Le porte-parole de Poutine révèle les dessous des relations économiques sino-russes


Par Andrew Korybko − Le 6 juin 2019 − Source Eurasia Future

andrew-korybkoLors d’une récente entrevue avec la journaliste de Russia Today Sophie Shevardnadze, le porte-parole du président Poutine, Dmitry Peskov, a mis un bémol aux illusions des médias alternatifs au sujet des relations économiques sino-russes, ce qui ne manquera pas de décontenancer nombre de leurs lecteurs dans le monde entier.

Le président chinois Xi Jinping est en Russie cette semaine pour participer au Forum économique international de Saint-Pétersbourg, au cours duquel il est attendu que lui et son homologue russe fassent passer leur partenariat stratégique sans précédent à un niveau supérieur, en élargissant le champ de leur coopération au sein des Nouvelles routes de la soie. Aucun observateur sérieux ne remet en cause l’importance de l’excellente relation entre ces deux grandes puissances dans le maintien de la stabilité de l’ordre multipolaire mondial qui en train d’émerger, mais aucun ne devrait non plus exagérer le véritable état de leurs relations bilatérales. Il est à la mode depuis peu pour certains commentateurs de mentionner une “alliance” entre les deux puissances, au sein de laquelle les deux états feraient tout ce qui est en leur pouvoir pour soutenir l’autre, surtout dans le domaine économique, mais le fait est que cette description relève plus du fantasme politique que de la réalité.

L’auteur a déjà présenté dans un article comment le scandale de l’usine d’embouteillage de l’eau du lac Baïkal est révélateur des relations sino-russes, et mentionnait une possible nouvelle détente entre la Russie et les États-Unis, aux dépends de la Chine, et ce malgré la défense inconditionnelle par Poutine des Nouvelles routes de la soie lors du sommet éponyme qui s’est tenu à Beijing fin avril. Aujourd’hui c’est au tour du porte-parole de Poutine, Dmitry Peskov, de confirmer officiellement que les relations économiques de son pays avec la Chine ne sont pas aussi idylliques que veulent le faire croire les médias alternatifs.

Au cours d’une entrevue avec la journaliste de Russia Today Sophie Shevardnadze, il a mis un bémol aux illusions développées par les admirateurs de ces deux puissances, injectant dans la conversation une dose de réalisme nécessaire qui vient à point nommé replacer leurs relations économiques dans leur contexte, ce qui est d’autant plus le bienvenu qu’il a livré ces commentaires quelques jours seulement avant la visite du président Xi en Russie. Ci-dessous figurent les passages importants de l’entrevue:

SS: Lors du forum de cette semaine, il y a plus que de simples hommes d’affaires et investisseurs américains présents ici. Le président chinois est en visite officielle ici et tout le monde parle des synergies possibles des Nouvelles routes de la soie chinoises avec le projet russe, l’Union économique eurasienne. Il s’agit d’un immense projet d’infrastructures, et même les médias occidentaux, la revue The Hill explique que les sanctions américaines [sur les investissements chinois aux États-Unis, NdT] ont libéré d’immenses capitaux chinois pour investir en Russie, et ils parlent aujourd’hui d’une Entente orientale. Ça sonne pas mal. Qu’en pensez-vous? Doit-on vraiment s’attendre à l’émergence d’une Entente orientale?

DP: Il s’agit bien sûr d’un projet très attrayant, et il s’agit en fait d’une certaine philosophie, pas seulement un projet. C’est la compilation de projets titanesques que nos amis chinois ont à cœur de réaliser. La Russie n’y participe pas directement. La Russie est un pays qui recherche l’intégration avec ce projet, dans une mesure qui est compatible avec ce projet. Bien sûr, la Chine n’investit pas énormément, on ne peut pas dire que la Chine investisse beaucoup dans l’économie russe, il y a encore beaucoup à faire pour augmenter les volumes d’investissement chinois. Nous espérons qu’après un certain temps, ces investissements augmenteront. La Chine est un  partenaire très proche de la Russie.

Et nous coopérons de façon positive, je veux dire que le volume de notre commerce bilatéral est en augmentation constante et n’est pas soumis aux aléas de l’environnement économique international.

Nous avions prévu d’atteindre le chiffre de 100 milliards de dollars d’échanges commerciaux, et nous l’avons même dépassé, à 107 milliards. Si vous comparez ce chiffre avec les échanges commerciaux entre les États-Unis et la Chine, c’est un chiffre modeste, mais au regard de la taille de notre économie, c’est un montant important. La Chine n’est pas encore notre premier partenaire commercial. Les états de l’Union européenne sont toujours notre premier partenaire commercial, et je ne peux qu’être en désaccord avec ceux qui disent que la Russie est en train de se tourner vers l’Est. Non. J’espère que la Russie ne se tournera jamais vers l’Est. L’aigle bicéphale russe regarde des deux côtés, vers l’Ouest et vers l’Est, c’est la nature profonde de toute politique de la Russie, que ce soit dans nos activités politiques, diplomatiques ou économiques.

SS: M. Peskov, Je vous ai entendu dire à plusieurs occasions que même si les Chinois sont des partenaires très proches de la Russie, ils sont souvent très prudents dans leurs relations avec les Russes et dans leur manière de conduire leurs affaires avec les entreprises russes. J’ai appris que les banques chinoises refusent parfois de servir des clients russes parce qu’elles ont peur des sanctions américaines. Tout bien réfléchi, cela veut-il dire que les relations sino-russes sont de facto tributaires de Washington?

DP: De nos jours tout est interdépendant. Aucun pays n’est entièrement libre de ses actions et de ses décisions. Chaque pays doit affiner et calibrer ses activités économiques à cause de cette interdépendance. Donc oui, nous sentons l’influence des sanctions américaines au sein de notre relation bilatérale avec les Chinois, mais en même temps nous sommes suffisamment indépendants pour prendre des mesures qui sont considérées par nous comme primordiales, et naturellement, la taille des relations économiques bilatérales sino-russes est un facteur très important de l’économie mondiale.

SS: Peut-on dire que les sanctions occidentales contre la Russie ont une influence négative sur la manière dont les Chinois peuvent investir en Russie, ou sur leur façon de faire des affaires en Chine?

DP: Les hommes d’affaires sont prudents dans tous les pays, pas seulement en Chine. Tout homme d’affaire doit garder à l’esprit plusieurs facteurs, plusieurs éléments qui peuvent influencer ses affaires dans le futur. Ainsi des hommes d’affaires chinois préfèrent la prudence, d’autres sont plus entreprenants dans leurs activités, d’autres préfèrent patienter, d’autres construisent des usines dans le domaine automobile en Russie, dont une qui sera inaugurée lors de la visite du président Xi à Moscou.

Les révélations de Peskov sur l’état des lieux réel des relations économiques sino-russes mérite une plus ample démonstration, mais on est loin d’un constat négatif. Les liens commerciaux ne sont qu’un aspect de ce partenariat stratégique, un aspect majeur certes, dont tous les indicateurs sont au vert. L’hésitation russe à participer directement aux Nouvelles routes de la soie est peut-être dû à son désir de s’assurer d’obtenir les meilleures conditions possibles de la part de son homologue avant de s’y engager pleinement, ce qui pourrait être un indice que le Kremlin valide dans une certaine mesure les craintes de certains pays selon lesquelles la Chine se servirait des Nouvelles routes de la soie, et d’autres tactiques louches, pour profiter du surendettement de certains pays dont elle est à l’origine.

Si tel était le cas, et les commentaires de Peskov semblent tendre dans cette direction, en dépit de tous les accords méticuleusement préparés en amont du Sommet de Saint-Pétersbourg cette semaine, alors on devrait considérer la possibilité que la politique américaine néo-kissingérienne du “diviser pour régner” en Eurasie connaîtrait un certain degré de succès.

Andrew Korybko

Traduit par Laurent Schiaparelli, relu par Cat et San pour Le Saker Francophone.

Laurent est aussi chroniqueur sur Antipresse. Retrouvez-y chaque dimanche sa chronique Thé d’Orient.

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