La stratégie de l’auto-aveuglement


S’opposer aux sphères d’intérêt des autres est désormais inhérent à l’ADN diplomatique des États-Unis.


Par Alastair Crooke – Le 23 janvier 2022 – Source Al Mayadeen

Andrew Bacevich, historien militaire américain, écrit que parmi les mandarins de la politique étrangère dans le Washington actuel, les « sphères d’influence » sont devenues un anathème. Les générations précédentes de décideurs américains pensaient autrement. « Prétendre que les sphères d’influence sont étrangères à la tradition américaine de l’art de gouverner, c’est se mentir à soi-même », note-t-il.

Cependant, telle qu’elle est interprétée aujourd’hui, cette phrase est signe d’apaisement. Elle suggère que l’on sacrifie la cause de la liberté et de la démocratie, un péché pour lequel les hauts responsables américains sont désireux d’absoudre la nation. Il y a dix ans, Hillary Clinton déclarait catégoriquement que « les États-Unis ne reconnaissent pas les sphères d’influence ». Plus récemment, le secrétaire d’État Blinken a confirmé cette déclaration : « Nous n’acceptons pas le principe des sphères d’influence »… le concept même de sphères d’influence « aurait dû être écarté après la Seconde Guerre mondiale ».

« En fait, la fin de la Seconde Guerre mondiale a accru l’appétit de Washington pour le découpage de nouvelles sphères. La menace putative posée par le communisme international semblait l’exiger. À la fin du 20e siècle, les sphères d’influence de l’Amérique s’étendaient au monde entier », écrit Bacevich. L’essentiel est de « savoir quand s’arrêter ». Et c’est précisément ce que l’équipe de négociation russe a tenté de faire comprendre à Wendy Sherman à Genève et à l’OTAN à Bruxelles il y a quelques jours.

Mais sans succès. Une impasse. Washington et l’UE attendent maintenant les prochaines actions du président Poutine. Dans un article vraisemblablement monté de toutes pièces, le NY Times rapporte que :

Pendant des années, les responsables américains ont tourné autour de la question de l’ampleur du soutien militaire à apporter à l’Ukraine, de peur de provoquer la Russie.

 

Aujourd’hui, dans ce qui serait un revirement majeur, de hauts responsables de l’administration Biden avertissent que les États-Unis pourraient soutenir une insurrection ukrainienne si Poutine envahissait l’Ukraine.

 

La manière dont les États-Unis, qui viennent de sortir de deux décennies de guerre en Afghanistan, pourraient passer de cette fin de guerre au financement et au soutien d’une insurrection, est encore en cours d’élaboration :« Biden n’a pas déterminé comment les États-Unis pourraient armer les insurgés en Ukraine, ni qui mènerait la guérilla contre l’occupation militaire russe. On ne sait pas non plus quelle sera la prochaine action de la Russie… Mais les responsables de l’administration Biden ont commencé à faire savoir à la Russie [qu’elle] trouverait le coût d’une invasion… prohibitif en termes de pertes militaires. »

 

« Si Poutine envahit l’Ukraine avec une force militaire importante… Et si cela se transforme en une insurrection ukrainienne, Poutine devra se rendre compte qu’après avoir combattu nous-mêmes des insurrections pendant deux décennies, nous savons comment les armer, les entraîner et les dynamiser », a déclaré James Stavridis, un amiral quatre étoiles de la Navy à la retraite qui était le commandant suprême des alliés à l’OTAN.

 

Il a rappelé le soutien américain aux moudjahidines en Afghanistan contre l’invasion soviétique à la fin des années 1970 et dans les années 1980, avant la montée des talibans. « Le niveau de soutien militaire » pour une insurrection ukrainienne, a déclaré Stavridis, « ferait paraître nos efforts en Afghanistan contre l’Union soviétique bien dérisoires en comparaison ».

 

Le secrétaire à la défense Lloyd J. Austin III et le général Mark A. Milley, président des chefs d’état-major interarmées, ont tous deux averti leurs homologues russes lors de récents appels téléphoniques que toute victoire rapide de la Russie en Ukraine serait probablement suivie d’une insurrection sanglante similaire à celle qui a chassé l’Union soviétique d’Afghanistan.

Andriy Zagorodnyuk, a écrit une tribune pour l’Atlantic Council dimanche qui se lit comme un manuel d’instruction sur la façon dont les États-Unis peuvent soutenir une insurrection.

Si c’est là l’ambiance générale (et une partie de celle-ci peut, ou non, être une posture), l’Europe devrait être terrifiée à l’idée qu’une campagne d’insurrection menée par les États-Unis puisse s’éterniser pendant des années – au cœur de l’Europe. Et le rythme de ce battement de tambour s’accélère :

Les États-Unis ont averti que Moscou se prépare à orchestrer une attaque sous faux drapeau contre la Russie par ses agents en Ukraine, attaque qu’elle utiliserait pour justifier une autre invasion. Le NY Times a également rapporté que la Russie pourrait se préparer à rapprocher ses missiles nucléaires des États-Unis. La peur s’intensifie : un haut responsable de la sécurité américaine en Europe a averti : « Nous sommes confrontés à une crise sécuritaire européenne. Le tambour de la guerre résonne fortement et la rhétorique est devenue plutôt vive », a déclaré Michael Carpenter, ambassadeur américain auprès de l’OSCE.

Et l’UE a d’autres raisons de s’alarmer : Washington exerce une pression intense sur l’UE pour qu’elle s’engage à appliquer des sanctions, tandis que les responsables européens négocient ce qui serait considéré comme leur « ligne rouge ». La menace de sanctions sévères et sans précédent proférée par Biden a toutefois suscité un avertissement d’un tout autre ordre : le Trésor américain et le département d’État ont en effet prévenu Blinken que les sanctions envisagées feraient plus de mal aux alliés des États-Unis (c’est-à-dire les Européens) qu’à la Russie et que leur imposition pourrait même déclencher une crise économique mondiale contre-productive qui toucherait à la fois les consommateurs américains et européens, par le biais de l’augmentation des prix de l’énergie – ce qui donnerait un coup de fouet aux taux d’inflation américains déjà records.

En bref, l’Europe pourrait être confrontée à une guerre insurrectionnelle s’étendant à d’autres États, donnant naissance à une nouvelle race de « djihadistes » radicaux et se propageant dans toute l’Europe, ainsi qu’à une nouvelle vague d’armements sophistiqués (comme cela s’est produit à la suite de la guerre d’Afghanistan), les missiles Stinger étant vendus…à on ne sait qui.

Ce qui serait tout aussi probable, c’est une dislocation économique due à cette « guerre », ainsi qu’une crise énergétique majeure, Washington appliquant des sanctions contre les fournisseurs d’énergie russes. Les niveaux de stockage de gaz en Europe n’ont jamais été aussi bas. Même avec Nordstream 2 en service, il y aurait à peine assez de gaz naturel pour couvrir les besoins de l’Europe ; et avec le GNL américain qui a déjà atteint son pic, et qui est bien plus cher que le gaz russe, la compétitivité européenne serait décimée, et l’inflation augmenterait.

L’OTAN en soi n’a jamais été un ami de l’Europe. Son mantra d’une OTAN « ouverte » a divisé le continent : il l’a privé de son autonomie stratégique. Il a perturbé d’anciennes routes commerciales, dressé l’Est contre l’Ouest et, par son emprise sur Bruxelles, il a permis aux anciens États soviétiques de la « queue » est-européenne de « remuer le chien de Bruxelles », au lieu de trouver un modus vivendi avec la Russie, comme ils auraient dû le faire après 1991. L’OTAN est l’excuse qui leur permet de faire de l’esbroufe – sans aucun coût pour eux, mais avec un coût énorme pour l’Europe.

Pourquoi, au juste, est-il si impossible pour l’OTAN de simplement le dire ? L’Ukraine et la Géorgie « ne seront jamais membres de l’OTAN » ?

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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