Par Moon of Alabama – Le 8 juin 2020
La guerre en Libye s’est transformé en conflit par procuration entre de nombreux acteurs internationaux.
Le gouvernement d’entente nationale (GNA), dirigé par le Premier ministre Fayez al-Sarraj, est soutenu par les Frères musulmans. Son principal sponsor politique et financier est le Qatar et son principal allié militaire est la Turquie. L’Italie soutient également Sarraj. Le GNA contrôle la capitale, Tripoli, et Misrata dans l’ouest du pays.
Du côté opposé, on trouve l’ancien agent de la CIA, Khalifa Haftar, et son armée nationale libyenne (ANL). Il contrôle l’est de la Libye et la plupart des ressources pétrolières. Il est soutenu par les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, l’Égypte, la Grèce et la France.
La Russie se voit dans le conflit en tant qu’arbitre. Elle veut rétablir ses intérêts commerciaux à long terme en Libye, qui s’étaient volatilisés après la guerre que les États-Unis, le Royaume-Uni et la France ont menée contre ce pays en 2011. Elle a vendu des armes à Haftar via les EAU et a permis à des mercenaires russes de prendre part à la guerre aux côtés de l’ANL d’Haftar.
Depuis avril 2019, Haftar tente de prendre Tripoli et d’expulser le GNA. Le combat a été plus difficile et a duré beaucoup plus longtemps qu’il ne s’y attendait. La situation économique des deux camps est imbriquée et complique la guerre. En janvier, la Russie a demandé à Haftar d’arrêter de se battre. Elle a tenu une conférence de paix à Moscou et l’a exhorté à signer un accord de cessez-le-feu :
Après des heures de négociations négociées par la Russie et la Turquie, Haftar a demandé, lundi soir, d’avoir jusqu'à mardi matin pour étudier l'accord déjà signé par Fayez al-Sarraj, le chef du gouvernement d'entente nationale (GNA) reconnu par les Nations unies. Mais Haftar, dont les forces avaient lancé, en avril, une offensive pour s'emparer de Tripoli, la base du GNA, a quitté Moscou sans signer l'accord, a déclaré mardi le ministère russe des affaires étrangères, selon l'agence de presse TASS.
Cette attitude envers la Russie ne sera pas oubliée.
Avant la réunion de Moscou, la Turquie avait promis un soutien militaire au GNA. En échange, le GNA avait signé un accord avec la Turquie pour délimiter une frontière maritime entre la Turquie et la Libye. Cette frontière convenue ignore les droits de la Grèce et de Chypre et ne sera jamais reconnue au niveau international. Mais la Turquie utilise l’accord pour revendiquer des droits étendus en Méditerranée orientale.
Une semaine après l’échec des pourparlers à Moscou, une autre tentative de négociation d’un cessez-le-feu, cette fois à Berlin, a également échoué. L’Allemagne a de nouveau tenté de faire entendre raison à Haftar, lors d’une visite en mars, mais sans résultat.
Pendant ce temps, le conflit s’intensifie grâce aux fournitures turques de drones et d’artillerie et aux 13 000 « rebelles syriens » engagés par la Turquie comme mercenaires pour renforcer le GNA. L’opération turque est financée par le Qatar, qui est également intervenu récemment pour arrêter la chute de la livre turque.
Les Émirats arabes unis ont contré cette poussée turque en fournissant à la LNA davantage de systèmes de défense aérienne Pantsir, de fabrication russe, et en recrutant davantage de mercenaires en Russie et au Soudan. Face aux Pantsirs, les drones turcs sont tombés par douzaines, les lignes de front ne bougeant pratiquement pas.
Le 17 mai, la donne a changé. Les drones turcs ont soudainement pu frapper les Pantsirs et, en une journée, en ont détruit au moins six. Au même moment, les mercenaires russes ont reçu l’ordre de se retirer du front. Laissées sans protection, les forces de Haftar ont pour la plupart fui et le GNA a avancé. Ces cartes montrent les changements récents.
8 mai 2020
8 juin 2020
Il n’y a pas eu de fuites sur ce qui s’est passé en coulisses. Il est possible que la Turquie ait réussi à brouiller électroniquement le radar des Pantsirs afin que ses drones puissent les éliminer. Mais si elle avait cette capacité, pourquoi ne l’a-t-elle pas utilisée plus tôt ?
Certains pensent que la Russie en a assez des entourloupes d’Haftar et juge nécessaire de le punir pour son attitude.
Mais la Russie ne l’a pas complètement laissé tomber. Peu après l’attaque sur les Pantsirs, des avions de chasse russes ont été acheminés de Russie en Libye et installés sur la base aérienne d’Al-Jufra, qui est sous le contrôle de l’ALN. Ils permettront à la Russie de maintenir un équilibre entre les parties en conflit.
Jusqu’à présent, ce plan a bien fonctionné. Samedi, l’Égypte a annoncé un nouveau cessez-le-feu en Libye à partir d’aujourd’hui et Haftar l’a finalement accepté :
Haftar et Aguila Saleh, présidente de la Chambre des représentants basée à Tobrouk, ont participé à la conférence du Caire. Plusieurs diplomates étrangers, dont des envoyés américains, russes, français et italiens, y ont assisté. Haftar et Saleh sont des alliés. Il n'y avait pas de représentants de l'administration de Tripoli, ni de ses principaux bailleurs de fonds, la Turquie et le Qatar, à la conférence.
Vendredi, le GNA a pris Tarhuna, une ville située à 60 kms au sud-est de Tripoli. Les « rebelles syriens » ont immédiatement commencé à piller la ville. Cette action a mis fin au siège de Tripoli qu’Haftar tenait depuis 15 mois.
La Russie aurait dit à la GNA de ne pas se déplacer plus à l’est et de respecter le cessez-le-feu qu’Haftar avait accepté. Elle veut qu’Haftar garde le contrôle de l’Est. La Russie a tracé une ligne traversant Syrte, une ville qui couvre les champs pétrolifères de l’Est, ce qui va également créer des profits pour Moscou. La base aérienne d’Al-Jufra, à 220 kms au sud de Syrte, est également censée rester sous le contrôle d’Haftar. Le pays serait ainsi divisé en deux moitiés.
Mais la victoire du 17 mai est montée à la tête du GNA et de ses commanditaires et leur a donné de mauvaises idées. La Turquie a soudainement changé ses objectifs de guerre :
À la lumière des derniers développements, la Turquie a identifié un nouvel objectif en Libye. Ankara ne cherche plus à forcer Haftar à participer aux négociations diplomatiques. La nouvelle mission consiste plutôt à mettre hors d'état de nuire cette source d'instabilité, cet homme qui assassine la population civile de Tripoli.
Le gouvernement du GNA a posé une condition à son acceptation du cessez-le-feu :
Le ministre de l'intérieur basé à Tripoli, Fathi Bashagha, a déclaré que la partie gouvernementale n'engagerait des discussions politiques qu'après avoir pris Syrte et la base aérienne intérieure de la Jufra, au sud. Le mois dernier, les États-Unis ont accusé la Russie de déployer au moins 14 avions sur la base pour soutenir les mercenaires russes soutenant Haftar, une accusation rejetée par Moscou. Prendre Syrte ouvrirait la porte aux milices alliées à Tripoli pour faire pression encore plus loin vers l'est, afin de prendre potentiellement le contrôle d'installations pétrolières vitales, de terminaux et de champs pétrolifères que les tribus alliées à Haftar ont fermés au début de l'année, asséchant ainsi la principale source de revenus de la Libye.
Depuis vendredi, les « rebelles syriens » sous commandement turc tentent de prendre Syrte, qui est aux mains de l’ALN. Mais soudain, les avions récemment livrés par la Russie sont entrés en action. Plusieurs convois du GNA, qui se dirigeaient vers Syrte, ont été bombardés. Les drones turcs tombent à nouveau du ciel.
L’Égypte a commencé à positionner des équipements militaires lourds sur sa frontière occidentale. Elle ne veut pas d’une Libye contrôlée par les Frères musulmans comme voisin. La zone tampon que l’ALN d’Haftar lui fournit est une priorité pour sa propre sécurité. L’Égypte, ainsi que la France, la Grèce, Chypre et les Émirats arabes unis, ont également rejeté les aspirations turques en Méditerranée orientale.
Si la Russie retirait son soutien et renonçait complètement à Haftar, l’Égypte serait obligée d’intervenir en Libye. Une guerre turco-égyptienne sur le sol libyen deviendrait alors probable.
Les États-Unis sont quasiment restés en dehors du jeu actuel. Mais s’ils semblaient auparavant favoriser Haftar, ils ont récemment exprimé leur inquiétude quant au rôle de la Russie en Libye et ont fait quelques remarques positives à l’égard du GNA.
L’Europe est divisée sur la question, la France et la Grèce étant du côté de l’ANL tandis que l’Italie du côté du GNA. Il est donc impossible pour l’UE de jouer un rôle important.
La Russie tente de parvenir en Libye à la même situation qu’en Syrie (et en Ukraine). Elle veut geler le conflit actif en pressant les deux parties de s’en tenir à une ligne et en n’intervenant que lorsque cette ligne est franchie par l’une ou l’autre des parties. Elle continuera à faire pression pour que des négociations soient menées entre les deux parties en conflit et leurs parrains.
Moon of Alabama
Traduit par Wayan, relu par Hervé pour le Saker Francophone
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