Par Andrew Korybko – Le 22 avril 2019 – Source eurasiafuture.com
La Russie, une fois qu’elle aura obtenu le contrôle du port de Tartous, va se trouver en position de contrôler la plus grosse partie du commerce international syrien, et donc de garder un oeil sur les exportations maritimes de l’Iran vers la République arabe. Il est hautement probable que Moscou utilise cet avantage ultra stratégique à des fins politiques et dans la poursuite de ses propres intérêts nationaux, aux dépends de ceux de son « allié ».
Des applaudissements prématurés ?
La nouvelle est tombée : la Syrie va prochainement concéder à la Russie le port de Tartous, pour une durée de 49 ans. La communauté des médias alternatifs s’est empressée d’applaudir à tout rompre à cette annonce, considérant d’instinct qu’il s’agirait d’une étape nécessaire sur la voie de la reconstruction de l’économie syrienne, ravagée par la guerre dont sort le pays. Mais le fait est que ces démonstrations d’allégresse étaient très prématurées, et peut-être même injustifiées : l’accord à venir pourrait bien constituer un piège stratégique. Damas dispose du droit souverain de concéder n’importe quel port de son territoire à qui elle l’entend, mais dans le cas présent, elle était probablement tellement aux abois financièrement que le revenu annuel proposé par la Russie l’a quelque peu aveuglée : elle n’a pas pensée aux conséquences à long terme d’un tel accord. Autre explication possible, Damas était tout à fait consciente des risques mais la pression russe a été telle qu’elle a du signer le contrat malgré tout. L’article qui suit constitue une analyse quelque peu provocatrice, visant à expliquer en quoi la Syrie pourrait tout à fait se passer de l’accord sur le port de Tartous, et en quoi il est probable qu’elle se voit contrainte de quelque manière par la Russie de le signer.
Tartous en échange d’un allégement du problème pétrolier
La République arabe souffre en ce moment des conséquences de l’une des pires crises pétrolières depuis le début du conflit de huit ans qu’elle a connu, et pendant que les experts s’en prennent vertement aux USA par tous les moyens imaginables, aucun d’entre eux n’ose poser publiquement la question : « Pourquoi la Russie, gavée de pétrole, n’aide-t-elle pas son ‘alliée’ syrienne à survivre à la crise énergétique ? » Comme l’auteur l’a développé dans l’article cité ci-avant, la Russie s’abstient de tout soutien à la Syrie pour des raisons purement politiques ; faut-il rappeler qu’elle constitue une super-puissance pétrolière et envoie déjà de grandes quantités de carburant dans le pays pour alimenter ses propres avions ? Moscou veut que Damas se résolve à mettre en œuvre le « brouillon de constitution » rédigé par la Russie ; jusqu’ici, Damas s’y est refusée, et ce depuis la première présentation de ce document au premier sommet d’Astana en 2017. Et la Russie veut également un « retrait programmé » honorable des soldats iraniens hors de Syrie. Ces deux événements constituent l’objectif d’« équilibrage » poursuivi actuellement par le « Rusraël de Poutinyahou ».
Dans ce contexte, on ne peut que penser que les vagues « projets » par la Crimée de soulager « prochainement » la Syrie de ses déboires pétroliers sont bel et bien conditionnés à la signature par Damas et Moscou de l’accord sur la concession du port de Tartous ; et il reste que les déclarations criméennes tant prisées ne masquent pas la question : pourquoi la Russie n’a-t-elle toujours pas aidé son « allié » ? Tâchons donc d’y répondre : il se pourrait bien que la Russie fasse usage de cette crise pour forcer la Syrie à accepter d’autres concessions, comme le contrôle du port de Tartous. Les infrastructures de ce port constituent l’une des seules passerelles pour le pays au monde extérieur, et n’ont pas été abîmées par le conflit : sauf à ce que Damas soit vraiment totalement désespérée et peut-être sous pression de son « allié » russe, on ne s’explique pas pourquoi elle envisagerait de le concéder à une puissance étrangère. L’élément de langage que l’on voit se répandre actuellement dans les « milieux autorisés », selon lequel la concession de ce port à la Russie aiderait la Syrie à relancer son économie apparaît comme un élément de propagande, et n’est fondé sur aucune réalité.
L’angle oligarchique
Toute aussi fausse est l’affirmation que la Russie pourra étendre son influence en Méditerranée grâce à cet accord : la Russie dispose déjà d’une base navale dans cette même ville. En fait, une question se pose tout naturellement : quelles sont les motivations réelles de Moscou à prendre le contrôle du port de Tartous ? L’explication la plus « gentille » serait que les oligarques les plus influents de Russie espèrent récupérer un peu d’argent, après les pertes qu’ils ont subies du fait des sanctions occidentales, et que s’octroyer un monopole sur les échanges économiques syriens est une manière d’y parvenir ; le président Poutine donnerait son feu vert à cet accord pour rester dans leurs bonnes grâces au cours de la transition très sensible que va connaître la Russie post-Poutine 2024 (PP24). L’objectif de Poutine serait ici de tuer dans l’œuf toute possibilité que ses oligarques ne viennent perturber ce processus de transition, soigneusement coordonné, et long de plusieurs années, en jouant le rôle de cinquième ou de sixième colonne. Si tel était le cas, les oligarques devraient monter un plan en vue de battre leur concurrent iranien, qui veut prendre le contrôle du port de Lattaquié, mais c’est là que réside l’importance du « Rusraël de Poutinyahou ».
Sortir le port de Lattaquié de l’équation
Comme déjà évoqué par l’auteur dans son article récent : « Les projets des USA de désigner le Corps des gardiens de la révolution iranienne comme terroristes ; ce n’est pas que de l’esbroufe », il est très probable qu’« Israël » va bombarder le port de Lattaquié ainsi que les entrepôts contrôlés par l’Iran si Téhéran reprend ces infrastructures : Tel Aviv arguera que ces infrastructures sont utilisées à des fins militaires pouvant menacer le soi-disant « État Juif ». De tels événements pourraient rapidement et fortement poser problème à la Russie, au vu de la proximité de sa base aérienne de Hmeimim avec ces cibles, et la probabilité qui s’ensuivrait de voir se répéter une tragédie comme celle de septembre dernier. Mais si l’on garde à l’esprit que le ministre russe de la Défense avait alors reconnu publiquement qu’« Israël » coordonne toutes ses frappes anti-iraniennes en Syrie avec la Russie, il est hautement probable que Moscou donnera son feu vert à Tel Aviv pour détruire les concurrents des oligarques russes établis à Lattaquié, ou de travailler clandestinement en amont afin d’empêcher Téhéran de reprendre le contrôle du port de Lattaquié.
Vers une « nouvelle détente » ?
Pour en revenir à l’accord concernant le port de Tartous, l’Iran ne dispose d’aucun levier lui permettant d’entrer effectivement en compétition avec la Russie sur la côte syrienne : la République islamique ne dispose à ce stade ni des financements, ni de l’expérience de montée en puissance opérationnelle sur des ports. On peut donc penser que le contrôle que la Russie va prendre sur le port de Tartous, des mois avant que l’Iran ne reprenne le contrôle de Lattaquié (supposément au cours de l’année 2019) : cette avance pourrait lui permettre de préempter toute possibilité iranienne de tirer de substantiels retours sur investissement. Dans un tel scénario, ou bien l’accord à venir sur le port de Lattaquié n’aura pas du tout lieu, ou bien il connaîtra un échec rapide s’il est quand même lancé, ou bien l’on verra la Russie se coordonner avec « Israël » pour une campagne de bombardement inévitable, qui s’en prendra à toutes les infrastructures contrôlées par l’Iran dans cette ville. Pour la Russie, l’objectif final est d’éliminer ses concurrents iraniens et s’octroyer le contrôle plein et entier du commerce maritime syrien. Le résultat en sera non seulement très profitable pour les oligarques russes, mais donnera également à Moscou un avantage ultra-stratégique qu’elle pourra exploiter à des fins politiques.
Dans le scénario d’une Syrie dépendant du contrôle russe sur sa côte méditerranéenne pour le plus gros de son commerce mondial, Moscou pourrait très facilement serrer les boulons sur Damas et la forcer à accepter enfin son « brouillon de constitution », ainsi qu’à lancer le « retrait programmé », honorable mais réel, de l’Iran hors du pays. En outre, ce rôle de gardien des clés accorderait à la Russie un poste de surveillance de toutes les exportations maritimes iraniennes à destination du pays, et la laisserait s’assurer qu’aucun chargement militaire ne transite, à la satisfaction des préoccupations les plus pressantes en matière de sécurité de son allié qu’est « Israël ». En parallèle avec la surveillance par la Russie des importations maritimes de la Syrie, les USA en feront autant du côté des importations par voie de terre, puisqu’ils contrôlent une partie de la voie rapide Damas-Bagdad, dont beaucoup ont prédit qu’elle pourrait être empruntée par l’Iran pour acheminer du matériel militaire vers la République arabe. Si l’on considère ces verrouillages maritime et terrestre comme un tout, la coordination de facto entre la Russie et les USA pour « contenir » l’Iran et en fin de compte l’expulser hors de Syrie pourrait constituer le prélude à une « nouvelle détente » tant attendue entre les deux grandes puissances, détente dans laquelle « Israël », leur protectorat désormais conjoint, pourrait tenir lieu de négociateur.
Conclusions
La remise d’une concession de 49 ans sur le port de Tartous par la Syrie à la Russie peut s’affubler d’un raisonnement superficiel : l’accord en question serait supposé améliorer l’économie de la République arabe ravagée par la guerre. Mais une analyse des éléments démonte cette affirmation : la ville côtière n’a pas du tout été touchée en huit années de guerre, et cela pose question quant aux motivations réelles de Moscou derrière ce projet. Aucune certitude n’est possible, mais la vraie raison pourrait bien résider dans la volonté du président Poutine de satisfaire aux appétits de gains de ses oligarques de plus en plus agités, et de se positionner judicieusement comme premier pas d’une monopolisation par la Russie du marché syrien. En parallèle de cela, la mise en place d’un contrôle aussi important sur le pays permettrait à la Russie de se positionner de manière ultra-stratégique et de pouvoir peser politiquement sur les choix de la Syrie, la forçant en fin de compte à accepter le « brouillon de constitution » ainsi que le « retrait programmé » de l’Iran hors de Syrie. Les médias alternatifs, toujours atteints du « complexe du chevalier blanc », restent aveugles à ces desseins, mais ils devraient apprendre qu’« On peut critiquer la Russie de manière constructive : même Poutine le fait ! ».
Andrew Korybko est un analyste politique américain, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.
Traduit par Vincent pour le Saker Francophone
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