L’affaire du Russiagate et ses allégations non vérifiées d’intrusion dans la campagne présidentielle, auxquelles le Congrès et les médias ont donné leur crédit de façon irresponsable, menacent gravement la sécurité nationale des États-Unis.
Par Stephen F. Cohen – Le 9 août 2017 – Source The Nation
Le Président Trump a raison : les relations avec la Russie n’ont jamais été aussi mauvaises, tandis que l’establishment politico-médiatique étasunien ne fait qu’envenimer la situation.
Les nouvelles sanctions que le Congrès a récemment adoptées à l’unanimité contre la Russie sont injustifiées et dangereuses. Comme Cohen le répète depuis longtemps, elles sont la preuve que la nouvelle Guerre Froide est plus dangereuse que celle qui l’a précédée et qui a duré quarante ans.
Pire encore : les sanctions, inspirées par les allégations non vérifiées du Russiagate plus que par les initiatives récentes prises par Moscou, empêchent Trump de rechercher la coopération plutôt que la confrontation avec le Kremlin. C’est pourtant ce que ses prédécesseurs ont cherché à faire avant lui et ce que Trump lui-même a tenté de faire.
En soi, les sanctions sont l’expression d’attitudes impulsives, non d’une réelle politique. Moscou trouvera bien le moyen de faire face à ces sanctions, comme il a su répondre à celles qui ont été déjà prises. Après tout, la Russie n’a pas cessé pendant cent ans d’être soumise à une forme ou à une autre de sanction de la part des États-Unis. En 1917, Washington a refusé de reconnaître le nouveau gouvernement soviétique. Cela pour une période de quinze ans. Il n’y a pas eu ensuite d’interruption après les sanctions dites de Jackson-Vanick prises dans les années 1970. Elles ont été ensuite suivies par le Magnitski Act, puis par les mesures décrétées par Obama et maintenant par ces nouvelles sanctions. Mais aujourd’hui les relations russo-étasuniennes ont véritablement “atteint la cote la plus basse et la plus dangereuse qu’elles n’ont jamais connue”, selon la formule utilisée par Trump dans un récent tweet.
Cohen voit dans la situation actuelle une combinaison de facteurs sans précédent. Contrairement à la précédente, la Nouvelle Guerre froide s’étend sur trois fronts et le risque d’une guerre chaude entre les deux superpuissances nucléaires est bien réel sur chacun de ces fronts. Premier front : dans la région de la Baltique où l’OTAN continue de se renforcer militairement aux frontières mêmes de la Russie, deuxième front en Ukraine, où une guerre par procuration peut à tout moment monter en puissance et troisième front en Syrie où il arrive souvent que les forces militaires étasuniennes et russes se déploient dans un rayon très proche. Sur ces trois fronts, des erreurs de calcul ou des accidents peuvent arriver à tout moment. Entre-temps, la coopération entre les USA et la Russie, les procédures diplomatiques et même les traités sur le contrôle des armes nucléaires, qui ont été mis en place depuis plusieurs décennies, partent en quenouille, quand il en reste encore quelque chose. Tous les efforts visant à les renforcer ou à les faire revivre sont contrecarrés par Washington.
La Nouvelle Guerre froide diffère aussi de l’ancienne en ceci qu’il n’existe pas en politique et dans les médias grand public de courant d’opposition à la Guerre froide. Dans le passé, il se trouvait toujours assez d’adversaires de la Guerre froide dans les rangs du Congrès, et surtout au Sénat, pour servir de point de ralliement dans tout le pays aux opposants à une escalade. Aujourd’hui, il n’y en a quasiment aucun dans les deux Chambres. (Le Sénat a voté par 98 voix contre 2 en faveur de nouvelles sanctions visant la Russie. En privé, certains membres du Congrès se disent inquiets de la “trajectoire des relations russo-étasuniennes”, mais, intimidés par les allégations du Russiagate et par l’opprobre jeté par le néo-maccarthysme sur toute voix dissidente, ils sont réticents à parler ouvertement.)
Dans quel genre de démocratie représentative sommes- nous, se demande Cohen, si elle ne laisse aucune place au débat ou à des mouvements d’opposition? Et, se demande-t-il, qu’est devenu le Parti démocrate, si la haine qu’il voue à Trump et à Poutine en raison du Russiagate l’emporte de loin sur le souci qu’il a de la sécurité des États-Unis ?
Les médias grand public portent une grande responsabilité dans cette situation dangereuse. Des années durant, ils ont couvert la Russie, et en particulier son président, d’une manière encore plus biaisée et déséquilibrée que ne l’ont été leur couverture et leurs analyses du temps de la dernière Guerre froide. Dans les éditoriaux traitant de la “Nouvelle Guerre froide”, on ne trouve aucune proposition de rechange à la politique étasunienne. Poutine a tous les torts (voir, par exemple, l’éditorial du Washington Post daté du 1er août). Lorsque Moscou réagit aux mesures de renforcement militaire prises par l’OTAN aux frontières de la Russie, en fortifiant ses propres défenses à l’intérieur de son territoire, on parle du bruit de bottes déclenché par Poutine (Gordon et Schmitt, New York Times, page 1, 1er août). Dans les reportages ou les tribunes ouvertes, il y a peu de place, voire aucune, pour des opinions divergentes. La même chose vaut pour la couverture du Russiagate par les médias grand public, qui régulièrement alimentent la Nouvelle Guerre froide tout en empêchant Trump de remplir sa promesse de “coopérer avec la Russie”. Selon une étude réalisée par d’anciens responsables du renseignement, le détournement des courriels du Comité démocrate pendant la campagne présidentielle de 2016 n’était pas dû à un piratage du Kremlin – comme on l’affirme presque unanimement – mais plutôt à une fuite interne. Or cette étude ne trouve aucun écho dans les grands médias et ne fait pas débat (voir à ce sujet l’article de P. Lawrence dans TheNation.com du 9 août). Entre-temps, les efforts grassement rémunérés visant à purger les médias étasuniens de toute “désinformation russe”, autrement dit à censurer les médias américains, ne soulèvent aucune opposition dans les médias en vue. (A ce sujet, voir James Carden, The Nation.com du 8 août). Les médias alternatifs étasuniens semblent impuissants à contrer la position dominante de la presse bien pensante et des chaînes TV, même si on peut avoir facilement accès sur les sites de Johnson Russia List et eastwestaccord.com à l’ensemble de leurs opinions et de leurs analyses dissidentes. Compte tenu de tout ce qui précède et dont on a jamais eu d’équivalent, il faut le souligner : Trump a raison quand il fait état d’un moment très dangereux et “de la cote la plus basse jamais atteinte” dans les relations entre les États-Unis et la Russie.
De retour d’un récent voyage en Russie, Cohen relève que la situation politique est aussi en train de se détériorer dans ce pays, surtout en raison de la fièvre qui s’est emparée de Washington et qui s’étend à la politique du Russiagate et aux nouvelles sanctions. Contrairement à l’opinion qui prévaut dans l’establishment politico-médiatique des États-Unis, Poutine a été pendant longtemps un facteur de modération et de retenue dans la Nouvelle Guerre froide, mais sa marge de manœuvre en faveur d une politique modérée diminue rapidement. Sa réaction aux sanctions du Congrès, qui a consisté à réduire l’effectif du personnel diplomatique étasunien en poste en Russie pour le ramener au niveau beaucoup plus réduit de celui des Russes en poste aux États-Unis, était le minimum qu’il pouvait faire. Des contre-mesures politiques et économiques beaucoup plus dures font l’objet d’un vaste débat à Moscou et sont exigées de Poutine. Jusqu’à présent, il a tenu bon, en déclarant : « Je ne veux pas envenimer la situation. » Mais lui aussi est entouré par une élite politique qui joue un rôle toujours plus grand en s’opposant à toute forme d’accommodation ou de retenue à l’égard de la politique des États-Unis.
Entre-temps, la faction proaméricaine présente dans les milieux gouvernementaux russes est décimée par les actions de Washington et, comme cela arrive toujours dans les périodes d’escalade de la Guerre froide, la marge laissée libre à l’opposition russe et à d’autres courants dissidents se réduit rapidement. En guise de conclusion, Cohen pose la question : que va-t-il se passer? Il nourrit peu d’espoir de voir se constituer une réelle opposition dans l’establishment politico-médiatique étasunien, qui fait preuve d’un manque sans précédent d’ouverture d’opinion et de courage civique.
En réaction à ces sanctions, la Russie va très certainement se rapprocher encore plus de la Chine et de l’Iran et d’autres ennemis jurés de Washington. D’autre part, bien que Cohen admette que l’espoir soit ténu, la « vieille » Europe pourrait nous sauver d’une situation bien plus grave. Les nouvelles sanctions violent de façon aveugle et arrogante le droit souverain de l’Europe à décider de sa propre sécurité énergétique et de la profitabilité de ses grandes entreprises. Des voix influentes en Allemagne, France, Italie, Autriche et dans d’autres pays ont vivement protesté contre la manière dont les sanctions pourraient pénaliser lourdement leurs transactions avec la Russie en matière d’énergie et de finances. Ceci bien sûr touche le cœur de l’« Alliance transatlantique », comme aussi peut-être l’esquisse d’une politique plus indépendante à l’égard de l’influence dominante de Washington, particulièrement à l’égard de la Russie, ainsi que l’a suggéré, par exemple, le nouveau président français Macron.
Entre-temps, fidèle au moins à ce principe, Trump ne semble pas vouloir se soumettre complètement à la politique de Guerre froide du Congrès et à la campagne des médias qui le tient dans son collimateur, particulièrement en ce qui concerne la Russie. Tout en signant la loi qui impose les sanctions, il l’a qualifiée d’anticonstitutionnelle et montant en puissance, il a fait savoir qu’il allait la contester en justice ou s’abstenir de la mettre en application dans son intégralité. Le secrétaire d’État Rex Tillerson continue d’être en contact régulier avec son homonyme russe le ministre Serguei Lavrov. De plus, certains rapports laissent entendre que la coopération américano-russe sur le plan militaire et entre les services de renseignement se poursuit, alors même que la campagne russe contre le terrorisme en Syrie a été une des raisons invoquées pour justifier les sanctions. Tout ce qui nous reste, comme le relève Cohen, est de nous en remettre à Trump et à l’Europe pour nous sauver d’une vraie guerre avec la Russie. Tragédie ou ironie du sort? Nous n’aurons que ce que nous avons voulu.
Stephen F. Cohen
Traduit par Jean-Marc, relu par Wayan pour le Saker Francophone