Par Andrei Polunin – Le 15 mai 2015 – Source Russia Insider
L’amélioration des relations entre l’Inde et la Chine ouvre la voie pour les trois grandes nations des BRICS à l’émergence d’une nouvelle puissance économique et stratégique mondiale.
Le Premier ministre indien Narendra Modi a voyagé en Chine le jeudi 14 mai, pour des négociations avec le président de la République populaire de Chine Xi Jinping. Dans le cadre de sa visite de trois jours Modi espère réaliser une percée dans les relations avec la Chine, qui ont jusqu’à présent été entravées par un différend frontalier et les revendications territoriales des deux parties. A en juger par les indicateurs indirects, la visite pourrait être un virage important dans les relations entre New Delhi et Pékin.
Le programme de la visite de Modi à la Chine a été conçu de telle sorte que le Premier ministre indien soit reçu par les plus hautes autorités de la Chine. Brisant le protocole, le président chinois a voyagé jusqu’à sa ville natale de Xi’an, ou il a rencontré personnellement Modi, non seulement pour une réunion au sommet qui a duré plus de 90 minutes, mais aussi pour une visite informelle des principaux sites historiques bouddhistes de Xi’an. C’est la première fois que Xi a reçu un chef d’état en dehors de Pékin. Le geste est considéré comme une tentative sérieuse pour réduire les différends bilatéraux et améliorer la confiance entre les deux pays. Le président Xi a également rendu la politesse à Modi, qui avait fait un geste similaire lorsque Xi avait visité l’Inde l’année dernière en septembre. Modi avait reçu Xi dans sa ville natale d’Ahmedabad.
Le Premier ministre indien est vendredi à Beijing pour rencontrer le Premier ministre chinois Li Keqiang. Sa visite se terminera par un voyage à Shanghai, où la délégation indienne participera à des négociations avec les représentants des milieux d’affaires de la Chine.
Pour la Russie, le rapprochement entre l’Inde et la Chine est une question d’une importance primordiale. Pendant longtemps, le concept d’un triangle stratégique entre la Russie, la Chine et l’Inde a existé, mais jusqu’à récemment, il n’a pas paru particulièrement viable. Le RIC, tel que le groupe est nommé, n’a été en grande partie qu’un forum économique, sans grand chose à montrer en termes stratégiques.
Le conflit entre la Chine et l’Inde, sur leur frontière, est en suspens, et semble insoluble. Avec cette visite, il est probable que certains problèmes vont se résoudre et la principale difficulté pour l’intégration économique de l’Eurasie peut trouver sa solution. Cela signifie que Moscou a de nouvelles opportunités à l’Est.
Dans ce contexte, la conversation téléphonique entre le Président russe Vladimir Poutine et le Premier ministre indien moins d’une journée avant la visite de Modi en Chine est significative. Selon le service de presse du Kremlin, et les propres tweets de Modi, le Premier ministre indien a confirmé sa participation au prochain sommet des BRICS en juillet et au sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai, qui ont lieu en même temps à Ufa, en Russie. Il a également discuté avec le président russe de diverses questions liées à l’expansion du partenariat stratégique privilégié entre la Russie et l’Inde.
La semaine dernière, M. Poutine a reçu le président chinois Xi à Moscou, où plus de 30 accords ont été signés par les deux dirigeants.
Qu’est-ce que le rapprochement des deux géants économiques de l’Asie signifie pour la Russie ?
L’idée d’un triangle russe, chinois et indien a été mis en avant par Evgenny Primakov, à la fin des années 1990», a déclaré Alexey Maslov, directeur du Centre de recherche stratégique sur la Chine à l’Université russe de l’Amitié des Peuples. Il est également chef du département d’études orientales à l’École supérieure d’économie.
Mais alors, on pensait que la Russie pourrait jouer le rôle de leader dans le triangle. Maintenant, il est clair que la Chine va jouer ce rôle, et cela change toute la situation, a-t-il dit.
Il faut comprendre que le renforcement du triangle aura lieu selon le concept chinois d’une nouvelle Route de la Soie. En d’autres termes, la Chine va unir les pays sur la base de l’intérêt mutuel, et surtout économique.
Quels sont les projets qui peuvent unir l’Inde, la Chine et la Russie ?
D’abord et avant tout c’est la transition vers une monnaie commune. Il est clair que cette monnaie ne va pas apparaître demain, mais dans le meilleur des cas, elle pourrait exister dans cinq ou six ans. C’est un projet très attrayant. En outre, nos trois pays peuvent mettre en place un système de commerce préférentiel et créer des entreprises conjointes. Nous pouvons probablement développer des voies ferroviaires et des itinéraires aériens communs pour le fret.
Pour l’essentiel, la Chine cherche aujourd’hui à créer une nouvelle réalité politique, et c’est Pékin qui contrôle cette réalité. Mais beaucoup dépend de la capacité de la Chine à normaliser ses relations avec l’Inde. Ce n’est pas facile à faire, compte tenu des revendications territoriales des parties et du conflit qu’elles provoquent, comme c’est déjà apparu dans le cadre de négociations précédentes.
Pensez-vous que Pékin va réussir dans ce domaine ?
Je pense que durant sa visite, Modi va conclure un accord qui gèlera les différends territoriaux. Je pense que la Chine prendra des mesures économiques pour fournir à l’Inde les crédits nécessaires au développement de son industrie.
Je dois dire que l’Inde d’aujourd’hui est le concurrent naturel de la Chine en termes de coûts de production. Il est possible que la Chine délocalise certaines de ses entreprises en Inde. Dans un proche avenir, les travaux financés par des investissements chinois débuteront pour les routes et les chemins de fer dans le nord de l’Inde.
En substance, dans le cadre du projet de la Grande Route de la Soie, Pékin espère prendre le contrôle sur un vaste territoire – de l’Asie du Sud-Est au Caucase. Ce concept implique l’intégration économique, la coopération financière et politique, une logistique et des infrastructures communes.
Pour l’instant, ce concept englobe les territoires intérieurs de la Chine, ainsi que les pays voisins, comme les républiques d’Asie centrale et un certain nombre de pays d’Asie du Sud-Est. La Russie n’a pas encore adhéré à ce concept, mais dit qu’elle est prête à une coopération dans le cadre des deux entités : la Route de la Soie et l’Union économique eurasienne. (L’Inde n’est pas non plus venue à bord du projet de Route de la Soie.)
Est-il possible de dire que dans cette situation, il est particulièrement avantageux pour la Russie de se tourner vers l’Est ?
À l’heure actuelle, la Russie est le plus grand pays qui soutient la politique expansionniste de la Chine. Cela renforce nos positions politiques et économiques. D’autre part, un certain nombre de risques et de conflits peuvent surgir à l’avenir, qui ne peuvent être résolus que si la Russie est en mesure de s’engager également avec l’Occident et l’Orient, a déclaré Maslov.
«Entre Pékin et New Delhi, il y a un différend territorial, qui existait avant la guerre des frontières sino-indiennes de 1962, et qui a pris fin avec la défaite de l’Inde», note Andrey Ostrovsky, directeur adjoint de l’Institut des études d’Extrême-Orient, et membre de l’Association européenne des sinologues.
En conséquence, l’Inde occupe désormais une partie du territoire chinois – l’État de l’Arunachal Pradesh, et la Chine une partie du territoire indien – le plateau Aksai Chin. Tant que ces différends territoriaux ne sont pas résolus, l’instauration de relations normales entre les deux pays sera assez difficile.
Toutefois, ces problèmes peuvent être résolus, progressivement, à travers des négociations. Prenez par exemple les relations entre la Russie et la Chine. En 1964, quand Mao Zedong a pour la première fois soulevé la question du sort de 1.5 millions de kilomètres carrés, que la Russie tsariste avait pris à la Chine, cette question était loin d’être résolue. Cependant, en 2004 – 40 ans plus tard – la délimitation définitive de la frontière russo-chinoise a été réalisée. Avec de la bonne volonté des deux côtés, les pays sont tout à fait capables de résoudre leurs problèmes de frontières. Dès que la Chine et l’Inde auront réglé leurs différends territoriaux, toutes les questions politiques seront résolues immédiatement.
Il faut dire que le règlement de cette question de la frontière est attendu depuis longtemps et que les liens économiques entre l’Inde et la Chine se développent très rapidement. Le volume du commerce extérieur entre l’Inde et la Chine est déjà comparable au volume du commerce de la Russie avec la Chine – environ 100 milliards de dollars. La chose à retenir est que les problèmes entre l’Inde et la Chine seront abordés non seulement dans le format BRICS, mais aussi dans le cadre de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), dans laquelle la Russie joue un rôle important.
Comme nous le savons, New Delhi a demandé à adhérer à l’OCS. Il est tout à fait possible que, pendant le Sommet de l’OCS à Ufa en juillet, la candidature de l’Inde soit approuvée.
Qu’est-ce qui constituent les intérêts économiques mutuels de l’Inde et de la Chine ?
Les marchés des deux pays sont intéressants – ce sont d’énormes marchés. En fait, presque toute la production excédentaire dont la Chine est capable peut être vendue en Inde – et vice versa. Il existe également des produits et services qui sont produits seulement en Inde, ou seulement en Chine. En Inde, ce sont avant tout des services concernant l’informatique et les logiciels, tandis que la Chine espère construire un réseau de trains à grande vitesse en Inde.
Quelle est la place de la Russie dans ces deux économies ?
Notre place dans l’économie chinoise semble se dessiner à partir des 32 accords signés par le président Xi lors de sa visite de mai à Moscou. Selon ces accords, la Chine va investir dans notre programme de développement d’infrastructures. En plus de la ligne ferroviaire à grande vitesse entre Moscou et Pékin, qui doit être construite en 2023, nous avons des projets communs d’infrastructure en Asie, tels que la construction de la voie ferrée Kyzyl-Kuragino et le Seaport d’Extrême-Orient. En outre, la Chine fournit à la Russie des lignes de crédit. Par ailleurs, nous fournirons du gaz à la Chine par la route de l’Ouest, ainsi que cent avions Sukhoi Superjet.
L’Inde est également intéressée par le gaz russe. Le pays est énorme, et ne dispose pas de ressources en énergie suffisantes. Oui, des problèmes existent dans l’organisation de la fourniture de gaz, par exemple, en raison de la difficulté du terrain concerné [dans l’Himalaya, NdT]. Cependant, comme les Chinois l’ont montré par la construction d’une ligne ferroviaire à grande vitesse au Tibet, ce n’est pas quelque chose d’insurmontable.
Andrei Polunin
Article original en russe publié par Svobodnaya Pressa.
Traduit du russe par Beyond the Headlines
Traduit de l’anglais par jj, relu par Diane pour le Saker Francophone