La « stratégie de la tension »


La domination américaine est confrontée à une multitude de menaces dans le monde entier. Alors que les États-Unis considèrent les exigences russes comme irréalistes, la Russie considère ses lignes rouges comme une question existentielle et semble prête à suivre une stratégie de la tension calculée pour s’assurer qu’elles ne seront pas contournées.


Par Alastair Crooke – Le 8 janvier 2021 – Source Al Mayadeen

C’est en ces termes que le président Poutine a décrit la stratégie russe visant à faire reculer l’incursion de l’OTAN dans le Heartland qu’est l’Asie – une incursion qui met la sécurité de la Russie en péril. Les pourparlers sur le projet russe de traité sur les garanties de sécurité débutent à Genève le 10 janvier, mais à partir de ce moment-là, les tensions risquent de s’intensifier et de s’étendre géographiquement.

Pourquoi ? Tout d’abord, parce que nous avons assisté à un changement stratégique dans l’approche des États-Unis face à l’insistance de Moscou pour que l’infrastructure de l’OTAN soit complètement retirée du voisinage de la Russie.

Dans un premier temps, la réaction de Washington a montré qu’elle avait été quelque peu surprise par la publication des documents russes. La première réponse a donc été que si certains de leurs contenus étaient – pour Washington – manifestement non négociables, d’autres l’étaient et méritaient d’être examinés. Il y avait alors une compréhension implicite de la part des États-Unis des arguments avancés par la Russie.

Mais après les vacances, le ton a radicalement changé : les think tanks de Washington devinrent soit dédaigneux en pensant que les demandes russes étaient trop farfelues pour être prises en considération, soit convaincus que Poutine offrait à Biden une occasion en or de couper les ailes de la Russie avant que les États-Unis ne s’attaquent au défi plus important que représente la Chine.

Le récit américain est devenu triomphaliste : « Poutine est condamné, de toute façon ». En d’autres termes, s’il envahissait l’Ukraine, il s’enfoncerait dans un bourbier entretenu par les États-Unis, et s’il reculait, il perdrait la face auprès des Russes – au point (selon les penseurs de Washington) de mettre en péril ses perspectives politiques futures.

Il y avait une touche de jubilation dans certains de ces commentaires, ce qui, venant du milieu des faucons, était à prévoir. Leur mainmise sur le récit s’est toutefois manifestée (de manière plus diplomatique) au niveau officiel également, dans la mesure où la Maison Blanche n’a absolument pas voulu offrir de garanties de sécurité à Moscou et a insisté sur le fait que tous les États souverains ont le droit absolu de choisir d’adhérer à l’OTAN.

La deuxième évolution américaine concerne l’approche structurelle des pourparlers : la Russie a clairement indiqué, dès le départ, que le différend opposait essentiellement la Russie et les États-Unis, et que le cœur du problème devait être réglé entre ces deux principaux acteurs. Les États-Unis tentent néanmoins de faire glisser l’ordre du jour vers le dialogue OTAN-Russie qui doit se tenir à Bruxelles à partir du 12 janvier.

Bien sûr, cette participation élargie complique tout : elle inclut les États baltes et la Pologne qui partagent un agenda particulier vis-à-vis de Moscou. Et l’UE insiste sur le fait qu’ils doivent eux aussi être associés à toute discussion portant sur l’architecture de sécurité européenne. Par ailleurs, Biden s’est entretenu personnellement avec le président Zelensky pour lui dire que « rien (ne sera convenu) à votre sujet sans vous ».

Rien de tout cela ne surprendra beaucoup Moscou. Ils auront anticipé l’éventualité d’une telle réaction, mais ils seront sur leurs gardes en entendant ces mèmes de Washington sur la nécessité de faire descendre Poutine de ses « grands chevaux », et la suggestion que Poutine a, par inadvertance, ouvert la voie à la poursuite du saucissonnage de l’Ukraine par Washington (avec des ventes d’armes, des conseillers militaires et des entrepreneurs privés – c’est-à-dire la poursuite de l’isolement discret de l’Ukraine par l’OTAN, sans qu’elle ne devienne officiellement membre de l’OTAN).

Et ensuite ? C’est ici que les propos de Poutine sur la « stratégie de la tension » de la Russie prennent tout leur sens : si les pourparlers ne débouchent pas sur un engagement rapide des États-Unis à respecter les « lignes rouges » de la Russie en matière de sécurité, cette dernière a déjà défini un ensemble calibré de mesures militaro-techniques progressives qu’elle mettra en œuvre en réponse à toute tentative des États-Unis de reléguer l’ordre du jour dans les méandres d’un dialogue sans fin. Oui, la Russie poursuivra sa stratégie d’escalade constante des tensions jusqu’à ce que les États-Unis cèdent à leurs « lignes rouges ».

Qui sait où tout cela peut mener ? Il semble que la guerre des nerfs ait déjà commencé, avant même le début des pourparlers. Les événements récents au Kazakhstan suivent le scénario classique de révolution de couleur des États-Unis – en d’autres termes, Moscou devra faire face à des pressions venant de l’Est ainsi que d’un voisin asiatique stratégique qui partage une longue frontière avec la Russie et la Chine. Le Kazakhstan est un État pivot, sur le plan énergétique et en tant que corridor commercial. Il est ethniquement turc, et le président Erdogan le considère depuis longtemps comme un outil potentiel pour sa « patrie » turque.

Alors que les tensions occidentales augmentent avec la Russie, il est probable que la Chine réagisse : le Kazakhstan est limitrophe de la province (turque) du Xinjiang, et l’Amérique vient de renforcer son discours sur Taïwan – laissant entendre que Taïwan représente le point d’ancrage des partenaires stratégiques de l’Amérique dans la région du Pacifique, et que Taïwan est un « intérêt » régional et un point d’ancrage sécuritaire essentiel pour les États-Unis. Pékin aura interprété ces commentaires d’un responsable américain au Sénat comme la « fin de la prétention » des États-Unis à accepter la réintégration pacifique de Taïwan dans la Chine continentale.

Bien entendu, à long terme, les États-Unis ne peuvent pas s’opposer à la Chine au sujet de Taïwan, ni faire quoi que ce soit pour empêcher toute intervention russe en Ukraine. Il s’agit plutôt pour les États-Unis de « gagner » politiquement sur leur scène intérieure mais au détriment de leur positionnement stratégique à long terme.

Pour la Russie, les questions de sécurité sont existentielles ; mais pour Biden, la perspective même de couper les ailes de la Russie lui offre (peut-être) un coup d’éclat rapide grâce auquel il peut compenser l’incompétence qui résulte de sa débâcle en Afghanistan. C’est de politique intérieure à court terme qu’il s’agit.

Washington n’a pas été particulièrement doué pour ce genre de pari ces derniers temps. Et si c’est mal mené, cela pourrait tourner à la catastrophe pour Biden plutôt que lui apporter la médaille de politique étrangère dont il a tant besoin.

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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