Par M.K. Bhadrakumar – Le 9 février 2017 – Source Strategic Culture
Le président américain Donald Trump a rassemblé une équipe éclectique. Mais savoir qui, parmi ses coéquipiers, représente sa voix authentique au sujet de la politique étrangère reste à voir. La récente visite du secrétaire américain à la Défense James Mattis en Corée du Sud et au Japon n’a probablement fait qu’ajouter à la confusion.
Peut-être Trump lui-même est-il la seule voix de son administration, tandis que tous les autres sont, pour emprunter les mots de Macbeth chez William Shakespeare, de simples ombres ambulantes : « Pauvres acteurs qui se pavanent et s’agitent quelque temps, inquiets, sur la scène et dont on entend plus jamais parler ensuite. »
Le choix de Séoul et de Tokyo par Mattis pour son premier voyage d’affaires à l’étranger a suscité des interprétations. Certains ont dit que l’administration Trump manifestait son engagement pour le « pivot vers l’Asie ». Une telle opinion laborieuse peut éventuellement être entendue car le Partenariat transpacifique (TPP) est moribond et la stratégie du pivot patauge. Les optimistes espèrent que le pivot restera une priorité de la politique étrangère américaine dans un avenir prévisible.
Un chroniqueur a écrit cette semaine dans le Straits Times que « l’abandon du TPP par les États-Unis est plus susceptible d’être un signal indiquant qu’ils vont chercher à obtenir de meilleurs accords commerciaux qu’un baisser de rideau pour son implication en Asie. Les États-Unis resteront ici, mais il est probable qu’ils demanderont une cotisation plus élevée ». Cela semble plausible. Après tout, les États-Unis doivent créer des synergies pour créer des emplois et stimuler la croissance économique par le biais des liens commerciaux et de l’investissement, tandis que l’Asie peut être un pilier pour consolider le leadership américain dans la gouvernance mondiale.
Durant l’événement, la visite de Mattis a laissé l’impression que les États-Unis avaient l’intention de continuer la politique de l’administration de Barack Obama dans la région, ce qui contredit l’approche plus musclée envers la Chine, dont le secrétaire d’État Rex Tillerson – ou Trump lui-même – se sont faits les avocats. En particulier, la remarque de Mattis selon laquelle la solution au problème de la mer de Chine méridionale doit être trouvée par la voie diplomatique, et qu’il n’y avait pas besoin de « mouvements militaires dramatiques » de la part des États-Unis, reprend la feuille de route d’Obama.
Cela le met en désaccord avec Tillerson qui aurait aimé que le Pentagone bloque l’accès de la Chine aux îles artificielles qu’elle a construit, risquant même une confrontation potentielle. Tillerson a déclaré publiquement : « Nous allons envoyer à la Chine un signal clair que, d’abord, la construction des îles doit s’arrêter, et ensuite, que leur accès ne sera pas autorisé. » Les opinions de Tillerson ont également été reprises par le porte-parole de la Maison Blanche Sean Spicer.
Par conséquent, la grande question est la suivante : qui a l’oreille de Trump – Mattis, ou Tillerson et Spicer ? Cela devient important parce que Mattis a également exprimé avec force l’engagement de Washington dans l’alliance avec le Japon et la Corée du Sud. Ce qui a ajouté à la confusion était que juste à la veille du voyage de Mattis dans la région, Trump lui-même avait eu une conversation téléphonique déplaisante avec Malcolm Turnbull, Premier ministre australien, et allié de longue date des États-Unis dans l’Asie-Pacifique, qui a toujours participé aux guerres sanglantes des États-Unis dans l’histoire récente.
Bien sûr, ce n’était pas la bonne façon de traiter un allié. L’Australie est l’un des alliés les plus stables de l’Amérique, partageant le renseignement et répandant le sang australien pour soutenir les interventions militaires américaines – que ce soit en Afghanistan ou en Irak. Aucun président américain n’a jamais raccroché le téléphone au nez d’un homologue australien, coupant court, après 25 minutes, à une conversation téléphonique prévue pour durer une heure. Mais Trump l’a fait.
Néanmoins, Mattis a insisté, à Tokyo : « J’ai précisé que notre politique de longue date sur les îles Senkaku se maintient – les États-Unis continueront à reconnaître l’administration japonaise des îles et, en tant que tel, s’applique l’article 5 du traité de sécurité entre les États-Unis et le Japon. » Sans doute, il est significatif que Mattis faisait écho à l’attitude déclarée de l’administration Obama. Mais à la fin de la journée, Tokyo doit se demander si la remarque de Mattis a marqué un changement définitif, suite au ton de la plainte de Trump lui-même disant, quelques temps auparavant, que le traité de sécurité était « unilatéral » [déséquilibré], menaçant ainsi implicitement du retrait des forces des bases militaires au Japon et en Corée du Sud si ces pays ne payaient pas davantage pour leur protection.
Un sondage effectué la semaine dernière par le journal Yomuiri Shimbun a montré que 80 % des sondés s’inquiètent des relations du Japon avec les États-Unis. Le quotidien japonais Mainichi a commenté publiquement : « Nous louons la visite de Mattis au Japon et en Corée du Sud jusqu’à un certain point, mais nous avons encore de sérieuses inquiétudes quant à la future présence des États-Unis dans la région […] il est certain que Trump prendra des décisions liées aux questions économiques et sécuritaires. » Le ministre japonais des Affaires étrangères, Fumio Kishida, tout en accueillant la déclaration de Mattis, a laissé entendre que Trump n’aurait peut-être pas les mêmes vues que son chef du Pentagone et que Tokyo voudrait l’entendre à nouveau de la nouvelle administration.
L’angoisse sous-jacente, et non exprimée, est que Trump pourrait donner la priorité à la région Asie-Pacifique en tant que marché, destination d’investissements et source de capital et de technologie, et que cela pourrait finalement fournir la raison d’être de la prolongation d’une présence militaire forte et active des États-Unis dans la région Asie-Pacifique. En d’autres termes, une fois que la poussière de la transition sera retombée, et que l’administration Trump aura embrayé, cela pourrait se traduire dans une politique critique de relation de coopération pragmatique avec la Chine, qui fixerait la teneur des relations américano-chinoises et modulerait la stratégie américaine dans la région Asie-Pacifique.
En fin de compte, la visite de Mattis pourrait seulement avoir préparé le terrain pour la rencontre du Premier ministre japonais Shinzo Abe avec Trump le week-end dernier. Les deux prévoient de jouer au golf, mais Abe porte avec lui de grands plans d’investissement japonais qui promettent de créer des emplois dans l’économie américaine. Les médias japonais ont annoncé avoir appelé le président de Toyota Motor Corporation, Akio Toyada, pour discuter des projets du constructeur automobile de construire de nouvelles usines aux États-Unis. Abe sera accompagné de son ministre des Finances. Le Japon est soumis à des pressions pour payer, comme souvent dans l’histoire de ses relations avec les États-Unis après la Deuxième Guerre mondiale. La façon dont Trump, l’archétype américain de l’homme d’affaires, renverra l’ascenseur en exprimant le soutien diplomatique et militaire des États-Unis pour le Japon est vivement attendue. Pour autant que les déclarations de Mattis nous guident, elles ne peuvent pas aller au-delà de remarques proforma.
Le joker ici est la politique de Trump au sujet de la Corée du Nord. Tout en réaffirmant l’alliance des États-Unis avec la Corée du Sud et le Japon, Mattis avait pour but de se coordonner avec les deux pays face à la menace nucléaire nord-coréenne. Maintenant, si l’intention de Trump est de poursuivre la question de la Corée du Nord par la voie diplomatique, cela implique des négociations intenses et une coordination étroite avec la Chine, qui doit commencer le plus tôt possible.
On peut faire confiance à Beijing pour accueillir favorablement un tel engagement – et même pro-activement le construire. Le Japon peut anticiper une telle éventualité. Après les pourparlers avec Mattis, dimanche, la ministre des Affaires étrangères Inada a révélé qu’elle lui avait expressément indiqué que le Japon n’impliquerait pas ses forces en mer de Chine méridionale.
Il n’est pas surprenant que les commentaires chinois sur la visite de Mattis dans la région aient été plutôt pour la galerie. L’agenda protectionniste de Trump, ses perspectives « néo-mercantilistes », sa préférence pour les accords commerciaux bilatéraux et l’abandon du TPP – tout cela porte un coup dur au pivot américain vers l’Asie. Autrement dit, la stratégie de confinement devient insoutenable sans le fondement que le TPP aurait apporté.
Le temps travaille en faveur de la Chine. On peut s’attendre à ce que celle-ci accélère son objectif de conclusion rapide du Partenariat économique régional global qui regroupe seize économies asiatiques et qui, sur une lancée parallèle, fera progresser son programme de renforcement de l’intégration dans la région Asie-Pacifique. La Chine a peut-être déjà obtenu une ouverture pour faire basculer en sa faveur l’équilibre géopolitique en Asie.
M.K. Bhadrakumar
Traduit et édité par jj, relu par Cat pour le Saker Francophone
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