Par Pepe Escobar – Le 9 février 2022 – Source The Saker’s Blog
ISTANBUL – Emmanuel Macron n’est pas Talleyrand. Autoproclamé « jupitérien », il a peut-être fini par redescendre sur terre pour un geste de realpolitik digne de ce nom, tout en ruminant l’un des bons mots d’un ancien ministre français des Affaires étrangères : « Un diplomate qui dit ‘oui’ veut dire ‘peut-être’, un diplomate qui dit ‘peut-être’ veut dire ‘non’, et un diplomate qui dit ‘non’ n’est pas un diplomate. »
Macron s’est rendu à Moscou pour voir M. Poutine avec en tête un plan simple en 4 étapes.
- Conclure un accord de grande envergure avec Poutine sur l’Ukraine, mettant ainsi fin à « l’agression russe ».
- Se réjouir d’être le pacificateur de l’Occident.
- Rehausser le profil de l’UE, puisqu’il est l’actuel président du Conseil de l’UE.
- Récolter tout le butin puis remporter l’élection présidentielle d’avril en France.
Alors qu’il n’a fait que mendier une audience lors d’une série d’appels téléphoniques, Macron a été reçu par Poutine sans aucun honneur particulier. Les grands médias français hystériques, y compris certains « stratèges militaires », ont apporté leur dose d’effet comique en évoquant le sketch du « château français » dans le Saint Graal des Monty Python tout en réaffirmant tous les stéréotypes disponibles sur les « lâches grenouilles ». Leur « analyse » : Poutine est « isolé » et veut « l’option militaire ». Leur principale source d’information : Le Washington Post, un torchon appartenant à Bezos avec la CIA comme directeur de publication.
C’était quand même fascinant à regarder – oh, cette loooooongue table au Kremlin : le seul dirigeant de l’UE qui a pris la peine d’écouter réellement Poutine est le même qui, il y a quelques mois, déclarait que l’OTAN était « en état de mort cérébrale ». Il semble donc que les fantômes de Charles de Gaulle et de Talleyrand se soient livrés à une discussion animée, encadrée par l’économie brute, pour finalement faire comprendre au « jupitérien » que l’obsession impériale d’empêcher, par tous les moyens, l’Europe de profiter d’un généreux commerce avec l’Eurasie est un jeu perdant.
Après six heures de discussions épuisantes, Poutine, comme on pouvait s’y attendre, a monopolisé le département des citations éminentes, en commençant par une phrase qui aura des répercussions dans tout le Sud pendant longtemps : « Les citoyens d’Irak, de Libye, d’Afghanistan et de Yougoslavie ont vu à quel point l’OTAN est une organisation pacifique. »
Et ce n’est pas tout. Le déjà emblématique « Voulez-vous vraiment une guerre entre la Russie et l’OTAN ? » – suivi de l’inquiétant « il n’y aura pas de vainqueurs ». Ou prenez celle-ci, sur le Maidan : « Depuis février 2014, la Russie considère qu’un coup d’État est la source du pouvoir en Ukraine. Ce n’est pas une bonne chose, nous n’aimons pas ce genre de jeu. »
Sur les accords de Minsk, le message est sans détour : « Le président de l’Ukraine a dit qu’il n’aimait aucune des clauses des accords de Minsk. Mais que cela lui plaise ou non, sois patiente, ma belle, elles devront être respectées. »
Le « véritable enjeu derrière la crise actuelle »
De son côté, Macron a souligné que « de nouveaux mécanismes sont nécessaires pour assurer la stabilité en Europe, mais pas en révisant les accords existants, peut-être que de nouvelles solutions de sécurité seraient innovantes. » Rien donc que Moscou n’ait déjà souligné auparavant. Il a ajouté : « La France et la Russie sont convenues de travailler ensemble sur les garanties de sécurité. » Le terme opérationnel est « France ». Pas le gouvernement des États-Unis, qui n’est pas capable de tenir ses promesses.
La presse anglo-américaine a insisté sur le fait que Poutine avait accepté de ne pas lancer de nouvelles « initiatives militaires » – tout en restant muet sur ce que Macron avait promis en retour. Le porte-parole du Kremlin, Dmitry Peskov, n’a confirmé aucun accord. Il a seulement dit que le Kremlin s’engagera avec les propositions de dialogue de Macron, « à condition que les États-Unis soient également d’accord avec elles. » Et pour cela, comme chacun sait, il n’y aura aucune garantie.
Le Kremlin souligne depuis des mois que la Russie n’a pas le moindre intérêt à envahir l’Ukraine, un trou noir de facto. Et les troupes russes retourneront dans leurs bases une fois les exercices terminés. Rien de tout cela n’a à voir avec des « concessions » de Poutine.
Puis vient la bombe : Le ministre français de l’économie Bruno Le Maire – qui a inspiré l’un des principaux personnages du nouveau livre de Michel Houellebecq, Anéantir – a déclaré que le lancement de Nord Stream 2 « est l’une des principales composantes de la désescalade des tensions à la frontière russo-ukrainienne. » Le flair gaulois a formulé tout haut ce qu’aucun Allemand n’avait les couilles de dire.
À Kiev, après son passage à Moscou, il semble que Macron ait correctement indiqué à Zelensky de quel côté le vent souffle désormais. Zelensky s’est empressé de confirmer que l’Ukraine est prête à appliquer les accords de Minsk ; elle ne l’a pourtant jamais été, pendant sept longues années. Il a également déclaré qu’il s’attendait à la tenue d’un sommet au format Normandie – Kiev, les républiques séparatistes de Donetsk et de Louhansk, l’Allemagne et la France – « dans un avenir proche ». Une réunion des conseillers politiques du format Normandie aura lieu à Berlin jeudi.
En août 2020, j’indiquais déjà la direction que nous prenions sur l’échiquier principal. Quelques esprits aiguisés de la Beltway, envoyant des courriels à leurs réseaux, ont remarqué dans ma colonne comment « le but de la politique russe et chinoise est de recruter l’Allemagne dans une triple alliance verrouillant ensemble la masse terrestre eurasienne à la Mackinder dans la plus grande alliance géopolitique de l’histoire, changeant le pouvoir mondial en faveur de ces trois grandes puissances contre la puissance maritime anglo-saxonne ».
Maintenant, une source de renseignements de très haut niveau de l’État profond, à la retraite, entre dans le vif du sujet, en soulignant comment « les négociations secrètes entre la Russie et les États-Unis sont centrées sur les missiles destinés à l’Europe de l’Est, alors que les États-Unis cherchent frénétiquement à achever le développement de leurs missiles hypersoniques ».
Le point principal est que si les États-Unis placent de tels missiles hypersoniques en Roumanie et en Pologne, comme prévu, le temps qu’ils mettraient pour atteindre Moscou serait le 10eme du temps d’un Tomahawk. La situation serait encore pire pour la Russie s’ils sont placés dans les pays baltes. La source note que « le plan américain consiste à neutraliser les systèmes de missiles défensifs avancés qui verrouillent l’espace aérien russe. C’est pourquoi les États-Unis ont proposé de permettre à la Russie d’inspecter ces sites de missiles à l’avenir, afin de prouver qu’il n’y a pas de missiles nucléaires hypersoniques. Mais ce n’est pas une solution, car les lanceurs de missiles Raytheon peuvent traiter à la fois des missiles offensifs et défensifs, et il est donc possible d’introduire en douce les missiles offensifs la nuit. Ainsi, tout cela nécessiterait une observation permanente. »
La conclusion est sans appel : « C’est le véritable enjeu de la crise actuelle. La seule solution est de ne pas autoriser de sites de missiles en Europe de l’Est. » Il se trouve que c’est une partie essentielle des exigences de la Russie en matière de garanties de sécurité.
Naviguer vers Byzance
Alastair Crooke a démontré comment « l’Occident découvre lentement qu’il n’a aucun moyen de pression face à la Russie (son économie étant relativement à l’abri des sanctions), et que son armée n’est pas de taille face à l’armée russe ».
Parallèlement, Michael Hudson démontrait de manière concluante comment « la menace qui pèse sur la domination américaine est que la Chine, la Russie et le cœur de l’île-monde eurasienne de Mackinder offrent de meilleures opportunités de commerce et d’investissement que celles offertes par les États-Unis, qui demandent de plus en plus désespérément de sacrifices à leurs alliés de l’OTAN et autres ».
Un certain nombre d’entre nous, des analystes indépendants du Nord et du Sud, soulignent sans relâche depuis des années que le Gotterdammerung en cours repose sur la fin du contrôle géopolitique américain sur l’Eurasie. L’Allemagne et le Japon occupés qui imposent la soumission stratégique de l’Eurasie de l’ouest à l’est, l’OTAN qui ne cesse de s’étendre, l’Empire et ses bases qui ne cessent de se démultiplier, tous les plats de ce déjeuner gratuit, qui dure depuis plus de 75 ans, se gâtent.
Le nouveau rythme est réglé sur l’air des Nouvelles routes de la soie ; la puissance hypersonique inégalée de la Russie – et maintenant ses demandes non négociables de garanties de sécurité ; l’avènement du RCEP – le plus grand accord de libre-échange de la planète unissant l’Asie de l’Est ; l’Empire pratiquement expulsé d’Asie centrale après l’humiliation afghane ; et bientôt, son expulsion de la première chaîne d’îles du Pacifique occidental, avec un rôle de premier plan pour les missiles chinois DF-21D « tueurs de porte-avions ».
Le complexe MICIMATT (complexe militaro-industriel-congressionnel-renseignement-médiatique-académique-think tanks), comme le nomme Ray McGovern, n’a pas été capable de rassembler le QI collectif pour commencer à comprendre les termes de la déclaration conjointe Russie-Chine publiée le 4 février 2022, date déjà historique. Certains en Europe l’ont fait – sans doute au palais de l’Élysée.
Ce déballage éclairé se concentre sur l’interconnexion de certaines formulations clés, telles que « des relations entre la Russie et la Chine supérieures aux alliances politiques et militaires de l’époque de la guerre froide » et « une amitié sans limites » : le partenariat stratégique, pour tous les défis qui l’attendent, est bien plus complexe qu’un simple « traité » ou « accord ». Il manque une compréhension plus profonde des civilisations chinoise et russe, et de leur mode de pensée, que les Occidentaux ne sont tout simplement pas équipés pour appréhender.
En fin de compte, si nous parvenons à échapper à tant de pessimisme occidental, nous pourrions finir par naviguer sur un remix déformé de Sailing to Byzantium des Yeats. Nous pourrons toujours rêver que les meilleurs et les plus brillants d’Europe naviguent enfin loin de la poigne de fer de l’impérial Exceptionalistan de pacotille :
Une fois hors de la nature, je ne prendrai jamais
Ma forme corporelle d’une chose naturelle,
Mais une forme telle que les orfèvres grecs la fabriquent
En or martelé et en émail doré
Pour tenir éveillé un empereur somnolent
Ou sur un rameau d’or pour chanter
Aux seigneurs et aux dames de Byzance
Ce qui est passé, ce qui est en train de passer ou ce qui est à venir.
Pepe Escobar
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone
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