Le DOGE en tant que guerre des classes


Par Leighton Woodhouse – Le 14 février 2025 – Source Compact

Cela pourrait sembler étrange à certains : le nouveau président des États-Unis a remporté les élections en ralliant la classe ouvrière contre le marais de l’establishment, mais il a placé à la barre de son assaut contre l’État profond, contrôlé par l’élite, nul autre que l’homme le plus riche du monde. Mais ce n’est un paradoxe que si vous admettez quelques hypothèses que la description ci-dessus présuppose : que la “classe ouvrière” n’est en fait pas représentée du tout dans notre système politique, et que personne sauf “l’élite” n’est impliqué dans les luttes de pouvoir en son sein. Pour comprendre ce qui se passe réellement dans la deuxième administration Trump, il faut se défaire de ces deux notions. Ce à quoi nous assistons est la dernière bataille d’une longue guerre entre deux factions de l’élite américaine. La classe ouvrière ne fait office que de figurant sur la scène – un accessoire moral dans une lutte qui n’a rien à voir avec elle.

Les Américains manquent de langage pour parler de classe sociale. C’est en partie le résultat de la fondation de notre pays en opposition à l’ancien système de classes européen. Mais c’est aussi parce que la gauche, la seule faction de la politique américaine qui parle de classe de manière non rhétorique, s’est accrochée pendant plus d’un siècle à une définition marxiste orthodoxe de la classe ouvrière qui est devenu obsolète dans les années 1940 et, dans les années 70, ne ressemblait presque plus du tout à l’ordre du statut post-industriel.

Au 19ème siècle, lorsque Marx a écrit Le Capital, il y avait des propriétaires et il y avait des travailleurs. Les propriétaires dépendaient, pour leurs profits et donc leur pouvoir social, de l’exploitation des travailleurs, ce qui signifiait extraire plus de valeur monétaire de leur travail que ce travail ne valait sur le marché libre, c’est-à-dire plus que les salaires qu’ils payaient. Alors que les propriétaires avaient un intérêt matériel inhérent à maximiser cette marge, les travailleurs avaient un intérêt existentiel à la rapprocher le plus possible de zéro. C’était la contradiction irréconciliable au centre du capitalisme et la réalité structurelle qui galvanisait la société en deux grandes classes sociales qui s’affrontaient : le prolétariat industriel et la bourgeoisie capitaliste.

Mais à mesure que l’industrialisation progressait, les progrès scientifiques progressaient également. À mesure que la technologie devenait infiniment plus complexe, la production industrielle en est venue à nécessiter des chercheurs scientifiques, des ingénieurs, des techniciens et une douzaine d’autres professionnels. Dans le même temps, le fordisme a révolutionné l’organisation de la main-d’œuvre, transformant les petites entreprises industrielles en bureaucraties corporatives massives. Cela a nécessité la création d’une toute nouvelle classe d’employés de direction pour organiser la logistique de plus en plus complexe de la production.

Ces nouveaux employés n’étaient pas des “travailleurs” qui vendaient leur force de travail pour un salaire horaire. Les propriétaires ne tiraient pas leurs profits de l’exploitation de leur surplus de main-d’œuvre. D’un autre côté, ils ne possédaient pas non plus les moyens de production, leurs bureaux, ordinateurs, laboratoires, instruments et appareils n’étaient pas plus leur propriété que la machinerie industrielle sur la chaîne de montage n’était celle des travailleurs. De plus, la « propriété » elle-même était devenue un concept plus compliqué et plus insaisissable. Les sociétés appartenaient désormais à des centaines ou des milliers d’actionnaires éloignés les uns des autres plutôt qu’au patron de l’usine. De même, les dirigeants de la société contrôlaient directement les moyens de production quotidiens, plus que n’importe quel actionnaire, mais sans les posséder du tout.

Cette nouvelle race de travailleurs éduqués, planant dans un purgatoire entre prolétaires et capitalistes, était ce que Barbara et John Ehrenreich, dans un essai de 1977, appelaient la “classe professionnelle-managériale” ; “CPM” en abrégé. Aujourd’hui, avec sa richesse et son statut social, le CPM constitue la plus grande fraction de l’élite américaine et la nouvelle base du Parti démocrate.

Le regretté sociologue français Pierre Bourdieu n’a pas utilisé la terminologie des Ehrenreich, mais il a fourni un concept essentiel pour comprendre la position sociale de la CPM : le “capital culturel”, par lequel il entendait les connaissances accumulées par un individu qui lui permettent de s’intégrer sans effort dans un milieu social donné. Le capital culturel n’a pas besoin d’être une connaissance raréfiée ; il peut s’agir, par exemple, d’une familiarité avec les armes à feu dans un cadre social rural ou périurbain de la classe ouvrière. Mais le capital culturel de l’élite est, par définition, le plus précieux.

Le capital culturel de l’élite a changé au fil du temps, mais un indice approximatif de ce qu’il inclut à tout moment historique peut être glané dans les programmes des écoles les plus prestigieuses d’une époque donnée. Dans les années d’après-guerre, une éducation artistique libérale d’élite américaine était formée par les prétentions des aristocrates européens, en mettant l’accent sur les classiques et le type d’art qui se trouve dans la collection permanente du Met. Maintenant, il est plus probable qu’il inclue des traités politiques d’intellectuels anticoloniaux du XXe siècle et des théories sociales de déconstructionnistes queer. Dans les deux cas, il constitue l’érudition culturelle qui permet aux personnes bien éduquées de s’intégrer dans les cercles de l’élite.

Le trophée de l’accumulation du capital culturel d’élite est le diplôme d’études. Il confère à son destinataire un statut officiellement reconnu, comme l’était un titre pour un membre de la noblesse terrienne. Et comme un aristocrate anglais appauvri mais avec un Sir devant son nom, c’est un rang auquel on peut s’accrocher même en l’absence de ce marqueur de statut ultime, la richesse matérielle.

De manière générale, les membres de l’élite sont relativement aisés en capital économique et culturel. Mais la composition de leur portefeuille est importante. Au sein de la classe dirigeante, Bourdieu considère ceux qui sont beaucoup plus riches en capital culturel qu’en capital économique comme structurellement subordonnés. Selon ses mots, “les fractions dominées de la classe dominante. » Ceux qui ont le mélange inverse, qui sont riches en argent mais ne possèdent pas nécessairement les diplômes les plus illustres, sont la fraction dominante de la classe dominante.

La politique aujourd’hui est la lutte pour la suprématie entre ces deux segments de l’élite. Les économiquement riches cherchent à convertir leurs richesses monétaires en pouvoir politique en finançant leurs candidats favoris (ou eux-mêmes) aux élections et en étendant les règles du marché libre, l’arène dans laquelle ils sont hégémoniques, à toutes les facettes de l’activité humaine. Les culturellement riches visent à consolider le pouvoir politique en limitant l’influence du marché à une activité purement économique, limitant ainsi le domaine d’activités de leurs rivaux, tout en faisant du prosélytisme pour une vision d’un gouvernement dirigé par des technocrates professionnels. Ainsi, les riches ont tendance à graviter vers des idéologies politiques économiquement libertaires, tandis que les accrédités adoptent des politiques progressistes qui favorisent le pouvoir des institutions gouvernementales dirigées par des experts.

Aucune fraction, cependant, ne peut reconnaître ouvertement ces intérêts de classe, même à elle-même. Dans une société démocratique, les aspirations politiques d’une personne doivent être masquées par le langage du plus grand bien. Ainsi, les riches soutiennent (et croient sincèrement) que le marché sert les meilleurs intérêts de toute l’humanité, tandis que les accrédités sont convaincus qu’augmenter le pouvoir et la portée de l’État technocratique est la façon dont vous améliorez le sort des pauvres et des opprimés, plutôt que le leur. Chaque fraction voit clairement à travers les prétentions de son rival, tout en n’étendant pas le même scepticisme à l’idéologie auto-flatteuse qui défend sa propre vision du monde.

Pendant des décennies, cette compétition a animé les guerres culturelles de la Silicon Valley, la classe du capital-risque rejetant la valeur de l’éducation formelle et glorifiant l’entrepreneur autodidacte devenu milliardaire, tandis que leurs critiques de gauche dénigraient les titans de la technologie comme des intrus politiques avides de pouvoir et défendaient l’autorité morale des militants et des organisations à but non lucratif. Ces derniers avait une voix dans l’administration Biden. Maintenant, sous Trump, c’est au tour des milliardaires.

Au cours des huit dernières années, les récents convertis MAGA de la Silicon Valley se sont convaincus que la fonction publique et l’intelligentsia qu’elle représente sont la véritable élite qui dirige l’Amérique, d’abord en tant qu’État profond sapant Trump lors de son premier mandat, puis au siège réel du pouvoir sous Biden. Maintenant, ils ont leur chance de mettre au pas la fraction dominée. Et comme il sied à leur classe, ils se vengent avec la fanfaronnade d’un raider d’entreprise, brandissant des feuilles de calcul comme des armes et brisant la volonté de résistance de l’ennemi avec une stratégie du choc et la crainte de licenciements massifs.

C’est une guerre contre l’élite, par l’élite. Mais cela ne veut pas dire que la classe ouvrière n’y a aucun intérêt. Lorsque même les pires parents divorcent, les retombées sont toujours subies par les enfants.

Dans ce cas, la bataille pour la garde concerne les institutions du gouvernement américain. Là où la CPM a longtemps traité l’État comme, alternativement, un outil pour ses projets d’ingénierie sociale et un programme d’emplois pour les élites excédentaires, l’élite économique l’a considéré soit comme un trophée dans sa guerre de classe politique, soit comme un atout à liquider, et procède en conséquence. Mais pour les Américains non élites, c’est une chose réelle dans leur vie quotidienne, qui peut bien, mal ou pas du tout fonctionner. Les choix que le DOGE fait quant aux programmes à geler, à couper ou à éliminer auront un impact sur la vie de leurs familles, pour le meilleur ou pour le pire. Mais comme d’habitude, ils n’ont pas de siège à la table des négociations.

Leighton Woodhouse

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone

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