Par Mike Whitney − Le 13 Avril 2019 − Source Unz Review
L’ordre mondial libéral, qui a duré depuis la fin de la Seconde guerre mondiale à ce jour, est en train de rapidement s’effondrer. Son centre de gravité se déplace d’Ouest en Est, en direction de la Chine et de l’Inde qui connaissent une croissance explosive, et d’une Russie régénérée, qui a retrouvé son statut de superpuissance mondiale crédible. Ces évolutions, associées à la projection impériale excessive et à la stagnation économique chronique des États-Unis, ont sérieusement entravé la capacité des États-Unis à mener le jeu, ou à poursuivre leurs propres objectifs stratégiques. Avec le relâchement continu du contrôle de Washington sur les affaires du monde, et le rejet du modèle de développement occidental par un nombre croissant de pays dans le monde, l’ordre actuel s’affaiblira progressivement, ouvrant ainsi la voie à un monde multipolaire qui nécessite une nouvelle architecture de sécurité.
Les élites occidentales, incapables d’accepter cette nouvelle dynamique, continuent de faire des déclarations frénétiques exprimant leur crainte d’un avenir où les États-Unis ne dictent plus la politique mondiale.
Wolfgang Ischinger, Président de la conférence de Munich sur la sécurité en 2019, a souligné nombre de ces thèmes. Voici un extrait de sa déclaration :
L’ordre mondial libéral semble s’effondrer – n’étant plus ce qu’il était… Non seulement la guerre et la violence jouent un rôle encore plus important, mais une nouvelle confrontation entre grandes puissances se profile à l’horizon. Contrairement au début des années 90, la démocratie libérale et le principe des marchés libres ne sont plus incontestés….
Dans cet environnement international, le risque d’une guerre inter-étatique entre grandes et moyennes puissances s’est clairement accru… Ce que nous avions observé en maints endroits du monde était une augmentation spectaculaire de la stratégie de la corde raide, c’est-à-dire des actions extrêmement risquées, où l’abîme appelle l’abîme de la guerre…
On observe partout d’innombrables conflits et crises … Les pièces maîtresses de l’ordre international sont en train de se disloquer, sans que l’on sache clairement si quelqu’un peut ramasser les morceaux, ou même désire le faire.
« Qui va ramasser les morceaux ? », Conférence de Munich sur la Sécurité
Ischinger n’est pas seul à éprouver ce désespoir, et ses sentiments ne sont pas partagés seulement par les élites, ou les intellectuels. À présent, la plupart des gens sont au courant des manifestations qui ont secoué Paris, du conflit politique interne qui déchire l’Angleterre (Brexit), de la montée en puissance de groupes de droite anti-immigrés à travers l’Europe, et du surprenant rejet du candidat favori de l’élection présidentielle de 2016 aux États-Unis. Partout, le système et sa politique néolibérale sont rejetés par les masses des travailleurs qui n’ont que récemment commencé à s’élever contre un système qui les a ignorés depuis plus de 30 ans. Le taux d’opinions favorables à Trump s’est amélioré, non pas parce qu’il a « purgé le marais » comme il l’avait promis, mais parce qu’il est toujours considéré comme un outsider à Washington, méprisé par la classe politique, par la caste des spécialistes de la politique étrangère, et par les médias. Sa crédibilité repose sur sa détestation par la coalition des élites, que les travailleurs considèrent désormais comme leur ennemi juré.
Le Président du prestigieux Council on Foreign Relations (CFR), Richard Haass, a résumé son point de vue sur « l’affaiblissement de l’Ordre Mondial Libéral » dans un article paru sur le site internet du CFR. Voici un extrait de ce qu’il a dit :
On assiste à l’échec des tentatives de construction d’un cadre mondial. Le protectionnisme est en vogue ; le dernier cycle de négociations commerciales internationales n’a jamais abouti… En même temps, la rivalité entre grandes puissances est de retour…
Il y a plusieurs raisons pour lesquelles tout cela se produit, et se produit en ce moment. La montée du populisme est en partie une réponse à la stagnation des revenus et au chômage, principalement en raison des nouvelles technologies, mais aussi surtout des importations et de l’immigration. Les dirigeants ont de plus en plus recours au nationalisme, pour renforcer leur autorité, particulièrement dans un contexte économique et politique difficile….
Mais l’affaiblissement de l’ordre mondial libéral est plus que tout dû au changement de mentalité des États-Unis. Sous le président Donald Trump, les États-Unis ont décidé de ne pas adhérer au Partenariat transpacifique et de se retirer de l’Accord de Paris sur le climat. Il a menacé de quitter l’Accord de libre-échange nord-américain, et l’Accord nucléaire iranien. Il a unilatéralement introduit des droits de douane sur l’acier et l’aluminium, en invoquant une justification (de la sécurité nationale), dont d’autres pourraient se prévaloir, exposant ainsi le monde au risque d’une guerre commerciale… « America First » et l’ordre mondial libéral semblent incompatibles.
« L’Ordre mondial libéral, RIP », Richard Haass, CFR
Ce que Haass veut dire, c’est que le meilleur remède à la mondialisation est la mondialisation, que la plus grande menace pour l’ordre mondial libéral est d’empêcher les entreprises mastodontes d’obtenir davantage que ce qu’elles veulent ; davantage d’accords commerciaux de croissance interne ; davantage de délocalisation d’entreprises ; davantage d’externalisation des emplois ; davantage d’arbitrage des contrats de travail ; et davantage de privatisation des actifs publics et des ressources critiques. La libéralisation du commerce n’en est pas une, elle ne renforce pas la démocratie, ni ne crée un environnement propice au respect des Droits de l’homme, des libertés civiles, et de la primauté du droit. C’est une politique qui se concentre presque exclusivement sur la libre circulation des capitaux, afin d’enrichir les actionnaires fortunés, et d’engraisser le résultat net.
Les soulèvements sporadiques dans le monde : le Brexit, les gilets jaunes, les groupuscules de droite émergents, trouvent tous leur origine dans ces accords commerciaux unilatéraux favorables aux entreprises qui ont précipité la baisse constante du niveau de vie, la diminution des revenus, et la réduction des avantages fondamentaux pour la grande masse de travailleurs aux États-Unis et en Europe. Le Président Trump n’est pas responsable de la résurgence du populisme, ni de celle des troubles sociaux, il se contente d’exprimer la colère de la population. Le triomphe présidentiel de Trump était un rejet clair du système élitiste complètement fallacieux qui continue de transférer la majeure partie de la richesse de la nation, à une infime caste au sommet.
La critique de Haass illustre le niveau de déni de ces élites saisies maintenant par la crainte d’un avenir incertain.
Nous avons précédemment noté l’incontestable et indéniable déplacement du centre de gravité d’Ouest en Est. La brève uni-polarité de Washington, après la dissolution de l’Union soviétique en décembre 1991, a déjà pris fin, et de nouveaux centres de puissance industrielles et financières gagnent du terrain et dépassent progressivement les États-Unis dans des domaines vitaux pour la suprématie de l’Amérique. Cet environnement économique en rapide mutation s’accompagne d’un mécontentement social généralisé, d’un ressentiment de classe exacerbé, et de formes d’expression politique de plus en plus radicales. L’ordre libéral est en train de s’effondrer, non pas parce que les valeurs
adoptées dans les années 60 et 70 ont perdu de leur attrait, mais parce que les inégalités se creusent, que le système politique est devenu insensible aux revendications du peuple, et parce que les États-Unis ne peuvent plus imposer leur volonté de façon arbitraire dans le monde.
La mondialisation a alimenté la montée du populisme, elle a contribué à exacerber les tensions ethniques et raciales, et elle est en grande partie responsable de l’affaiblissement de la puissance industrielle américaine. Le remède de Haass ne ferait que jeter davantage d’huile sur le feu, et hâterait le jour de le formation de camps rivaux où libéraux et conservateurs se livreront une bataille sanglante jusqu’à ce que mort s’en suive. Quelqu’un doit bien mettre fin à cette folie avant que le pays ne sombre dans une seconde guerre civile.
Ce que Haass omet d’évoquer, c’est le recours pervers de Washington à la force afin de préserver l’ordre mondial libéral. Après tout, ce n’est pas comme si les États-Unis n’avaient assumé leur rôle dominant actuel qu’en se livrant simplement à une concurrence plus efficace sur les marchés mondiaux. Bien sûr que non. Dans le gant de soie se trouve la poigne de fer, utilisée dans plus de 50 opérations de changement de régime depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Les États-Unis ont plus de 800 bases militaires disséminées sur la planète et ont jeté l’écorce après avoir pressé le jus de bien des pays lors de leurs interventions, invasions et occupations successives, autant que l’on s’en souvienne. Cette inclination pour la violence a été vivement critiquée par d’autres membres des Nations Unies, mais seule la Russie a eu le courage de s’opposer ouvertement à Washington là où cela compte vraiment, c’est-à-dire sur le champ de bataille.
La Russie participe actuellement à des opérations militaires qui ont soit empêché Washington d’atteindre ses objectifs stratégiques (comme en Ukraine), soit annulé la guerre par procuration de Washington en Syrie. Naturellement, les élites libérales telles que Haass se sentent menacées par ces événements, car elles sont habituées à une situation dans laquelle « le monde est leur chasse gardée ». Hélas, le gibier a été retiré du menu, et les États-Unis vont devoir faire les ajustements nécessaires, ou risquer de provoquer une troisième guerre mondiale.
Le Président russe Vladimir Poutine objecte à l’unilatéralisme de Washington, au chevalier qui transgresse le droit international pour mieux poursuivre ses propres ambitions impériales. L’ironie est que Poutine soit devenu le meilleur défenseur du système international et, en particulier, des Nations Unies, un point sur lequel il a insisté lors de sa déclaration lors de la 70ème session de l’Assemblée générale des Nations Unies à New York le 28 septembre 2015, soit deux jours seulement avant que les avions de guerre russes ne commencent leurs missions de bombardement en Syrie. Voici un extrait de ce qu’il a dit :
L’Organisation des Nations Unies est unique en termes de légitimité, de représentation et d’universalité… Nous considérons que toute tentative de saper la légitimité de l’Organisation des Nations Unies est extrêmement dangereuse. Cela pourrait entraîner l’effondrement de l’ensemble de l’architecture des relations internationales, ne laissant plus aucune règle exceptée celle de la force. Le monde serait alors dominé par l’égoïsme plutôt que par l’effort collectif, par le diktat plutôt que par l’égalité et la liberté, et au lieu de nations vraiment souveraines, nous n’aurions plus que des colonies contrôlées de l’extérieur.
Le président russe Vladimir Poutine lors de la 70e session de l’Assemblée Générale des Nations Unies.
Le discours de Poutine, suivi du lancement de l’opération russe en Syrie, était un avertissement clair à « l’establishment » de la politique étrangère qu’il ne serait plus autorisé à renverser des gouvernements et à détruire des pays en toute impunité. Tout comme Poutine fut disposé à exposer le personnel militaire russe en Syrie, il le fera probablement au Venezuela, au Liban, en Ukraine et dans d’autres endroits où il pourrait être nécessaire de le faire. Et bien que la Russie n’ait pas la puissance brute de l’armée américaine, Poutine semble dire qu’il engagera ses troupes au feu pour défendre le droit international et la souveraineté des nations. Voici à nouveau Poutine :
Nous savons tous qu’après la fin de la guerre froide, il ne restait au monde plus qu’un centre de pouvoir, et que ceux qui se trouvaient au faîte de la pyramide furent tentés de penser que, puisqu’ils étaient si puissants et si exceptionnels, mieux que tout autre, ils savaient ce qui devait être fait et, que par conséquent, ils n’avaient aucun besoin de rendre des comptes à l’ONU, qui, souvent, au lieu de valider sans sourciller les décisions nécessaires, leur faisait obstacle….
Nous devrions tous nous souvenir des leçons du passé. Par exemple celles de notre passé soviétique, lorsque l’Union soviétique exportait des expériences sociales, en préconisant des changements dans d’autres pays pour des raisons idéologiques, ce qui entraînait souvent des conséquences tragiques, et causait plus de dégradation que de progrès.
Cependant, au lieu de tirer les leçons des erreurs des autres, certains préfèrent les répéter et continuer à exporter les révolutions, même s’il s’agit maintenant de révolutions « démocratiques ». Il suffit d’examiner la situation au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, déjà mentionnée par l’orateur précédent. Au lieu de procéder à des réformes, une intervention agressive détruisit sans discernement les institutions gouvernementales et le mode de vie local. En lieu de démocratie et de progrès, nous voyons maintenant la violence, la pauvreté, les catastrophes sociales et le mépris total des droits de l’homme, y compris le droit à la vie.
Il m’est urgent de demander à ceux qui ont généré cette situation : vous rendez-vous au moins compte maintenant de ce que vous avez fait ?
Le Président Russe Vladimir Poutine lors de la 70ème session de l’Assemblée Générale des Nations Unies.
Ici, Poutine conteste ouvertement le concept d ’« ordre mondial libéral », qui est en fait le surnom employé pour dissimuler le pillage incessant de la planète par Washington. Il n’y a rien de libéral dans le renversement des régimes, et dans le fait de plonger des millions de personnes dans l’anarchie, la pauvreté et le désespoir. Poutine tente simplement de faire comprendre aux dirigeants américains que le monde change, que les nations asiatiques gagnent en puissance, et que Washington devra renoncer à l’idée que toute entrave à son comportement constitue une menace pour ses intérêts en matière de sécurité nationale.
L’ancien conseiller à la sécurité nationale de Jimmy Carter, Zbigniew Brzezinski, semble être d’accord sur ce point et suggère que les États-Unis commencent à repenser leur approche en matière de politique étrangère, maintenant que le monde a radicalement changé, et que d’autres pays exigent une plus grande place à la table des négociations.
Ce dont la plupart des gens peinent à se rendre compte à propos de Brzezinski, c’est qu’il a radicalement changé sa vision de l’hégémonie mondiale quelques années après la publication de son chef-d’œuvre de 1997, Le Grand Échiquier : la suprématie américaine et son impératif géostratégique. Dans son ouvrage de 2012, Vision Stratégique, Brzezinski recommandait une approche plus réfléchie et plus coopérative qui faciliterait la transition (le déclin ?) inévitable des États-Unis, sans créer une carence de pouvoir susceptible de conduire au chaos mondial. Voici un court extrait d’un article qu’il a écrit en 2016 pour The American Interest intitulé « Vers un réalignement mondial » :
Le fait est qu’il n’y a jamais eu de puissance mondiale « véritablement dominante » avant l’émergence de l’Amérique sur la scène mondiale… Cette époque est en train de s’achever… Alors que se termine leur ère de domination mondiale, les États-Unis doivent prendre les devants en réalignant l’architecture mondiale du pouvoir… Les États-Unis demeurent l’entité la plus puissante du monde sur les plans politique, économique et militaire, mais, face aux changements géopolitiques complexes des équilibres régionaux, ce n’est plus le pouvoir impérial mondial.
Les États-Unis ne peuvent lutter efficacement contre la violence actuelle au Moyen-Orient que s’ils forment une coalition qui implique également, à des degrés divers, la Russie et la Chine….
Une politique américaine constructive doit patiemment être guidée par une vision à long terme. Elle doit rechercher à promouvoir la progressive prise de conscience que la seule place de la Russie, en tant que puissance mondiale influente, se situe finalement en Europe. Le rôle croissant de la Chine au Moyen-Orient devrait refléter la prise de conscience réciproque des États-Unis et de la Chine selon laquelle leur partenariat croissant, pour faire face à la crise du Moyen-Orient, constitue un test historiquement significatif de leur capacité à façonner et à renforcer ensemble la stabilité mondiale.
L’alternative à une vision constructive, et en particulier la recherche d’un résultat unilatéral imposé par l’armée et par l’idéologie, ne peut qu’entraîner une futile prolongation autodestructrice.
Dans la mesure où les vingt prochaines années pourraient bien être la dernière phase possible des alignements politiques plus traditionnels et familiers, et avec lesquels nous sommes plus à l’aise, la réponse doit être conçue maintenant… Et cette mise en œuvre doit reposer sur une vision stratégique qui reconnaît le besoin urgent d’un nouveau cadre géopolitique.
« Vers un Réalignement Mondial », Zbigniew Brzezinski, The American Interest
Il me semble qu’il s’agit d’un article perspicace et frappé au bon coin de la raison. Cela montre que Brzezinski a intégré que le monde avait changé, que le pouvoir s’était déplacé vers l’Est, et que la seule voie à suivre pour l’Amérique était la coopération, les concessions, l’intégration et le partenariat. Tragiquement, ces idées ne trouvent aucun soutien au Congrès US, à la Maison Blanche, ou au sein de la politique étrangère des États-Unis. La classe politique dans son ensemble, ainsi que ses alliés dans les médias soutiennent unanimement une politique de belligérance, de confrontation et de guerre. Les États-Unis ne s’imposeront pas dans une confrontation avec la Russie et la Chine, ni ne seront capables de remonter au temps de l’après-guerre, lorsque la super-puissante Amérique régnait en souveraine. La confrontation ne ferait qu’accélérer le rythme du déclin des États-Unis, et de l’effondrement final de l’ordre mondial libéral.
Mike Whitney
Traduit par Carpophoros pour le Saker Francophone
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