… ou bien l’impérialisme américain le ramènera-t-il à sa botte ?
Par Federico Pieraccini – Le 25 mars 2019 – Source Strategic Culture
Les relations entre le Japon et la Russie ont longtemps fait l’objet de discussions dans le milieu des relations internationales. Les réunions entre le Premier ministre Abe et le Président Poutine se déroulent depuis des années, mais la situation concernant le traité de paix entre les deux pays, qui n’a jamais été signé depuis la conclusion de la Seconde guerre mondiale, est difficile à résoudre. Bien que les discussions semblent porter sur le statut des îles Kouriles, elles sont en réalité plus profondes et couvrent le rôle joué par le Japon et la Russie en Asie, en particulier par rapport aux deux autres superpuissances régionales, à savoir la Chine et les États-Unis.
Vladimir Poutine et Shinzo Abe se sont rencontrés vingt-cinq fois en cinq ans, soit en moyenne cinq fois par an, tous les deux mois et demi. Cette relation active démontre non seulement la proximité entre les deux dirigeants, mais également leur difficulté à parvenir à un accord pour résoudre le différend territorial de longue date autour des îles Kouriles.
On comprend que Moscou n’entende en aucune manière renoncer à sa souveraineté sur les îles, en particulier compte tenu de l’importance géostratégique de la ville portuaire de Vladivostok. Cette importante ville russe abrite la flotte russe du Pacifique. et quand on regarde la carte, on comprend aisément l’importance des îles Kouriles. Si ces îles étaient militarisées contre la Fédération de Russie, elles pourraient alors bloquer efficacement l’accès de sa flotte au Pacifique. Moscou est confrontée au même problème avec la flotte de la mer Noire, où elle doit traverser le détroit du Bosphore pour atteindre la Méditerranée. Il en va de même pour la flotte balte, située à Saint-Pétersbourg et à Kaliningrad, les navires russes devant naviguer entre la Finlande et l’Estonie, en venant de Saint-Pétersbourg, puis par le détroit du Danemark entre la Suède et le Danemark pour atteindre l’Océan Atlantique.
Pour des raisons militaires et stratégiques, un accès sans entrave aux océans est une nécessité absolue pour une puissance majeure comme la Fédération de Russie. D’où l’importance de la position de la flotte du Nord à Severomorsk et de la base navale de Tartous, en Syrie, qui permettent effectivement à Moscou d’accéder à l’Atlantique et à la Méditerranée sans avoir à se soucier de la Turquie ou des pays nordiques à Saint-Pétersbourg et Kaliningrad.
La question est plus complexe en ce qui concerne Vladivostok, étant donné que la Russie n’a guère d’autre choix que de naviguer à travers les îles Kouriles pour accéder à l’océan Pacifique, ce qui oblige Moscou à conserver le contrôle de ces îles. Laissant de côté le résultat historique de la Seconde guerre mondiale, qui a conféré à la Fédération de Russie la pleine souveraineté sur les îles en question, ce différend empêche aujourd’hui les deux pays d’approfondir leurs liens économiques et même politiques. Poutine a répété à maintes reprises devant Abe qu’il était nécessaire que les deux pays signent l’accord de paix et parviennent à un compromis sur les îles en litige. Poutine a proposé une utilisation commune des îles par le Japon et la Russie en termes de ports et de libre-échange de marchandises et a même proposé la délivrance d’un double passeport aux citoyens des îles afin de garantir une liberté de circulation maximale.
Chaque fois qu’Abe et Poutine se rencontrent, les Russes font plusieurs ouvertures, auxquelles leurs homologues japonais répondent par des propositions aussi inacceptables que le retour de leur souveraineté sur l’ensemble des îles Habomai, Shikotan, Kunashir et Iturup – comme on les appelle au Japon. La diplomatie russe a même tenté de séparer la question des îles de l’accord de paix entre Tokyo et Moscou après la Seconde guerre mondiale, afin d’accélérer la résolution des points cruciaux de la relation entre les deux pays, mais en vain.
Abe, en particulier, semble préférer utiliser la question des îles Kouriles et le traité de paix comme un moyen pour équilibrer les diverses puissances régionales. Le South China Morning Post, qui ne présente pas exactement une perspective désintéressée, raconte les derniers développements entre les premiers ministres russe et japonais :
Le Premier ministre japonais Shinzo Abe a provoqué l'indignation de Moscou lorsqu'il a évoqué la nécessité d'aider les Russes vivant dans les îles « à accepter et à comprendre que la souveraineté de leurs foyers changera de mains ». Les Russes,furieux, ont convoqué l'ambassadeur du Japon pour se plaindre de ce que les déclarations d'Abe étaient une « tentative d'élever artificiellement la température » au sujet d'un éventuel traité de paix.
Outre les considérations de sécurité nationale de la Russie concernant la flotte du Pacifique, il convient de mentionner un aspect important des relations entre les deux pays. Les échanges commerciaux entre eux ont augmenté de 18% en 2018 par rapport à l’année précédente, pour atteindre près de 15 milliards de dollars. Ceci, dans un environnement où de nombreux accords ne sont pas ratifiés faute de traité de paix, limitant toujours la coopération dans certains secteurs stratégiques.
Il y a aussi l’aspect régional et mondial de cette relation, qui revêt une importance considérable pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la position géographique des deux pays détermine leur influence dans la région asiatique, qui constituera le centre de gravité de la géopolitique au XXIe siècle. Le deuxième facteur concerne les relations privilégiées que Tokyo entretient avec Washington, et Moscou avec Beijing.
Pour bien comprendre la révolution multipolaire en cours, le scénario quadrilatéral impliquant le Japon, la Russie, la Chine et les États-Unis semble le plus approprié. La décision de Washington d’abandonner le traité commercial du Partenariat Transpacifique et d’imposer des sanctions et des droits de douane aux alliés et aux ennemis a laissé peu de liberté de manœuvre au Japon pour compenser le poids économique de la Chine, obligeant Abe à engager un dialogue constructif avec Xi Jinping. Les récentes réunions entre les deux dirigeants ont jeté les bases d’une future coopération économique qui, il y a quelques années encore, semblait pratiquement impensable.
Les progrès réalisés entre les deux puissances rivales que sont le Japon et la Chine ont amené Poutine et la diplomatie russe à instaurer une coopération économique solide pour l’avenir. À cette fin, le Forum économique de l’Est qui s’est tenu à Vladivostok a vu la participation de Abe et Xi Jinping, ainsi que de Vladimir Poutine, visant à réaffirmer que la coopération et le développement économique sont des objectifs réalisables pour toutes les parties concernées.
Abe a déclaré : « Nous allons pousser les relations bilatérales vers une nouvelle étape afin de jeter les bases de la paix et de la prospérité en Asie du Nord-Est », exprimant l’intention des trois dirigeants de faire progresser une coopération mutuellement bénéfique.
Washington, comme d’habitude, est l’éléphant dans la pièce, maintenant relégué dans un passé en voie de disparition, lorsque la superpuissance prenait ses décisions auxquelles les autres devaient obéir. Du point de vue de Washington, le rapprochement entre la Russie et la Chine est perçu comme un cauchemar, sans parler du dialogue entre le Japon et la Russie sur un traité de paix.
Abe semble avoir adopté le style ambigu d’Erdogan, prêt à rechercher un équilibre entre de multiples pouvoirs, pour en tirer le meilleur parti pour son pays. C’est une stratégie qui souvent ne paie pas, et qui peut en réalité finir par exaspérer les autres parties.
Les Japonais, comme les Européens, devraient abandonner leur déférence excessive à l’égard des États-Unis et des conséquences qu’elle entraîne pour leur statut d’avant-poste colonial. L’impérieuse nécessité de développer des relations pacifiques et fructueuses avec des voisins tels que la Russie et la Chine devrait l’emporter sur le désir de Washington de les saboter.
La nouvelle réalité multipolaire internationale émergente repose sur le dialogue, la coopération, le développement, le respect mutuel et la dissuasion. La région asiatique est le lieu où les intérêts importants des puissances régionales et mondiales se recouperont dans l’avenir proche. La nécessité pour la Chine, la Russie, l’Inde et le Japon de mettre de côté leurs différends, et leurs stratégies contradictoires, deviendra impérative alors que Washington démontre sa volonté d’exacerber ces différends dans le but d’empêcher l’intégration régionale dans un contexte multipolaire.
La perspective d’un accord de paix entre la Russie et le Japon représente un premier pas dans cette direction, mais elle nécessite également un fort esprit d’indépendance pour résister à Washington. Les politiques commerciales mises en œuvre par Trump et son approche des relations internationales offrent aux alliés de Washington, tel que Tokyo, l’occasion de promouvoir une politique étrangère indépendante et libérée des diktats de Washington. Cela se voit déjà dans des partenariats commerciaux tels que ceux impliquant Huawei et des domaines technologiques comme la technologie 5G.
Federico Pieraccini
Traduit par jj, relu par Cat pour le Saker Francophone