Par Gabriel Hetland – Le 1er mai 2017 – Source Foreign Policy in Focus
Chaque jour, les nouvelles concernant le Venezuela semblent s’aggraver.
Le 29 mars, la Cour suprême a dissous l’Assemblée nationale. L’annulation partielle de cette décision, quelques jours plus tard, n’a pas empêché le déclenchement d’une nouvelle vague de manifestations meurtrières, début avril. Déjà trente morts et ce chiffre augmente de jour en jour. Tant des partisans de l’opposition que du gouvernement ont été tués. Des bureaux gouvernementaux ont été pillés et incendiés et des fonctionnaires gouvernementaux ont été assassinés. Aucune issue ne semble en vue.
L’Organisation des États américains (OEA) doit organiser une autre réunion d’urgence des ministres des Affaires étrangères, pour discuter de la crise au Venezuela. Le pays a déclaré qu’il allait quitter l’OEA, peut-être pour simplement éviter une suspension. Aux yeux de beaucoup, cette action rendra le Venezuela encore plus paria qu’il ne l’est déjà.
La profonde crise économique et sociale qui écrase le peuple vénézuélien ne montre aucun signe de ralentissement, et va probablement s’aggraver, à cause du chaos et de la violence qui débordent dans le pays. L’opposition a montré sa volonté de sacrifier toutes possibilités de reprise économique, pour atteindre son objectif de renverser le président Nicolás Maduro, et l’Associated Press rapporte que Julio Borges, le président de l’Assemblée nationale, menée par l’opposition, a récemment contacté une dizaine de banques internationales de premier plan, les exhortant à ne pas faire affaire au Venezuela. Le gouvernement, de son côté, est confronté à des critiques croissantes pour son incapacité apparemment complète à résoudre, voire à reconnaître, la sévérité de la crise socio-économique qui touche la nation, gouvernement que beaucoup considèrent comme étant en train de tomber dans l’autoritarisme.
Comment pouvons-nous donner sens à tout cela?
Il existe actuellement deux récits opposés, sur la crise vénézuélienne. Le premier, prééminent dans les médias occidentaux traditionnels, dépeint le gouvernement comme un régime dictatorial, engagé dans la répression implacable d’une opposition héroïque qui cherche pacifiquement un retour au régime démocratique. Le second, présenté par le gouvernement et un groupe faible (et probablement en déclin) d’activistes de la solidarité internationale, dépeint un gouvernement démocratiquement élu, assiégé par une opposition violente et décomplexée qui a) représente une petite minorité d’élites riches, b) bénéficie du plein soutien de l’empire américain, et c) ira jusqu’au bout pour obtenir un changement de régime, quelle que soit la légalité ou la moralité de ses actions.
Les deux récits contiennent des éléments de vérité, mais aucun ne rend justice à la crise vénézuélienne.
L’idée que le Venezuela est un pays autoritaire a été répétée ad nauseam, pendant les dix-huit ans de domination chavezienne, qui a commencé quand Hugo Chávez a été élu président en 1998. Jusqu’à récemment, il était relativement facile de réfuter cette affirmation, qui ignore le fait que le parti au pouvoir au Venezuela a été confirmé à maintes reprises lors des scrutins, remportant 12 des 15 élections majeures entre 1998 et 2015, et a reconnu sa défaite aux trois occasions où il a perdu (décembre 2007, septembre 2010 et décembre 2015). Aux cinq élections que Chávez a remportées entre 1998 et 2012, il a atteint des taux substantiels (son plus faible score était de 55 contre 44 % en 2012, et son plus fort était de 63 contre 37 % en 2006). Le président actuel du Venezuela, Nicolás Maduro, a également été élu démocratiquement. Les accusations de fraude électorale, répétées régulièrement, sont sans fondement, car la fraude est tout sauf possible dans le système électoral vénézuélien, que Jimmy Carter lui-même a appelé « le meilleur au monde ».
Pourtant, alors que les accusations d’autoritarisme avaient peu de fondement à l’époque, ce n’est maintenant plus le cas. La série d’initiatives gouvernementales prises depuis début 2016 a rendu de plus en plus difficile de contester les revendications selon lesquelles le Venezuela tourne à l’autoritarisme.
Tout d’abord, tout au long de l’année 2016, la Cour suprême, qui est clairement et même ouvertement subordonnée au pouvoir exécutif, a empêché l’Assemblée nationale contrôlée par l’opposition, qui a remporté la majorité législative en décembre 2015, de passer toute législation majeure. Il est vrai que dans certains cas, la législature a tenté d’agir au-delà de son autorité, par exemple en cherchant à accorder une amnistie à des prisonniers comme Leopoldo López. Pourtant, le blocage systématique de l’Assemblée nationale par la Cour suprême a rendu la majorité législative de l’opposition – et donc les résultats des élections de décembre 2015 – incapable de travailler.
Deuxièmement, après avoir traîné de pieds pendant des mois, le gouvernement a annulé un référendum reconnu par la Constitution en octobre 2016. Troisièmement, le gouvernement a définitivement reporté les élections municipales et régionales qui auraient dû se tenir en 2016, selon la constitution (bien que Maduro ait récemment décidé d’une date pour les élections). Quatrièmement, comme on l’a déjà dit, la Cour suprême a rendu un arrêt pour dissoudre l’Assemblée nationale, en mars, avant de partiellement changer d’avis quelques jours plus tard, après que Maduro a demandé à la Cour suprême de revoir sa décision. Maduro a été incité à agir ainsi lorsque son procureur général, Luisa Ortega, a pris la mesure sans précédent de condamner publiquement la décision de la Cour suprême comme étant « une rupture de l’ordre constitutionnel ».
Cinquièmement, en avril 2017, Henrique Capriles, une personnalité de l’opposition et deux fois ancien candidat à la présidentielle (en 2012 et 2013), a été interdit de vie politique pendant quinze ans, sur la base de principes légaux très douteux.
En annulant un référendum, en suspendant des élections et en empêchant les politiciens de l’opposition de se présenter, le gouvernement vénézuélien bloque systématiquement la capacité du peuple vénézuélien de s’exprimer par les voies électorales. Il est difficile de considérer cela autrement que comme un autoritarisme rampant. Mais il est également difficile d’être d’accord avec ceux qui caractérisent le Venezuela comme un régime autoritaire à grande échelle, compte tenu de l’accès important de l’opposition aux médias traditionnels et sociaux et à sa capacité substantielle à s’engager dans des manifestations anti-gouvernementales, en dépit de certaines restrictions (certaines, sinon toutes, semblent justifiées, comme la limitation d’accès aux manifestants à des quartiers de Caracas, et semblent raisonnables, vu les épisodes répétés de destruction des biens gouvernementaux).
Le gouvernement mérite une forte critique pour ses actions autoritaires et son incapacité permanente à prendre des mesures significatives pour résoudre la crise socio-économique du pays. Pourtant, l’opposition est loin de l’image de la victime irréprochable, répandue par tous les médias traditionnels. Un exemple particulièrement flagrant de blanchiment de la violence, utilisée par l’opposition dans les médias traditionnels, est visible dans cet article du New York Times, du 19 avril, qui transforme miraculeusement le violent coup militaire de 2002 qui a renversé Hugo Chávez, en un « mouvement de protestation » apparemment pacifique : “Alors que les précédents mouvements de protestation de l’opposition ont souvent cherché à renverser le gouvernement de gauche – un en 2002 a même déposé brièvement Hugo Chávez, le président de l’époque … “
Il existe de nombreuses preuves qui montrent que la volonté de l’opposition d’utiliser des moyens violents et inconstitutionnels contre le gouvernement ne se limite pas au coup d’État de 2002, mais qu’elle se perpétue jusqu’à maintenant, comme j’en parle ailleurs. En avril 2013, l’opposition a refusé de reconnaître la victoire de Maduro, sans montrer aucune preuve de fraude, et a organisé des manifestations violentes, qui ont provoqué au moins sept morts civils. Quarante-et-un autres sont morts dans une autre vague de violence dirigée par l’opposition, entre février et avril 2014. Il est largement admis que ces décès étaient autant le résultat des actions des militants, que de celles des forces de sécurité de l’État, avec des rapports indiquant que chaque partie a été responsable d’environ la moitié des décès, bien qu’il soit difficile de recueillir des informations entièrement fiables sur cette question controversée.
L’opposition s’est engagée dans de nombreux actes de violence, au cours de la série actuelle de manifestations. Dans un rapport de terrain datant du 23 avril, Rachel Boothroyd Rojas, écrit :
“Le relevé des actes de violence faits au cours des 18 derniers jours est choquant : des écoles ont été saccagées, un bâtiment de la Cour suprême a été incendié, une base aérienne a été attaquée, tandis que des transports publics, des établissements de soins et soins vétérinaires ont été détruits. Au moins 23 personnes ont été tuées et beaucoup plus blessées. Dans l’un des cas les plus choquants de violence d’extrême droite, vers 20 heures, le 20 avril, des femmes, des enfants et plus de 50 nouveau-nés ont dû être évacués d’une maternité publique gouvernementale, qui était attaquée par des gangs de l’opposition ».
L’un des décès récents les plus tragiques a eu lieu dimanche 23 avril, lorsque Almelina Carillo, “une infirmière de 47 ans, en route vers son travail, croisa la marche des pro-Chavez [au centre-ville de Caracas] et fut gravement blessée par [une bouteille d’eau gelée] vraisemblablement jetée [d’un appartement situé en hauteur] par un sympathisant de l’opposition ».
Personne ne sait quand, ou comment, cette spirale infernale qui emporte le Venezuela s’achèvera. Face à cela, la tâche est lourde pour quiconque s’intéresse au Venezuela, et en particulier les militants, les érudits et les journalistes qui ont applaudi et documenté les nombreuses réalisations importantes de la Révolution bolivarienne.
Tout d’abord, dire la vérité. Cela signifie évidemment documenter et faire connaître l’usage brutal et mortel de la violence, par l’opposition, contre les fonctionnaires du gouvernement, les Chavistas de base et même les personnes innocentes. Cette question mérite beaucoup plus d’attention qu’elle n’en reçoit, dans les informations au sujet du Venezuela. Pourtant, la gauche ne peut pas fermer les yeux sur la glissade du gouvernement vers l’autoritarisme, ni sur ses politiques ineptes. Ce n’est pas par foi aveugle en la démocratie libérale et représentative, mais parce que la règle autoritaire est incompatible avec le beau projet, quoique contradictoire et imparfait, consistant à construire une « démocratie participative et protagoniste », que le chavisme a aidé à faire avancer.
Deuxièmement, rejeter tous les appels à des interventions impérialistes visant à « sauver » le Venezuela. Les tentatives de le faire ne feront pas qu’échouer, mais elles transformeront une situation difficile en une horreur tragique, comme celles de l’Irak et de l’Afghanistan le montrent bien.
Troisièmement, rester solidaires avec la majorité des vénézuéliens qui souffrent d’une opposition vengeresse, imprudente et d’un gouvernement incompétent et n’assumant pas ses responsabilités. Si un slogan peut donner l’ambiance actuelle dans laquelle les classes populaires des barrios et des villages vénézuéliens vivent, il est probable que ce soit celui-ci : Que se vayan todos. Qu’ils s’en aillent tous.
Gabriel Hetland est professeur d’études sur l’Amérique latine, les Caraïbes et les États-Unis à l’Université d’Albany.
Traduit par Wayan, relu par nadine pour le Saker Francophone