Le coup d’État militaire en Bolivie ne marque pas la fin de la guerre hybride


Par Andrew Korybko − Le 11 novembre 2019 − Source oneworld.press

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Le président Morales a été contraint de démissionner suite à la « demande » de l’armée, après que l’Organisation des États Américains, avec les États-Unis en sous-main, a affirmé avoir trouvé des « preuves «  établissant que sa ré-élection récente était truquée, mais le coup d’État militaire ne mettra pas fin à la Guerre Hybride contre la Bolivie, mais dans le peu probable « meilleur » scénario possible qui serait que la spirale de violence cesse dans le pays. Les conséquences structurelles et institutionnelles de cette campagne améneront inévitablement à un renversement des droits socio-économiques qui avaient été accordés à la majorité indigène de la population : le risque est donc que des millions de gens retournent à la case départ, comme esclaves du système néolibéral-mondialiste.


Le début de la fin ?

À ce stade, la guerre hybride contre la Bolivie a réussi à faire tomber le dirigeant démocratiquement élu, et chef de l’État légitime du pays, après que le président Morales a été contraint de démissionner sur « demande » de l’armée, ce coup d’État n’ayant été rendu possible que du fait que les services de renseignements étasuniens avaient déjà pris le contrôle des forces armées boliviennes, et s’étaient ainsi assuré que ce résultat leur serait acquis avant même qu’il ne soit annoncé officiellement. En surface, il peut sembler que la Guerre hybride est terminée, la victoire la plus visible dans la poursuite du changement de régime ayant été décrochée. Mais la réalité est toute autre, et la Bolivie, État positionné en plein cœur géostratégique de l’Amérique du Sud, et riche en lithium, est loin d’en avoir fini avec cette campagne de Guerre hybride, et ce pour plusieurs raisons très importantes.

La guerre civile a déjà commencé

La première raison, qui est également la plus évidente, est qu’il pourrait exister un degré imprévisible de résistance physique de la part des soutiens — principalement indigènes — de l’« ancien » président Morales, que ce soit sous la forme de manifestations de rues, ou même d’une insurrection naissante qui pourrait constituer le démarrage tangible d’un mouvement de libération nationale visant à libérer le pays du joug oligarchico-militaire soutenu par les États-Unis sous lequel le pays se retrouve subitement de nouveau asservi après 13 années de liberté. L’armée avait tenté d’éviter ce scénario, de manière préventive, juste avant le coup d’État, en lançant ce que Reuters a nommé des « opérations aériennes et terrestres en vue de ‘neutraliser’ les groupes armés agissant en dépit des lois », ce qui, dans le contexte politique présent de la Bolivie, ne peut constituer qu’un euphémisme pour lancer des opérations contre les soutiens, principalement indigènes, du président Morales, certainement pas leurs opposants de droite alliés aux forces armées, à l’origine d’émeutes un peu partout dans le pays depuis plusieurs semaines.

Il s’agit ici d’un détail important des événements rapides de dimanche, qui a échappé à nombre d’observateurs, mais qui révèle très clairement le fait que l’armée a sombré dans l’illégalité avant même de demander la démission du président Morales, en lançant des opérations contre ceux qui étaient selon toutes probabilités ses soutiens, sans disposer d’aucune autorité pour ce faire. Rétrospectivement, cela signifie que non seulement c’est bien un coup d’État militaire qui a eu lieu, mais qu’il a été précédé par un lancement officieux de guerre civile : les forces armées sont sorties du cadre légal de leur fonctionnement (étant donné qu’elles n’avaient alors pas encore demandé sa démission) afin de « s’en prendre au peuple«  malgré leurs propres dénégations de toute volonté de ce faire. Ce changement dramatique est intervenu après que l’« opposition » se soit emparée des médias d’État dans la capitale, que les domiciles de la sœur du président Morales et de deux de ses gouverneurs aient été incendiées dans la nuit de samedi, et qu’un maire allié ait été lynché dans les rues par l’« opposition » quelques jours auparavant.

Morales en exil

Il n’est pas étonnant que le président Morales ait imploré ses concitoyens, dans son discours de démission, d’« arrêter d’attaquer les frères et les sœurs, d’arrêter de brûler et d’attaquer », car il craignait pour la vie de ses soutiens après ce qui venait de se produire, surtout en supposant qu’il ait eu connaissance de l’opération en cours par l’armée contre eux, lancée plus tôt le même jour. Au vu de ces éléments, il a fui la capitale avant qu’ils ne puissent s’emparer de sa personne, et commettre un régicide à la Khadafi, à la poursuite d’un soi-disant « avis de recherche«  contre lui (sans doute sur quelque base en lien avec une « corruption » électorale ou autre), et en prévention de l’assertion invérifiable qu’il aurait « résisté » à sa capture, ou aurait été « armé », pour « justifier » de son assassinat de sang froid, à l’image de ce que les prédécesseurs firent subir à Che Guevara il y a un peu plus d’un demi-siècle.

Faute de réussir à la capturer rapidement, les forces armées, soutenues par les États-Unis, pourraient même faire appel à une assistance « anti-terroriste » étasunienne et/ou brésilienne, après avoir affirmé que lui et ses soutiens sont connectés aux Gardiens de la révolution islamique en Iran et/ou aux FARC en Colombie, au vu des relations étroites entre le président Morales et et la République islamique, et de son soutien véhément du socialisme. Ils pourraient également « étayer » leur demande d’intervention militaire directe en rappelant à la région son alliance avec Maduro, le président du Venezuela, et affirmer que ce dernier est de mèche avec les activités soi-disant « terroristes » et même « de trafic de drogues ». Les probabilités sont donc très défavorables pour Morales et ses soutiens, même dans l’hypothèse où ils réussiraient à lancer une campagne de libération nationale, chose qui relèverait absolument de leur droits légaux, après que des forces extérieures au pays se soient emparées du contrôle de l’État par mandataire interposé, et aient commencé la guerre civile de faible intensité.

Institutionnalisation de l’esclavage néolibéral

Tel serait le scénario du pire, mais le scénario du « meilleur » n’est guère plus reluisant, qui verrait les forces de droite, soutenues par les États-Unis, revenir rapidement sur les droits socio-économiques que le président Morales avait accordés aux indigènes, constituant la majorité de la population, au fil des 13 années où il fut en poste, sans passer par une intense guerre civile. En d’autres termes, ce scénario du pire verrait ses soutiens rendre les armes et laisser le processus se dérouler sans résistance physique ; cela apparaît extrêmement peu probable, mais pourrait quand même se produire, si la campagne de terreur en cours contre eux réussit à faire plier la population. Il faut également considérer comme acquis le fait que des émeutiers vont s’allier aux militaires soutenus par les États-Unis pour former des escadrons de la mort, qui tueront quiconque résistera, à commencer par les membres de son gouvernement (aussi bien ceux qui sont encore en poste que ceux qui ont démissionné récemment pour protéger leurs familles qui couraient le risque de se voir attaquées), ainsi que leurs soutiens qui pourraient prendre la rue pour protester contre ce renversement de pouvoir illégal.

En tous cas, l’objectif stratégique général poursuivi par les comploteurs est de purger l’ensemble des structures de l’État des socialistes, afin d’imposer plus facilement un régime hyper-néolibéral dès que possible, la seule question étant de savoir si la population résistera activement, avec « éclat », ou non. L’une des conséquences structuro-institutionnelle les plus prévisibles serait qu’une autonomie fiscale (et peut-être même politique) soit accordée aux places fortes de l’« opposition », riche en gaz, des plaines de ladite « Media Luna »où sont établis presque tous les mestizos, ainsi qu’une réduction drastique des taxes sur les opérations minières étrangères ayant lieu sur les plateaux peuplés par les indigène : de quoi priver les soutiens du président Morales, principalement indigènes, des ressources dont ils ont besoin pour soutenir leurs programmes socio-économiques. Le résultat final en serait naturellement que des millions des gens risqueront de revenir à la case départ : une position de servitude indigne semblable à celle qu’ils connurent avant l’arrivée de Morales au pouvoir.

« La Libye latino-américaine »

Pleinement conscients de l’avenir qui les attend si le coup d’État militaire réussit, les dépouillant de leurs droits socio-économiques durement gagnés, et institutionnalisant leur statut d’esclaves du systèmes néolibéral mondialiste soutenu par l’oligarchie de leur pays et ses soutiens étasuniens/brésiliens, il ne serait pas surprenant que le scénario du « pire » se déroule, voyant les soutiens indigènes du président Morales lancer une insurrection totale de libération nationale. Cette possibilité porte avec elle un fort risque de voir l’État « simplifier » sa stratégie de « contre-insurrection » en déchaînant des escadrons de la mort sur toute personne d’héritage indigène bolivien (surtout dans les zones rurales), amenant à un nettoyage ethnique ou même à un génocide si cette stratégie est déroulée jusqu’à sa conclusion « logique ». En l’état des choses, il est bien trop pour déclarer terminée la Guerre civile contre la Bolivie par suite de la démission contrainte du président Morales ; cette campagne de guerre hybride ne connaîtra pas vraiment de fin réelle au vu du résultat littéralement fasciste qu’elle poursuit : un retour de la population indigène à l’état d’esclavage néolibéral. Si l’on considère les dynamiques qui sont en jeu, la Bolivie pourrait se voir prochainement considérée comme la « Libye d’Amérique du Sud », et les conséquences pourraient facilement s’en répandre dans l’ensemble du continent sud-américain, comme tel fut le cas pour la Libye sur l’ensemble de l’Afrique.

Andrew Korybko est un analyste politique américain, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.

Traduit par José Martí pour le Saker Francophone

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