Par Oriental Review – Le 1er mai 2017
Alors que le nouveau résident à la Maison Blanche a développé un goût pour les aventures militaires à l’étranger, le Premier ministre du Japon, Shinzo Abe, s’est rendu à Moscou, jeudi dernier, pour son 17e entretien avec Vladimir Poutine. Bien sûr, leur programme économique normal, destiné à concrétiser les derniers détails afférents à certains sujets bilatéraux douloureux, a été fortement affecté par les événements en Corée du Nord. Alors, quelle forme prend, en ce moment, l’échiquier politique de l’Extrême-Orient eurasien ?
Le dîner mémorable offert par le Président Trump au président Xi, servi avec un tir de missile sur une base aérienne syrienne en guise de dessert, n’a pas été ce qu’on pourrait appeler un succès diplomatique pour la nouvelle administration. Le dirigeant chinois a apparemment fait la sourde oreille aux exigences de réévaluation du yuan du président états-unien et de compenser financièrement l’énorme déficit commercial américain avec son partenaire économique le plus important. Mais l’un des rares avantages d’avoir un homme d’affaires au bureau ovale est qu’il a toujours un argument non commercial, lorsqu’il est piégé dans n’importe quel type de mauvaise affaire. Provoquer un voisin fidèle à votre adversaire est l’option de premier choix dans de tels cas.
Près de 63 ans après la fin de la guerre de Corée, au cours de laquelle l’armée de l’air des États-Unis a largué davantage de bombes conventionnelles et au napalm sur la Corée du Nord, que ce que les Alliés n’en ont largué sur l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, Washington est toujours officiellement en guerre avec Pyongyang. Et c’est précisément ce puissant facteur d’ambiguïté, qui induit les ambitions nucléaires maladroites de cette petite nation au pied du mur. La Corée du Nord offre un prétexte pratique aux États-Unis, pour tendre une main vengeresse vers le littoral d’un « partenaire » économique clé, chaque fois que le besoin s’en fait sentir, ce qui est presque un rêve devenu réalité pour les stratèges américains. Jusqu’à présent, cette dernière « escalade nord-coréenne » n’a abouti qu’à un seul résultat tangible : les systèmes anti-missiles américains THAAD, qui surveillent les roquettes chinoises pointées en direction de l’Est, sont en cours d’installation en Corée du Sud et seront apparemment « opérationnels en quelques jours ».
Le seul problème, c’est que ce jeu ne se joue pas dans un vide géopolitique. Un commentateur typique du Washington Post – évacuant périodiquement ses humeurs contre le « royaume ermite » de Corée du Nord – a laissé échapper un point notable :
Si la crise s’accroît, la possibilité d’une Corée du Sud, et plus important encore, d’un Japon développant une bombe nucléaire, s’accroît aussi.
La meilleure façon d’étiqueter l’ambiance dominante parmi les responsables de la politique étrangère japonaise, à l’aube de l’ère Trump, serait « une anxiété mal dissimulée ». Tokyo est justement préoccupé par le fait qu’il pourrait être entraîné dans un conflit militaire régional imprévisible et puissant (les bases américaines sur Okinawa sont les cibles les plus prioritaires pour les missiles nord-coréens) ou que Washington et Pékin trouvent un consensus à long terme au détriment des intérêts des pays voisins. Dans les deux scénarios, le Japon serait le maillon le plus faible de la chaîne régionale.
Le premier problème est le fardeau de l’histoire. À un moment ou à un autre, tous les voisins ont été victimes d’horribles crimes de guerre perpétrés par l’armée japonaise, dont certains à plusieurs reprises. La plupart des pays de la région partagent les mêmes préjugés anti-japonais, qui sont inconscients pour la plupart, mais encore puissants. Ce qui aggrave les choses, c’est que seul le Japon se voit refuser le droit à sa propre armée.
Le deuxième problème est que, malgré des percées économiques et technologiques impressionnantes, le Japon, comme l’Allemagne, est encore coincé dans la position d’une crypto-colonie des États-Unis, incapable de prendre des décisions souveraines dans les domaines militaire et de politique étrangère. Cette situation est aggravée par la pénurie aiguë de ressources minérales sur leurs îles.
Le Japon est-il impatient d’échapper à ce cercle vicieux et de réclamer sa pleine souveraineté ? Sans doute. C’est pourquoi le Premier ministre Abe rend visite au Président Poutine.
Bien sûr, l’ascension de M. Abe au sommet de l’Olympe politique japonais n’est pas l’effet du hasard. Son grand-père maternel, l’ancien Premier ministre Nobusuke Kishi, était un proche associé des principaux commandants de l’armée du Guandong et, en octobre 1941, il est devenu membre du cabinet du gouvernement militariste à Tokyo. Après la capitulation du Japon, il a été arrêté par les Alliés et détenu en tant que criminel de guerre pendant trois ans. Une fois qu’il a adopté les visions et les demandes de l’Amérique pour le Japon de l’après-guerre, il a été libéré et est finalement devenu le premier ministre d’un gouvernement pro-américain japonais. Même si Kishi n’avait pas toutes les cartes en main, il a fait tout son possible pour renforcer et ré-militariser le Japon.
Son petit-fils aspire au même but : débarrasser sa maison d’un invité indésirable. Il comprend qu’il doit surmonter les restrictions militaires de la loi sur la capitulation et obtenir un accès indépendant à des ressources naturelles suffisantes. Mais, contrairement à son grand-père, il a des atouts en main. Accepter d’abandonner le futile différend au sujet des « territoires du Nord » en échange d’un large partenariat avec la Russie pourrait être le seul moyen pour le Japon de sortir de ce temps troublé avec des bénéfices longtemps recherchés.
Oriental Review
Traduit par Wayan, relu par nadine pour le Saker Francophone