et de François Hollande ce dernier week-end pour bloquer le programme américain d’envoi d’armes à ce pays, selon une démarche bien dangereuse, toujours pour intimider Vladimir Poutine. Les principaux pays européens n’ont plus confiance dans le gouvernement américain. Cela peut être considéré, peut-être même devrait-on dire que cela doit être considéré comme un développement rassurant, bien que nombre d’Américains n’aient pas encore compris pourquoi.»
Finalement, ce que marque l’article de Pfaff, c’est la mise en évidence soudaine d’une certaine fatigue, voire d’une grosse fatigue de l’Empire. Nous parlions plus haut, comme on dispose d’une image symbolique pour permettre une transition, «d’un moment d’inattention de Washington, qui s’est allongé sur un divan pour sa consultation habituelle»; il est vrai que, depuis quelques jours, disons une grosse semaine, on a soudain la perception d’une baisse de rythme de la folie compulsive de l’Empire. Deux événements servent d’explication de circonstance à cette sorte de passage à vide, qui ne sont que des occasions, des exutoires opérationnels de quelque chose de plus profond…
• La comédie grotesque d’un Obama demandant au Congrès des pouvoirs de guerre pour partir-en-guerre contre ISIS/Daesh, sur lequel on tape déjà et qui n’en a cure, qui est une créature de la nébuleuse Washington-Riyad et Cie, cette comédie devait donner un certain lustre à l’entreprise impériale saisonnière contre la menace-contre-la-civilisation de service. Le Congrès soutenant la chose, ce serait une sorte de légalisation au moins pour une saison de l’illégalité permanente où barbote l’Empire, ou plutôt le Système dans son appendice à prétention impériale au sein du bloc BAO. Cela permettrait de maintenir un rythme languissant, mais un rythme tout de même dans la marche en avant de cette machine destructrice d’entropisation. Mais Washington étant ce qu’il est devenu, une machine dans la machine fabriquant de l’impuissance et de la paralysie, le Congrès rechigne. Là où Obama croyait la piètre partie aisément jouable, il rencontre une étrange coalition des deux ailes, aussi bien des républicains super-hawks que des démocrates qui jouent à être effarouchés par les risques de l’aventure extérieure. Il y a même des commentateurs pour croire que l’occasion est bonne pour monter un procès, comme le propose Andrew J. Bacevich le 14 février 2015 :
«La demande du Président Obama pour l’Autorisation d’utiliser la Force Militaire (AUMF) ne pouvait pas arriver à un moment plus propice. Le projet d’AUMF représente pour le Congrès une extraordinaire opportunité de ne pas entériner les mesures déjà prises et de faire le bilan d’une entreprise qui dépasse déjà la guerre du Vietnam en longueur tout en ne montrant pas le moindre signe de succès final. L’effort de l’armée américaine, afin de stabiliser, de pacifier, de dominer ou de démocratiser le Grand Moyen-Orient a échoué irrémédiablement. Taper plus fort encore, avec des frappes aériennes ou des raids d’opérations spéciales ou même avec une opération offensive durable au sol ne donneront pas un résultat différent.»
• Sur le front ukrainien, ces quinze derniers jours ont constitué un revers majeur pour Washington. L’entrée en piste du couple Hollande-Merkel sous la houlette d’un Poutine qui s’avère increvable, la médiocrité exceptionnelle, – tout est exceptionnel avec Washington – de la direction ukrainienne, le chaos lunaire qu’est devenu l’armée ukrainienne dans ses expéditions intérieures, tout a conspiré, comme dans un vaste complot dont nul ne connaît l’instigateur, pour repousser l’Empire et ses livraisons d’armes sur la touche. Washington a encaissé tout cela sans riposter, il a même voté à l’ONU en faveur d’une motion déposée par la Russie haïssable et promise à être détruite. Depuis le sommet de Moscou, à Canossa-sur-la-Moskova, les USA semblent paralysés dans l’affaire ukrainienne, là aussi brusquement privés de leur rythme, à bout de souffle et à court d’idées déstabilisatrices. Comme l’observe Pfaff, les principaux pays européens n’ont plus confiance dans le gouvernement américain – et Dieu sait si ces gouvernements européens sont les derniers à encore soutenir les USA puisqu’ils considèrent en général se trouver dans la même galère (le bloc BAO). Et le gouvernement américain reste là, sans réaction, et le Congrès n’en fait pas plus, avec sa pile de lois votées pour soutenir et surarmer l’Ukraine contre la Russie, ces lois qui semblent brusquement devenues dérisoires.
Pour survivre dans l’occurrence actuelle qui réunit tous les ingrédients de l’effondrement, l’Empire a besoin de mouvement, c’est-à-dire du mouvement perpétuel en avant, de ce qu’on nomme la fuite en avant, courir toujours plus vite pour ne pas risquer de tomber si l’on cesse de courir, fuir la réalité de cette manie compulsive de la domination qui semble désormais s’exercer sur le vide. Pour cela, il faut du rythme, et pour maintenir le rythme, il faut du souffle. Si l’un et l’autre viennent à manquer et imposent une pause qui peut être fatale, alors se découvre le paysage où l’on évolue, qui est le produit direct des actes additionnés depuis des années, qui sont des actes de destruction, de désolation, de désertification nihiliste. Nous sommes dans un de ces moments, sans savoir bien entendu s’il est décisif ou passager. L’Empire s’est arrêté, brusquement épuisé, et il contemple sans rien voir précisément ni y comprendre grand-chose le produit de sa domination.
Comme le notait Pfaff il y a plus de vingt ans, cet Empire-là n’a même pas la grandeur de ses plus grands prédécesseurs, qui avaient le sens de la tragédie qu’est l’Histoire, et de la tragédie que leur propre sort constituait. L’incompréhension de ce qu’il est réellement, l’aveuglement pour contempler la production de sa politique nihiliste, l’empêchent d’atteindre à cette dimension qui fait qu’on reste à la hauteur de ses ambitions même contrariées jusqu’à l’effondrement, et qu’on peut prétendre avoir eu un destin historique. Effectivement, malgré les destructions, les souffrances, le mensonge général, l’hypocrisie élevée à la grandeur d’un des beaux-arts de l’esprit, malgré la puissance, le poids des armes et la rapacité de l’argent, malgré le pouvoir de l’illusion et du simulacre, l’Empire se retrouve nu dans ces moments-là, pauvre prisonnier d’une pathologie convulsive alimentée par un hybris dévorant, caricaturé impitoyablement par ses propres discours – A Burlesque of an Empire, décidément…
Philippe Grasset
Extraits en anglais traduits pas Toma, relus par Diane pour le Saker Francophone