La “transition” des élites


Alastair Crooke tente de démêler l’écheveau des courants politiques qui déchirent le tissu social états-unien et d’en présager l’évolution possible.


Par Alastair Crooke – Le 22 février 2021 – Source Strategic Culture

Le député Jamie Raskin a conclu l’affaire de la mise en accusation de Donald Trump en citant un passage de Tom Paine, datant de 1776 : “La tyrannie, comme l’enfer, n’est pas facile à vaincre, mais nous avons cette consolation salvatrice : plus la lutte est difficile, plus glorieuse, en fin de compte, sera notre victoire”. La lumière et l’obscurité, le bien et le mal. C’est ainsi que l’essence de ce “procès spectacle” est révélée. Il s’agit d’un théâtre extravagant qui touche au manichéen en utilisant des clips télévisés montés pour présenter un drame composé, d’une part, de légitimité et de pouvoir, et d’autre part, de Trump et de ses partisans présentés comme des “ennemis”, mais aussi comme des “tyrans sortis de l’enfer”.

La question est finalement la suivante : Ce procès a-t-il atteint son but ? Le “coupable” a-t-il été intimidé par cette majestueuse dramaturgie que fut ce procès spectacle et craint-il un futur Patriot Act domestique ? Ce procès a-t-il garanti une longue période de règne pour un parti unique ?

À un certain niveau, il n’a pas atteint son but. Des rapports suggèrent que le sénateur McConnell (reflétant peut-être sa propre réaction émotionnelle au 6 janvier), avait assuré la direction Démocrate d’un contingent beaucoup plus important de sénateurs républicains prêts à voter pour la mise en accusation. En fin de compte, seuls sept l’ont fait.

Ainsi, le procès a peut-être été entaché d’irrégularités dans son exécution, mais il a également raté son objectif. Selon le professeur Vlahos, un historien américain, la plupart des procès-spectacles les plus connus ont eux aussi pris une direction fatale, pour aboutir à l’inverse de leur objectif : Les deux procès-spectacles (de la première guerre civile américaine) que furent celui de Dred Scott (pas un procès-spectacle classique, mais avec toutes les caractéristiques d’un procès national sacré) et le procès et l’exécution de John Brown, ont échoué de manière spectaculaire, à la fin des années 1850. Plutôt que de renforcer la place des États du Sud dans la politique américaine, ces deux événements cérémoniels ont poussé les États du Nord (à l’époque émotionnellement opposés à l’esclavage) dans une opposition existentielle à ceux du Sud et à tout ce qu’ils représentaient, y compris, surtout, leur emprise sur le pouvoir politique. Nous savons ce qui s’est passé ensuite, note avec ironie le professeur Vlahos.

Le fait est que l’emprise des États du Sud sur le pouvoir, en 1856, était considérablement plus faible qu’il n’y paraissait. Il est trop tôt pour juger de la lutte actuelle, mais certains indices (notamment le langage de style “obscurité contre lumière” utilisé par Biden et d’autres dirigeants) indiquent que le Parti Démocrate pourrait être engagé dans une stratégie autodestructrice, cherchant à réaliser des choses (telles que l’écrasement de la dissidence) qui ne peuvent être réalisées. Et, ayant lancé cette dynamique, ils auront du mal à l’arrêter.

Les élections au Congrès auront lieu en 2022. Les Républicains seront-ils énergisés et motivés – comme l’étaient les États du Nord après les épreuves de force des années 1850 – pour y participer vigoureusement ? Peut-être. À ce stade, les deux partis sont affaiblis. Mais il est déjà arrivé que certains événements fassent basculer l’équilibre des pouvoirs aux États-Unis : En 1968, ce fût les émeutes raciales, une montée en flèche du taux de criminalité, une révolution sociale et culturelle sur les campus et une guerre en Asie du Sud-Est. En 1980, on avait 21% de taux d’intérêt, 13% d’inflation, et 52 otages américains détenus en Iran.

Bien sûr, le parti républicain semble entrer dans une période de conflit interne, mais si ce “procès spectacle” a montré quelque chose, c’est, encore une fois, l’emprise de Trump sur la base du parti. Le procès pourrait bien avoir consolidé cette emprise et, du coup, certains conservateurs à l’ancienne cherchent à quitter un parti Républicain en pleine métamorphose, en quête d’un ancrage plus pacifique et plus civil. Le contingent conservateur qui entoure McConnell semble, rétrospectivement, n’être qu’un élément éphémère, plutôt qu’un centre autour duquel le parti Républicain pourrait se retrouver.

Mais Biden, à bien des égards, est aussi en position de faiblesse politique. Son parti est loin d’être homogène – c’est plutôt un groupe rempli de conflits. Nombre de ses composantes se détestent tout simplement les unes les autres. L’aile néolibérale Clinton-Obama est convaincue qu’elle et les États-Unis sont sur la touche depuis bien trop longtemps – et ils sont prêts à reprendre les choses en main. Ils sont en train de remettre la pression en Afghanistan, en Syrie, et préparent une nouvelle escalade en Ukraine. Les retraits de troupes ordonnés par Trump ont tous été annulés (même pour l’Allemagne) et les effectifs déployés ont plutôt été augmentés.

Mais leur ardent désir de diriger le monde risque de se briser sur un monde qui a bien changé. L’Iran, la Russie – et même l’UE – ne prêtent guère d’attention à cet appel au clairon de Biden qui tonitrue : « L’Amérique est de retour ».

Au niveau domestique, la base urbaine de la génération du millénium (et plus encore, la génération X en colère) considère avec dérision les néo-conservateurs du genre Clinton-Obama et les traitent de “simples Baby-Boomers” ; de simples outils aux mains d’oligarques et de milliardaires qu’ils méprisent et accusent de gâcher leur vie. Ces générations ne sont pas d’accord pour lancer plus de guerre. Elles veulent retrouver leur vie. Elles méprisent Wall Street, qu’elles considèrent comme la source de financement et de connivence avec la classe politique des Boomers. Récemment, la folie autour de l’affaire Robinhood et Gamestop a montré à quel point l’animosité est forte – une colère viscérale des milléniums canalisée contre les “costards-cravates” de Wall Street, et contre les Baby-Boomers en tant que classe sociale.

Ensuite, (en dehors des milléniums), comment le bellicisme du “parti de la guerre” va-t-il s’accorder avec l’aile urbaine du parti qui se préoccupe essentiellement du changement climatique, des problèmes de confinement et du phénomène Woke ? Et comment le verrou Clinton-Pelosi-Obama posé sur l’appareil et les institutions du parti s’accordera-t-il avec les radicaux Woke qui cherchent à lancer une “révolution culturelle” ? Et le peu qui reste de la classe ouvrière votant Démocrate continuera-t-elle à soutenir un parti qui place les objectifs climatiques au-dessus des emplois ? Un des principaux donateurs de Biden, le puissant président du syndicat AFL-CIO, M. Trumka, était profondément en colère contre le décret de Biden mettant immédiatement fin à la construction du pipeline Keystone XL – et à la perte de 11 000 emplois. Comment les Démocrates vont-ils pouvoir faire la guerre aux combustibles fossiles, après que les énergies renouvelables ont eu pour conséquences que le Texas a gelé aujourd’hui ?

De quelle manière Biden va-t-il pouvoir résoudre cette “quadrature du cercle” ? Sans compter les défis domestiques majeurs qui attendent également : Yellen déclare qu’il est temps de “faire les choses en grand” dans la manière de distribuer l’argent (bien que le déficit public s’élève déjà à 18 % du PIB) ; les politiques de confinement sont de plus en plus polarisantes ; et les marchés de plus en plus “dans leur monde virtuel”.

Tout cela tournera à davantage de “théâtre politique” : La campagne, les primaires, l’inauguration de Biden et la mise en accusation de Trump ont toutes été présentées sous forme de reality-show. Avec l’aide des plates-formes des oligarques de la Silicon valley, le public peut être distrait à l’infini par les drames du « déplateformage » des réseaux sociaux , des “cancellation” et des attaque « Woke » contre le “Bad guy à la chevelure orange”. Même les crises de colère d’Alexandria Ocasio Cortez manquent de substance : Ce n’est que du théâtre. Et cela le restera.

Cependant, il ne s’agit là que de la quadrature d’un petit cercle (celui de la “place publique”) – par rapport à la “quadrature” plus large en cours, connue sous le nom de “Grand Reset” : Les élites mondialistes voient le crash approcher à grands pas. L’ère de la finance à gogo touche à sa fin. Les finances publiques sont “dans les choux”. L’hyper-financiarisation n’apporte aucune prospérité (sauf au 1%), et il incube une colère “populiste” croissante.

Le fait est que cette concaténation de changements rejoint l’innovation technologique et la finance numérisée pour menacer le rôle d’intermédiation du système financier et bancaire traditionnel.

Les élites dirigeantes tentent donc de résoudre leur quadrature du cercle en passant de leur rôle historique (depuis les années 1700) de ploutocratie financière et bancaire à une oligarchie technocratique de “l’expertise”. Dans cette position, elles peuvent à la fois contenir et absorber l’innovation technologique perturbatrice, et superviser la concentration et le regroupement des cartels d’affaires sous une nouvelle rubrique dite “Big Tech”.

Redéfinir cette nouvelle “réalité” qu’est la quatrième révolution industrielle de Carl Schwab n’est qu’un moyen de permettre “aux choses de changer tout en restant les mêmes”. Il ne s’agit pas d’une quatrième révolution, mais de la perpétuation des phases précédentes depuis l’industrialisation. Cette “transition” des élites – pendant que le Big Tech et les médias grand public sont déployés pour étouffer toute dissidence politique – vise précisément à éviter toute rotation effective. Les oligarques du monde bancaire se fondant simplement avec les milliardaires du Big Tech dont “l’expertise est nécessaire pour guider le monde à travers les défis en matière de santé, de climat, de sécurité et d’économie”.

Dans leur esprit, Il n’y aura pas de véritable changement. Les élites – et leurs vastes richesses – seront sauvées. C’est la tâche confiée à Biden et Cie de parvenir à un tel objectif. C’est pourquoi Wall Street le finance si généreusement.

Il est évident que cette transition est une manœuvre délicate. Des événements imprévus peuvent facilement la perturber. Trump a tout simplement été trop perturbateur (malgré tout ce qu’il a fait pour Wall Street – et il en a fait beaucoup).

Ce qui nous ramène au Parti Républicain : À quoi devons-nous nous attendre, par opposition à l’approche Biden ? Trump est en colère. En colère contre le “système” qui, selon lui, l’a poussé sous le bus – et qui va maintenant essayer de le punir par une cascade de poursuites judiciaires. Il va se radicaliser. McConnell vient d’en avoir un avant-goût. Il va probablement se montrer encore plus perturbateur. Mais son caractère et sa volonté infaillible de créer de vrais emplois le rendront très populaire auprès de la plupart des membres du Parti Républicain, et peut-être aussi auprès de membres d’autre partis. Il y a beaucoup de colère dans l’air.

En termes de politique étrangère, un nouveau livre de Stephen Wertheim, « Tomorrow the World: The birth of U.S. Global Supremacy » donne au Parti Républicain un cadre intellectuel potentiel pour un retour à un républicanisme à l’ancienne, qui correspond aux instincts de Trump qui le poussent à être contre les aventures interventionnistes. (Pat Buchanan en a longtemps été l’avocat).

La thèse principale de Wertheim est que c’est la chute de la France en 1940 – et non Pearl Harbour – qui a été l’événement catalyseur qui a conduit à la “naissance de la suprématie mondiale des États-Unis”. C’est un récit passionnant, révélant comment la politique étrangère américaine a été fabriquée par les planificateurs économiques et politiques rassemblés par l’influent Council on Foreign Relations (CFR), “le noyau conceptuel de la matrice impériale” (ce qu’il est toujours).

Les planificateurs ont fait valoir (au début des années 1940) que si l’Allemagne nazie venait à dominer l’Europe, les États-Unis devraient dominer le reste du monde. C’était une conclusion logique basée sur les hypothèses initiales des planificateurs. C’est ainsi qu’est née la politique étrangère américaine qui a mené les 80 années suivantes : les États-Unis devaient exercer une “puissance incontestable”, comme le stipulent les planificateurs de la CFR dans leurs “recommandations” au Département d’État : “Les États-Unis sont nés d’un nationalisme basé sur l’exceptionnalisme, s’imaginant providentiellement choisis pour occuper l’avant-garde de l’histoire mondiale”, observe Wertheim.

Mais il fallait encore vendre cela au peuple américain, ce qui a donné lieu à deux nouveaux développements. Premièrement, les partisans de l’hégémonie ont diabolisé les penseurs de l’opposition en les qualifiant d’“isolationnistes”, un nouveau terme d’opprobre destiné à mettre les opposants sur la sellette. “En développant le concept péjoratif d’isolationnisme”, écrit Werthheim, “et en l’appliquant à tous les partisans de la limitation de l’intervention militaire, les responsables et les intellectuels américains ont trouvé le moyen de faire passer la suprématie mondiale pour une politique hors de tout reproche”.

Et voilà, les gourous de la politique étrangère de l’équipe Biden s’accrochent toujours aux mêmes idées qui ont émergé dans l’esprit de ces planificateurs stratégiques du CFR dans les années 1940, ignorant que le monde a changé (et ignorant aussi que les États-Unis ne sont pas le même État que celui qui a émergé sur la scène mondiale à la fin de la Seconde Guerre mondiale). Comme le fait remarquer le professeur Vlahos, ce n’est que pure vanité que de chercher à atteindre des objectifs qui ne peuvent l’être. C’est aussi une attitude autodestructrice.

Cette histoire intellectuelle détaillée du CFR pourrait toutefois trouver un écho au sein d’un Parti Républicain en pleine métamorphose, à la recherche d’une nouvelle vision pour la politique étrangère américaine. Elle cadrerait bien avec le Trumpisme.

Alastair Crooke

Traduit par Wayan, relu par Hervé pour le Saker Francophone

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