Par Ron Unz − Le 28 avril 2025 − Source Unz Review
Donald Trump et l’ombre du Maccarthysme
Le mois passé, l’administration Trump a lancé une attaque sans précédent contre la liberté universitaire et intellectuelle aux États-Unis, ciblant de nombreuses institutions les plus élitistes de l’enseignement universitaire.
Pour exemple de cette attaque, des pressions énormes ont été exercées contre l’Université de Columbia, à New York, en lui retirant 400 millions de dollars de financements fédéraux et en exigeant sa pleine coopération dans l’arrestation d’étudiants étrangers s’étant montrés critiques envers le massacre de civils gazaouis commis par Israël. Les dirigeants de l’administration Trump ont également exigé que le prestigieux programme d’Études sur le Moyen-Orient ainsi que d’autres centres recherches fassent l’objet d’une « revue académiques », pour s’assurer d’un contrôle idéologique étroit sur ceux-ci par des superviseurs favorables à Israël.
Face à la sombre menace de la perte d’une telle manne financière, la présidente Katrina Armstrong a souscrit à ces exigences, mais a ensuite présenté sa démission, d’une manière très ressemblante au départ de son prédécesseur plusieurs mois auparavant.
Pour des raisons similaires, la haute direction du Centre d’Études sur le Moyen-Orient de l’Université de Harvard a été contrainte à la démission, ce qui semble avoir détruit l’indépendance académique de cette prestigieuse institution quatre-vingts ans après son instauration. Mais apparemment, cette concession universitaire préliminaire a été jugée comme insuffisante, et les dirigeants nommés par Trump ont bientôt gelé plus de 2 milliards de dollars de fonds fédéraux de même nature qu’il était prévu de verser à la plus prestigieuse université étasunienne. Lorsque Harvard a résisté à ces nouvelles exigences, Trump a menacé illégalement de révoquer le statut d’organisation à but non lucratif de Harvard, d’interdire tous les étudiants étrangers et, fondamentalement, de s’employer à la détruire.
Notre gouvernement a déclaré que toutes ces attaques menées contre les hautes institutions universitaires s’inscrivaient dans sa campagne idéologique en cours visant à éradiquer l’antisémitisme sur les campus, ce terme se voyant désormais étendu pour intégrer l’« anti-sionisme, » soit une critique mordante de l’État d’Israël et des politiques qu’il mène.
La réussite de l’attaque lancée par le Hamas le 7 octobre 2023 a été suivie par des attaques israéliennes sans répit contre les civils impuissants vivant à Gaza, et ces attaques ont provoqué sur les campus une énorme vague de manifestations pro-palestiniennes durant l’année 2024, ce qui a courroucé le gouvernement israélien et ses soutiens aux États-Unis. On trouve parmi ces derniers de nombreux donateurs milliardaires juifs qui ont fait usage de leur énorme influence pour exiger et obtenir des mesures de répression ayant menées à l’arrestation de quelque 2300 étudiants, parvenant ainsi à faire cesser ainsi ces manifestations.
Malgré cette réussite majeure, les donateurs sionistes n’ont pas considéré leur victoire contre les manifestants comme totale. L’administration Biden favorable à Israël étant désormais remplacée par une administration Trump encore plus favorable à Israël, ils ont exigé que cette campagne de répression soit étendue à l’éradication des forces idéologiques jugées par eux comme responsables.
Sous leur influence, Trump et ses principaux conseillers ont déclaré leur intention d’arrêter et d’expulser tout étudiant étranger ayant participé à ces manifestations de campus ou ayant d’une manière ou d’une autre exprimé des critiques prononcées contre Israël, ce qui a rapidement provoqué toute une suite d’incidents choquants.
Durant des décennies, les résidents permanents établis légalement aux États-Unis ont joui des mêmes droits et privilèges que les citoyens étasuniens, ce qui comprenait évidemment les protections constitutionnelles du Bill of Rights. On ne pouvait leur retirer leur Carte Verte qu’en cas de commission de crimes graves comme le viol ou le meurtre, et annuler des visas étudiants pour motif idéologique était une chose des plus rares.
Mais sous Trump, cela a totalement changé. Marco Rubio, le Secrétaire d’État, a déclaré qu’un objectif central de la politique étrangère du gouvernement étasunien était la lutte contre l’antisémitisme partout dans le monde, et que l’anti-sionisme relevait de la même catégorie. Il a donc été décidé que tout étudiant étranger s’étant montré fermement critique d’Israël devait être expulsé du territoire étasunien, d’annuler les visas ou les Cartes Vertes de 300 d’entre eux, et d’ordonner leur expulsion immédiate, avec un nombre total qui a fini par atteindre les 1500.
Cela a provoqué des scènes choquantes. Une jeune candidate turque à un doctorat, fréquentant l’Université de Tufts avec une bourse d’études de Fulbright a été enlevée dans la rue, à Boston, où elle vivait, par six agents fédéraux portant des masques, embarquée de force dans une voiture banalisée, et transférée dans une cellule de détention en Louisiane en préparation de son expulsion. D’autres descentes ont été pratiqués dans des logements étudiants par des équipes d’agent fédéraux pour s’emparer d’un détenteur de Carte Verte palestinien et de son épouse de nationalité étasunienne enceinte de huit mois. Une étudiante de premier cycle sud-coréenne, qui vivait aux États-Unis depuis l’âge de sept ans, s’est réfugiée dans la clandestinité pour éviter d’avoir à subir le même traitement, cependant qu’un étudiant indien s’est rapidement enfui au Canada pour éviter de se faire arrêter.
Aucun de ces étudiants n’avait commis le moindre crime, mais ils n’en ont pas moins été saisis par des agents fédéraux au cours de descentes sur les campus, ou enlevés dans la rue, pour simplement avoir exprimé des critiques publiques du gouvernement étranger israélien. Aucune chose atteignant ce niveau d’étrangeté ne s’était jamais produite aux États-Unis.
Ainsi l’étudiante de Tufts a été enlevée pour avoir co-signé un éditorial dans le journal de son campus l’année précédente, soutenant la mise en œuvre de politiques adoptées à une écrasante majorité des voix par le Sénat communautaire de sa propre université. Le texte de l’article qui a amené à son arrestation était tellement anodin et tellement fade que j’ai trouvé difficile de le lire sans m’endormir d’ennui.
Les États policiers répressifs qui arrêtent des étudiants pour avoir critiqué leur gouvernement n’ont pas manqué dans l’histoire. Mais je n’avais vraiment jamais entendu parler d’un État mettant en œuvre de telles mesures pour avoir critiqué un gouvernement étranger. Cela démontre la vraie ligne de souveraineté et de contrôle politique qui gouverne de nos jours la société étasunienne.
L’objectif déclaré de l’administration Trump et de ses alliés idéologiques est d’éradiquer l’anti-sionisme des universités étasuniennes. Cependant, je pense que le résultat probable de ces mesures de répression dures sera de détruire la liberté intellectuelle au sein de ces institutions, ce qui va déboucher sur la destruction de leur influence mondiale. Il y a quelques semaines, j’ai discuté de ces développements étranges et alarmants dans un article.
- La destruction sioniste du système universitaire étasunien
Ron Unz • The Unz Review • le 31 mars 2025 • 7,300 mots
La menace oubliée de subversion communiste
Comme on pouvait s’y attendre, ces spectaculaires attaques de l’administration Trump contre la liberté d’expression et la liberté académique ont provoqué une énorme vague de critiques, aussi bien dans les médias dominants que de la part des gens, et le mot le plus utilisé pour condamner ces politiques a été « McCarthyisme. » Au cours du mois de mars 2025, j’ai vu ce terme utilisé régulièrement dans de furieuses interviews YouTube, dans des articles d’opinion, et même dans certains courriels que j’ai reçus.
Mais quoique mon propre article dépasse les 7000 mots, il ne fait mention ni du sénateur Joseph McCarthy, ni de sa croisade politique anti-communiste du début des années 1950. L’action lancée par Trump semble nettement plus grave et injustifiée que tout ce que put proposer McCarthy, et j’ai donc considéré ce type de comparaison comme absurde et ridicule.
Au cours des trois dernières générations, les méthodes politiques usités par ce jeune mais célèbre sénateur républicain du Wisconsin sont devenues un synonyme quasiment universel désignant des attaques contre la liberté de penser et de s’exprimer, au point qu’au cours des dernières années, on a retrouvé le terme jusque dans les accusations émises par des Républicains courroucés, ainsi que par des personnalités de droite tout autant que de gauche. De fait, à quelques exceptions notables, toute défense populaire de McCarthy ou de ses politiques est devenue tellement rare que le « Maccarthysme » s’est quasiment transformé en désignation générique et non-idéologique d’une répression politique injustifiable.
Ronald Reagan, qui réalisa deux mandats, a reçu un large approbation de ses soutiens pour avoir remporté la Guerre Froide, longue d’un demi-siècle, contre l’Union soviétique, et ses soutiens ont également affirmé qu’il avait revitalisé l’économie des États-Unis, et à l’époque ils saluaient ses politiques sous le terme de « reaganisme ». Et pourtant, en dépit du fait que sa personnalité resta affirmé durant ses années de pouvoir, sa stature politique a rapetissé tellement vite au cours des vingt dernières années que je ne le vois jamais cité favorablement par des conservateurs de moins de cinquante ans, et encore moins l’ensemble des politiques qui ont gardé son nom. De fait, personne n’a même pris la peine de créer une page Wikipédia sur le « reaganisme ».
Dans le même temps, on continue largement de discuter autour de McCarthy et de ses politiques, et je pense qu’au cours des 250 années d’histoire nationale des États-Unis, aucune autre personnalité politique n’a inspiré de terme semblable resté dans le langage courant. De fait, nombreux sont ceux qui ont suggéré que McCarthy se classe comme personnalité la plus diabolisée de toute l’histoire politique des États-Unis, alors que le « maccarthysme » est devenu un raccourci pour balancer des accusations de trahison irréfléchies, frauduleuses et souvent malhonnêtes contre ses opposants politiques. La page Wikipédia désignant ce terme compte pas moins de 14 000 mots.
Comme je l’ai souvent expliqué, je n’ai durant la plus grande partie de ma vie guère porté attention à l’histoire moderne des États-Unis, et me suis contenté des manuels scolaires d’introduction et de la couverture médiatique pour façonner ma compréhension limitée de cette période. Aussi, je n’avais jamais remis en question l’idée que les accusations d’espionnage communiste et de subversion, lancées par le sénateur McCarthy, étaient outrageusement exagérées et souvent fallacieuses, ni l’idée que l’ère du maccarthysme qui en avait résulté représentait une terrible période sombre de l’histoire politique des États-Unis. Selon le récit standard, cette ombre ténébreuse sur la société étasunienne ne fut levée qu’après qu’il soit allé trop loin, et s’est vu détruire politiquement grâce aux efforts conjoints menés par le président républicain Dwight Eisenhower, par le Parti démocrate, et par l’establishment de l’armée étasunienne.
Mais lorsque j’ai entamé la lecture de travaux historiques plus sérieux, ma perspective a changé. J’ai découvert qu’espions et agents d’influence communistes aux États-Unis avaient été nettement plus nombreux et puissants que je ne l’avais jamais imaginé, et cela a constitué l’un des premiers fils importants de ma suite d’article sur la Pravda Américaine.
Il y a presque exactement douze ans, j’ai ouvert mon premier article sous ce nom en décrivant ces révélations choquantes, même si je continuais d’exprimer beaucoup de doutes au sujet de la personne et des méthodes de McCarthy :
À la mi-mars 2013, le Wall Street Journal a publié une longue discussion sur les origines du système de Bretton Woods, le cadre financier international qui régit le monde occidental depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Une photo montrait les deux personnages qui négocièrent cet accord. La Grande-Bretagne était représentée par John Maynard Keynes, une figure économique incontournable de cette ère. Le représentant étasunien était Harry Dexter White, secrétaire à l’assistant au Trésor, et architecte depuis longtemps de la politique économique étasunienne, du fait que son supérieur dans la hiérarchie, le secrétaire Henry Morgenthau Jr., était un gentleman farmer sans connaissance en matière de finances. Mais White était également un agent communiste.
Cette situation était loin de constituer une première en matière de gouvernement étasunien, au cours des années 1930 et 1940. Par exemple, alors qu’un Franklin Roosevelt à l’article de la mort s’employait à négocier les contours de l’Europe d’après-guerre avec Joseph Staline au sommet de Yalta de 1945, l’un de ses conseillers les plus importants était Alger Hiss, un dirigeant du Département d’État, dont la loyauté s’exerçait surtout à l’égard du camp soviétique. Au cours des vingt dernières années, John Earl Haynes, Harvey Klehr, ainsi que d’autres universitaires, ont établi le fait que des dizaines, voire mêmes des centaines d’agents soviétiques ont essaimé les postes politiques clés, ainsi que les projets de recherche en matière nucléaire de notre gouvernement fédéral, constituant une présence pouvant approcher le niveau décrit par le sénateur Joseph McCarthy, dont les accusations infondées tendirent à saper la crédibilité de sa position.
La guerre froide s’est achevée il y a plus de deux décennies, et le communisme s’est vu relégué au niveau de chapitre déplaisant des livres d’histoire, si bien qu’aujourd’hui on ne discute plus vraiment ces faits. Par exemple, Ezra Klein, un blogueur du Washington Post, a accusé White d’être un « agent soviétique » dans le titre d’un de ses billets sur notre système financier d’après-guerre. Mais au cours de la période où le gouvernement étasunien se voyait lourdement influencé par des agents communistes, de telles accusations étaient largement dénoncées comme du « racolage Rouge », ou tournées en ridicule comme des théories complotistes paranoïaques d’extrême-droite par nombre de journalistes et de publications d’influence. En 1982, Susan Sontag, l’icône libérale, apprit à ses dépens que pendant des décennies, les abonnés du peu cultivé Readers Digest avaient reçu une vision plus réaliste du monde que ceux qui tiraient leurs connaissances des publications libérales des élites prisées de ses camarades intellectuels. Moi-même, ayant atteint l’âge de la majorité vers la fin de la guerre froide, j’avais toujours vaguement supposé que ces histoires d’espionnage éclatantes devaient être très exagérées. J’avais tort.
- La Pravda américaine
Ron Unz • The American Conservative • le 29 avril 2013 • 4,500 mots
Cinq années plus tard, je publiai un article couvrant cette période très importante mais méconnue de l’histoire des États-Unis avec des détails bien plus fouillés.
Comme ma connaissance de l’histoire américaine n’était pas plus approfondie que mes manuels scolaires de base et mes journaux et magazines grand public, la dernière décennie a été pour moi un voyage de découvertes, souvent choquantes. J’ai atteint l’âge adulte bien des années après que la peur des espions communistes des années 1950 se soit estompée et, d’après ce que j’ai lu, j’ai toujours trouvé toute cette affaire plus amusante qu’autre chose. Il semblait que le seul « Rouge » important jamais capturé, qui pouvait ou non être innocent, était un obscur individu portant le nom improbable d’« Alger Hiss », et aussi loin que dans les années 1980, ses enfants proclamaient encore férocement son innocence complète dans les pages du New York Times. Bien que je pensais qu’il était probablement coupable, il me semblait également clair que les méthodes adoptées par ses persécuteurs, tels que Joseph McCarthy et Richard Nixon, avaient fait beaucoup de tort à notre pays durant l’époque malheureuse qui porte le nom du premier personnage.
Au cours des années 1990, je lisais à l’occasion des critiques de nouveaux livres basés sur les Venona Papers – les câbles soviétiques décryptés qui ont finalement été déclassifiés – et ils semblaient suggérer que le réseau d’espionnage communiste avait été à la fois réel et beaucoup plus étendu que je ne l’avais imaginé. Mais ces événements, un demi-siècle plus tôt, n’étaient pas très importants dans mon esprit, et de toute façon, d’autres historiens menaient une bataille d’arrière-garde dans les journaux, arguant que beaucoup des textes de Venona étaient frauduleux. J’ai donc peu réfléchi à la question.
Ce n’est qu’au cours des douze dernières années, alors que mon projet d’archivage de contenu m’a fait prendre conscience de la purge des années 1940 de certains des plus éminents intellectuels publics américains – et que j’ai commencé à examiner leurs livres et articles – que j’ai commencé à réaliser l’importation massive des câbles soviétiques. J’ai vite lu trois ou quatre des livres sur les Venona Papers et j’ai été très impressionné par leur analyse scientifique objective et minutieuse, qui m’a convaincu de leurs conclusions. Et les implications étaient tout à fait remarquables, en fait très sous-estimées dans la plupart des articles que j’avais lus.
Prenons, par exemple, le nom Harry Dexter White, sûrement inconnu de presque tous les Américains d’aujourd’hui et dont les Venona Papers ont prouvé qu’il était un agent soviétique. Au cours des années 1940, son poste officiel n’était qu’un des nombreux postes de secrétaire adjoint au Trésor, sous la direction de Henry Morgenthau Jr, un membre influent du cabinet de Franklin Roosevelt. Mais Morgenthau était en fait un gentleman-farmer, presque entièrement ignorant de la finance, qui avait obtenu son poste car il était le voisin de FDR, et selon de nombreuses sources, White dirigeait en fait le département du Trésor sous son autorité titulaire. Ainsi, en 1944, c’est White qui négocia avec John Maynard Keynes, l’économiste le plus éminent de Grande-Bretagne, pour jeter les bases des accords de Bretton Woods, du FMI et des autres institutions économiques occidentales de l’après-guerre.
De plus, à la fin de la guerre, White avait réussi à étendre le pouvoir du Trésor – et donc sa propre zone de contrôle – qui était normalement géré par le Département d’État, surtout en ce qui concerne les politiques relatives à l’ennemi allemand vaincu. Son œuvre comprend notamment le fameux « Plan Morgenthau », qui propose le démantèlement complet de l’immense base industrielle au cœur de l’Europe, et sa reconversion en région agricole, impliquant automatiquement l’élimination de la majeure partie de la population allemande, que ce soit par la faim ou l’exode. Et bien que cette proposition ait été officiellement abandonnée sous la protestation massive des dirigeants alliés, les livres de nombreux observateurs de l’après-guerre tels que Freda Utley ont soutenu qu’elle a été partiellement mise en œuvre dans la réalité, des millions de civils allemands ayant péri de faim, de maladie et autres conséquences de privations extrêmes.
À l’époque, certains observateurs croyaient que la tentative de White d’éradiquer une grande partie de la population allemande survivante prostrée était motivée par sa propre origine juive. Mais William Henry Chamberlin, depuis longtemps l’un des journalistes américains les plus respectés en matière de politique étrangère, soupçonnait fortement qu’il s’agissait d’un plan profondément cynique, destiné à infliger une telle misère aux Allemands vivant sous occupation occidentale que le sentiment populaire se déplacerait automatiquement dans une direction fortement pro-soviétique, permettant à Staline de prendre le dessus en Europe centrale, et plusieurs autres historiens sont arrivés à des conclusions similaires.
Plus remarquable encore, White parvint à faire expédier aux Soviétiques un jeu complet des plaques utilisées pour imprimer la monnaie d’occupation alliée, ce qui leur permit de produire une quantité illimitée de billets de banques reconnus comme valides par les gouvernements occidentaux, permettant ainsi à l’URSS de financer son occupation de la moitié de l’Europe après guerre sur le dos des contribuables américains.
Finalement, la suspicion de la loyauté véritable de M. White l’a amené à démissionner brusquement de son poste de premier directeur américain du FMI en 1947 et, en 1948, il a été appelé à témoigner devant la Commission des activités anti-américaines de la Chambre. Bien qu’il ait nié toutes les accusations, il a du témoigner à nouveau, avec intention de le poursuivre pour parjure et d’utiliser la menace d’une longue peine de prison pour l’obliger à révéler les autres membres de son réseau d’espionnage. Toutefois, presque immédiatement après sa première rencontre avec le Comité, il aurait souffert de crises cardiaques soudaines et serait décédé à l’âge de 55 ans, bien qu’apparemment aucune autopsie directe n’ait été pratiquée sur son corps.
Peu de temps après, d’autres espions soviétiques ont également commencé à quitter ce monde à des âges encore jeunes et en un court laps de temps. Deux mois après la mort de White, l’espion soviétique W. Marvin Smith a été retrouvé mort à l’âge de 53 ans dans la cage d’escalier du Ministère de la Justice, après être tombé de cinq étages, et soixante jours plus tard, Laurence Duggan, un autre agent très important, a perdu la vie à 43 ans après une chute du 16e étage d’un immeuble à New York City. Tant d’autres décès prématurés d’individus au passé similaire se sont produits au cours de cette période générale qu’en 1951, le Chicago Tribune, un journal de droite, a publié un article complet dans lequel il faisait état de ce schéma plutôt suspect. Mais bien que je ne doute pas que les nombreux militants anticommunistes de cette période aient échangé de sombres interprétations de tant de morts fortuites, je ne suis pas au courant que de telles « théories du complot » aient jamais été prises au sérieux par les médias traditionnels plus respectables, et certainement aucun indice de cela n’a atteint les manuels d’histoire standard qui constituaient ma première connaissance de cette période.
La chronologie particulière des événements peut parfois exercer une influence démesurée sur les trajectoires historiques. Considérez la figure d’Henry Wallace, dont on se souvient probablement encore très peu, comme l’un des principaux démocrates de gauche des années 1930 et 1940. Wallace avait été une sorte d’enfant prodige du Midwest en matière d’innovation agricole et a été amené dans le premier cabinet de FDR en 1933 en tant que secrétaire à l’Agriculture. Aux dires de tous, Wallace était un patriote américain absolument 100% pur-jus, sans aucune allusion à une quelconque activité néfaste apparaissant dans les fascicules de Venona. Mais comme c’est parfois le cas avec les experts techniques, il semble avoir été remarquablement naïf en dehors de son champ principal de connaissances, notamment dans son extrême mysticisme religieux et surtout dans sa politique, beaucoup de ses proches étant des agents soviétiques avérés, qui le considéraient sans doute comme l’homme de paille idéal pour leurs propres intrigues politiques.
Après George Washington, aucun président américain ne s’était jamais plus présenté pour un troisième mandat consécutif, et lorsque FDR décida soudainement de prendre cette mesure en 1940, en partie sous prétexte de la guerre en cours en Europe, de nombreuses personnalités du Parti démocrate déclenchèrent une rébellion politique, dont son propre vice-président John Nance Garner, qui avait été à deux reprises président de la Chambre et James Farley, le puissant dirigeant du parti qui avait initialement aidé Roosevelt à obtenir la présidence. FDR avait choisi Wallace comme vice-président de son troisième mandat, peut-être pour obtenir le soutien de la puissante faction pro-soviétique des Démocrates. Mais en conséquence, même si la santé de FDR s’est régulièrement détériorée au cours des quatre années qui ont suivi, une personne dont les conseillers les plus dignes de confiance étaient des agents de Staline est restée à un cheveu de la présidence américaine.
Sous la forte pression des dirigeants du Parti démocrate, Wallace fut remplacé à la Convention Démocrate de juillet 1944 et Harry S. Truman succéda à la présidence lorsque FDR mourut en avril de l’année suivante. Mais si Wallace n’avait pas été remplacé ou si Roosevelt était mort un an plus tôt, les conséquences pour le pays auraient certainement été énormes. Selon des déclarations ultérieures, une administration Wallace aurait inclus Laurence Duggan comme secrétaire d’État, Harry Dexter White à la tête du Trésor, et vraisemblablement divers autres agents purement soviétiques occupant tous les postes clés au sommet du gouvernement fédéral américain. On pourrait se demander, en plaisantant, si les Rosenberg – plus tard exécutés pour trahison – auraient été chargés de notre programme de mise au point d’armes nucléaires.
Il se trouve que Roosevelt a vécu jusqu’en 1945 et, au lieu de diriger le gouvernement américain, Duggan et White sont tous deux morts subitement à quelques mois l’un de l’autre, après avoir été soupçonnés en 1948. Mais les vrilles du contrôle soviétique au début des années 1940 étaient remarquablement profondes.
Comme exemple frappant, les agents soviétiques ont pris connaissance du projet de décryptage de Venona en 1944, et peu après, une directive de la Maison-Blanche a ordonné l’abandon du projet et la destruction des dossiers sur l’espionnage soviétique. La seule raison pour laquelle Venona a survécu, ce qui nous a permis de reconstruire plus tard la politique fatidique de l’époque, c’est que l’officier militaire responsable a risqué la cour martiale en ignorant simplement cet ordre présidentiel explicite.
Dans la foulée des fascicules de Venona, publiés il y a un quart de siècle et acceptés aujourd’hui par presque tout le monde, il semble indéniable qu’au début des années 1940, le gouvernement national américain se trouvait à un souffle – ou plutôt un battement de cœur – de passer sous le contrôle d’un réseau restreint d’agents soviétiques. Pourtant, je n’ai que très rarement vu ce simple fait souligné dans un livre ou un article, même si cela contribue sûrement à expliquer les racines idéologiques de la « paranoïa anticommuniste » qui est devenue une force politique si puissante au début des années 1950.
De toute évidence, le communisme avait des racines très superficielles dans la société américaine, et toute l’administration Wallace dominée par les Soviétiques et établie en 1943 ou 1944 aurait probablement été tôt ou tard balayée du pouvoir, peut-être par le premier coup d’État militaire des États-Unis. Mais étant donné la santé fragile de FDR, cette possibilité capitale devrait certainement être régulièrement mentionnée dans les discussions de cette époque.
- La Pravda américaine. Notre monde implacable autour des politiques d’après-guerre
Ron Unz • The Unz Review • le 2 juillet 2018 • 5,700 mots
L’« inscription sur liste noire par l’histoire » du sénateur Joseph McCarthy
Au cours de la dernière décennie, j’ai peu à peu digéré la réalité irréfutable qui est qu’au début des années 1940, les agents du communisme soviétique parvinrent quasiment à s’emparer du contrôle du gouvernement fédéral étasunien, en dépit du fait qu’aucun de mes manuels d’histoire n’ait jamais relaté le début du moindre indice en ce sens. Aucun film sorti de Hollywood, aucun téléfilm n’a jamais relaté cette histoire, et n’importe quel scénario établi pour le faire aurait été immédiatement rejeté et tourné en ridicule comme relevant d’une absurde paranoïa mccarthyiste.
De fait, ce type de pensée était proscrit au point que je n’ai pas rencontré le moindre conservateur anti-communiste ou auteur de droite ayant osé faire mention de ces faits historiques évidents au delà d’une vague phrase ou deux enterrées dans un long livre ou un long article.
Par ailleurs, Hollywood n’a eu de cesse d’exposer des Étasuniens ordinaires à une perspective totalement différente sur cette ère politique.
On peut en trouver l’exemple dans l’histoire de Dalton Trumbo, l’un des Communistes étasuniens qui eut le plus à souffrir des investigations menées par le Congrès à cette période. Trumbo s’était classé parmi les scénaristes les mieux payés de Hollywood, et fut non seulement proscrit d’occuper de nouveau ce poste pour une durée de plus de dix ans, mais passa même onze mois dans une prison fédérale pour avoir fait montre de mépris envers le Congrès. Pour ces raisons, il a toujours été décrit comme l’un des principaux martyrs de la chasse aux sorcière menée aux États-Unis contre les Communistes à l’époque, et son histoire a été racontée il y a plus de dix ans dans Trumbo, un film sorti en 2015, nominé aux Oscars, dans lequel joue Bryan Cranston, et qui est désormais disponible gratuitement sur TubiTV.
Tous les faits fondamentaux présentés dans ce film sont peut-être exacts, mais d’autres éléments importants en sont omis. Membre impliqué du parti communiste, Trumbo mena des actions qui démontrent clairement que sa loyauté première revenait à l’Union soviétique.
Par exemple, l’éclatement de la seconde guerre mondiale fut déclenché par le pacte d’août 1939 entre Hitler et Staline, et après sa signature, Trumbo devient un isolationniste fervent, fermement opposé à tout soutien étasunien aux Alliés ou à toute implication des États-Unis dans le conflit militaire. Son roman résolument anti-guerre Johnny Got His Gun a remporté l’un des premiers National Book Awards, et il a rapidement publié un autre roman dans les mêmes lignes.
Mais à l’instant où la guerre éclata entre Allemands et Soviétiques, au mois de juin 1941, Trumbo changea radicalement d’opinion, et devint un interventionniste étasunien tout aussi fervent, et retira ses propres romans de la vente. Plus ironique encore, lorsqu’il continua de recevoir du courrier envoyé par des fans faisant les éloges de ses écrits anti-guerre, il transmit leur nom au FBI en les désignant comme de dangereux subversifs sur lesquels il était nécessaire d’enquêter.
Au vu de ces faits, il n’est pas déraisonnable que de nombreux Étasuniens commencèrent à se soucier durant l’après-guerre qu’une aussi grande partie de notre industrie cinématographique soit tombée entre les mains de personnages dont la loyauté première était accordée de manière aussi patente à un gouvernement étranger, et qui plus est particulièrement meurtrier.
Trumbo ne fut pas du tout seul à réaliser des acrobaties politiques de cet acabit. Durant les années 1940 et 1941, un groupe de tête communiste appelé l’American Peace Mobilization organisa de grandes manifestations dénonçant les Alliés et les tentatives menées par Franklin D. Roosevelt pour intervenir dans le conflit. Au mois de juin 1941, ils avaient préparé une grande « marche de la paix » devant la Maison-Blanche avec des pancartes où l’on pourrait lire « Les Yankees restent chez eux ! » Mais la veille de cette marche, les Allemands attaquèrent l’URSS, et leurs pancartes furent rapidement remplacées par d’autres, énonçant : « Ouvrons le Second Front ! »
Au cours des dix dernières années, j’ai pris conscience de manière de plus en plus aiguë de la vaste échelle de subversion communiste qui cibla le gouvernement fédéral étasunien durant la plus grande partie des années 1930 et 1940, et j’ai compris que cette histoire restait quasiment entièrement dissimulée à cause de la malhonnêteté de nos médias de grand chemin. Mais malgré ces révélations, je conservais quand même une opinion extrêmement négative au sujet de McCarthy.
Il y a une dizaine d’années, j’ai lu le classique publié en 1959 par Richard Rovere, Senator Joe McCarthy. Cet ouvrage dépeint son sujet comme un bouffon malhonnête et ignorant, dont les singeries politiques correspondaient tout à fait à la conception populaire très négative du « mccarthyisme. » Ce récit de l’ascension et de la chute de McCarthy a alors fortement influencé mes perceptions.
Bien qu’il soit peu épais, le livre de Rovere a fait l’objet de tant d’éloges à sa publication que je pense qu’il a pu jouer un rôle majeur dans l’établissement du verdict académique et médiatique sur McCarthy, resté en place durant les générations qui ont suivi.
Hollywood également a aidé à forger mes perceptions. En 2005, j’avais vu le film Good Night, and Good Luck, un portrait de la tentative courageuse et réussie menée par Edward R. Murrow, l’animateur radio de CBS, pour mettre au jour McCarthy et ses tactiques, une émission qui a constitué un facteur important de la chute politique de ce dernier. George Clooney a dirigé ce film, et joue également l’un des rôles principaux, et la production semble excellente, sans doute digne des six nominations aux Oscars qu’elle a reçue, dont celles du meilleur film, celle du meilleur directeur, et celle du meilleur acteur.
Les drames historiques ne sont pas forcément fidèles à l’histoire, mais ils n’en influencent pas moins notre compréhension de celle-ci. Le film de Clooney a été particulièrement efficace car il ne montre McCarthy que dans des clips télévisés de l’époque, sans faire jouer son rôle par un acteur. De fait, selon la page Wikipédia, les publics de tests du film se sont plaints « que l’acteur jouant le rôle de McCarthy en faisait trop, sans comprendre que le film exploitait des images d’archives du vrai McCarthy. »
Aussi, ces livres et films n’ont guère fait que renforcer l’image très négative de McCarthy que j’avais absorbée dans tous mes manuels d’histoire et au cours de décennies de récit médiatiques.
Pourtant, il y a plusieurs années, j’ai fini par lire un long ouvrage présentant l’autre facette de l’histoire de McCarthy, un récit qui semble avoir fait l’objet de recherches sérieuses, et qui soulève des points que je n’avais jamais envisagés. M. Stanton Evans était depuis longtemps un journaliste conservateur, étroitement associé avec National Review, la revue de William F. Buckley Jr., et en 2007, il a publié Blacklisted by History, qui s’étend sur presque 700 pages. Le sous-titre qu’il a choisi est « L’histoire cachée du sénateur McCarthy et son combat contre les ennemis des États-Unis. »
Au vu de ma maigre et très orientée opinion sur l’histoire de McCarthy, j’ai été très impressionné par les affirmations avancées par l’auteur, selon qui un grand nombre des accusations et critiques les plus courantes prononcées contre le sénateur controversé furent totalement injustes et fausses.
Par exemple, la carrière célébrée de chasseur de Rouges qui fut celle de McCarthy commença au mois de février 1950, alors qu’il n’était qu’un obscur sénateur des États-Unis, occupant son premier mandat, et cherchant un thème pour sa campagne de réélection de 1952. Jamais jusqu’alors identifié comme anti-communiste, il prononça un discours devant un club de femmes républicaines à Wheeling, en Virginie Occidentale, au cours duquel il dénonça les procédures très laxistes du Département d’État, et affirma avoir entre les mains une liste de 205 Communistes « porteurs de carte » toujours employés au sein de ce département fédéral important, et contribuant à façonner notre politique étrangère. Cette accusation publique attira une énorme couverture de la part des médias nationaux, et le propulsa dans ce qui devint rapidement son énorme croisade anti-communiste à succès. Mais il ne disposait d’aucune liste de cette nature, et les critiques de McCarthy l’ont toujours qualifié de menteur pour avoir prononcé cette déclaration provocante.
Pourtant, Evans consacre un chapitre entier à cet incident, et affirme de manière persuasive qu’il n’existe aucune preuve solide du fait que le discours de McCarthy ait jamais compris cette affirmation au sujet d’une liste de 205 noms. Au lieu de cela, ce récit médiatique répandu était fondé sur des notes informelles et préliminaires, prises par le sénateur, mais qu’il n’utilisa pas durant son discours. Ainsi, le principal premier élément qui est systématiquement cité pour démontrer que McCarthy était un menteur pourrait bien en réalité être lui-même fondé sur un mensonge.
Selon Evans, ce premier jeu d’accusations fausses et calomnieuses contre McCarthy a continué durant toute sa carrière, et ses nombreux ennemis politiques ont fait usage de chaque tactique malhonnête possible pour le diaboliser et le détruire. Mais durant les quelques premières années, leurs tentatives ont totalement échoué, et une vaste part du peuple étasunien s’est ralliée à lui.
En fin de compte, McCarthy tint en 1954 des auditions publiques pour enquêter sur les pratiques de sécurité supposément peu rigoureuses suivies sur les bases de l’armée, et ces auditions ont débouché sur sa destruction politique. L’une de ses principales allégations se centrait sur le cas d’un dentiste supposément communiste qui officiait sur la base de Monmouth, dans le New Jersey. Les médias ont réussi à dépeindre McCarthy comme ridicule pour avoir affirmé que notre sécurité nationale était mise en danger par un « dentiste rouge, » et cette moquerie piquante a résonné jusqu’à notre actualité au travers de livres, d’articles et de films.
Mais Evans indique que la base militaire en question détenait certains de nos secrets les plus importants en matière de technologie militaire, comme le radar, et indique le fait que de nombreux documents qui y étaient entreposés furent bel et bien volés par des espions soviétiques et envoyés en URSS, ce qui contribua fortement aux travaux de développement soviétiques dans ce domaine de pointe. Dans le même temps, le dentiste en question avait apparemment œuvré à établir une cellule du parti communiste sur sa base. Aussi, bien qu’aucune preuve ne fût exposée reliant ses activités avec les secrets militaires volés, le centrage choisi par McCarthy pour son investigation n’était pas du tout aussi déraisonnable qu’on avait toujours tâché de me le faire penser.
Au cours d’un autre incident survenu vers la fin de la carrière de McCarthy et resté très célèbre, le sénateur s’appuya sur les affirmations d’un agent infiltré du FBI pour identifier une préposée noire aux codes du Pentagone du nom d’Annie Lee Moss, vivant à Washington D.C., comme membre du parti communiste, et il condamna l’armée pour avoir autorisé une telle faille de sécurité. Mais lorsqu’il fit paraître Moss devant son comité et qu’il l’interrogea, elle réfuta fermement avoir jamais été communiste, et expliqua que l’on pouvait trouver trois personnes portant le même nom qu’elle dans l’annuaire téléphonique de sa ville, suggérant qu’elle était la victime d’une erreur d’identification. Cette affaire a présenté les forts accents raciaux d’un McCarthy harcelant et accusant à tort une femme noire totalement innocente et apeurée, et certains de mes manuels font mention de l’incident comme un parfait exemple des attaques irréfléchies lancées par le sénateur contre une innocente, et cet incident est mis en avant dans le film de George Clooney.
Pourtant, comme le démontre Evans, il n’y eut aucune erreur d’identification, et les registres du parti communiste identifiaient bien cette femme là. Il indique que Clooney était même au courant que son film déformait fortement la réalité pour des raisons de propagande, mais n’en avait évidemment cure.
Treason d’Ann Coulter
En assimilant les révélations produites par le livre d’Evans, je me suis mis à me demander si ma compréhension de la carrière tumultueuse de McCarthy avait été totalement erronée. Peut-être que le sénateur avait en réalité été nettement plus proche du héros courageux tel qu’il apparaissait aux yeux de ses disciples que le bouffon incompétent que j’avais longtemps supposé. Aussi, avec la remise sur le devant de la scène du sujet du maccarthysme — à tort ou à raison — provoquée par les si nombreux parallèles qui en sont faits avec les politiques de Trump, j’ai finalement décidé d’entreprendre une enquête nettement plus minutieuse de ce pan important de l’histoire.
J’avais absorbé au cours de ma vie une quantité colossale d’éléments anti-McCarthy, à la seule exception notable et majeure du livre d’Evans. Aussi, non sans avoir relu le court livre de Rovere paru en 1959 et visualisé les films de Bryan Cranston et de George Clooney une fois de plus, j’ai par ailleurs décidé de confiner toutes mes nouvelles lectures à la quantité très limitée de littérature favorable à McCarthy qui avait pu paraître au cours des soixante-dix dernières années, et de voir quels types de thèses les auteurs avaient pu établir au sujet de ce sénateur mort et enterré depuis longtemps.
Le livre d’Evans s’est attiré les éloges de conservateurs et dispose même de sa propre page Wikipédia, mais pour autant je n’ai trouvé aucune mention de sa présence sur l’une ou l’autre des listes de best-sellers existants, et je doute donc qu’il se soit très bien vendu. Au cours des décennies récentes, un grand nombre de personnalités de droite avait régulièrement accusé leurs adversaires libéraux ou de gauche de « mccarthyisme », si bien que le public prêt à renverser cette diabolisation bien établie ne dut sans doute pas se révéler très nombreux.
Mais un autre livre qui couvre le même sujet s’est quant à lui hissé au rang de gros best-seller il y a plusieurs années, qui a sans doute refaçonné la perception de McCarthy chez de nombreux conservateurs.
En 2000, le tison de droite qu’est Ann Coulter publiait Slander, une attaque féroce contre l’administration Clinton et ses divers scandales, qui est devenu le best-seller #1, et en 2003, elle a produit une suite avec Treason, un autre best-seller.
Dans ce dernier ouvrage, elle désigne comme coupables Démocrates et Libéraux qui étaient de longue date ses cibles idéologiques, pour avoir sans relâche soutenu la trahison depuis au moins trois générations. Une bonne moitié de son texte traite des réseaux d’espionnage communiste des années de l’après-guerre, et les années 1950 souvent désignées très approximativement comme Ère McCarthy, et la plus grande partie de ce sujet est consacré à défendre et faire les éloges du travail mené par le sénateur du Wisconsin qui y a laissé son nom. Aussi, si des conservateurs ordinaires ont de nos jours conservé une image positive de McCarthy, je présume que son livre peut en être jugé comme principal responsable.
Mais j’ai une très mauvaise appréciation de Treason. Je n’avais jusqu’alors lu qu’un seul des livres écrits par Coulter, et celui-ci est encore pire, désorganisé et fulminant, et visiblement écrit à destination de son public de prédilection, des personnes de droite aigries. Même dans les chapitres supposément centrés sur McCarthy et les années 1950, presque toutes les pages semblent intégrer des références aux scandales sexuels de Clinton des années 1990, avec des mentions répétées de Kenneth Starr, Monica Lewinsky, et le reste de toute cette équipe de personnages.
Les attentats du 11 septembre 2001 et l’approche de la guerre menée par les États-Unis contre l’Irak constituaient des sujets brûlants lorsqu’elle a écrit ce livre, si bien qu’elle y intègre également de nombreuses références à Oussama Ben Laden ainsi qu’à Saddam Hussein, mais ces références ne servent guère le projet. Par exemple, elle dénonce Démocrates et Libéraux comme traîtres pour leur remise en question de la réalité des armes de destruction massive irakienne, des liens directs entre Saddam et Oussama, et de la sagesse de la guerre en Irak lancée par le président George W. Bush ; elle les assimile avec les générations précédentes de Démocrates et de Libéraux ayant remis en question les tentatives de chasse des rouges lancées par McCarthy. En établissant un lien aussi fort entre les affirmations d’espionnage communiste lancées par McCarthy et les mensonges notoires proférés par les néo-conservateurs et la désastreuse guerre en Irak menée par les États-Unis, elle aura sans le vouloir prêté sévèrement le flanc à la partie adverse.
Elle affirme à raison que les Venona Decrypts prouvèrent de manière irréfutable l’existence d’un colossal réseau d’agents soviétiques au sein du gouvernement fédéral des États-Unis, mais elle présente cet élément important d’une manière tellement criarde et terrifiante que je soupçonne que le lecteur peu informé pourrait entretenir des doutes vis-à-vis de son récit.
Coulter semble également se comporter en personnalité de droite « politiquement correcte », dénonçant souvent ses méchants Démocrates des années 1950 comme ségrégationnistes, ou engagés comme pourfendeurs d’homosexuels, et l’ensemble de son récit classe simplement les personnages en gentils ou méchants, et ce manichéisme illustre le fait que ce livre ne présente aucune analyse sérieuse de la situation.
Qui plus est, son livre contient deux énormes bévues. Bien qu’il ne présente aucun lien direct avec McCarthy, Harry Dexter White fut l’un des agents soviétiques les plus importants, qui dirigea le département du Trésor de Franklin D. Roosevelt et exerça également sur la fin de la guerre une influence colossale sur le département d’État, et Coulter expose ses activités néfastes sur plus d’une bonne dizaine de pages. Mais elle identifie White comme un membre d’élite de la classe WASP, alors qu’absolument quiconque au fait d l’histoire de l’espionnage soviétique sait fort bien qu’il s’agissait d’un Juif lituanien d’origine immigrée.
Franchement, à la lecture de cet inouï gâchis, je considère comme très difficile de prendre les éléments qu’elle avance au sérieux, quels qu’ils soient. J’ai également failli m’étouffer en lisant sa réfutation des affirmations « apocryphes » selon lesquelles J. Edgar Hoover, directeur de longue date du FBI, fut secrètement homosexuel.
Pour le dire crûment, l’ensemble de son livre ne m’apparaît guère présenter de valeur, et cela m’a permis de le lire beaucoup plus vite qu’à la normale.
Joseph McCarthy d’Arthur Herman
Mais pour peu impressionné que m’ait laissé l’ouvrage ignorant de Coulter, il m’aura apporté une information très utile. Ce livre comprend des centaines de notes de bas de page, et j’ai remarqué qu’un grand nombre d’entre elles font référence à Joseph McCarthy, publié en 2001 par Arthur Herman. Cet ouvrage s’est avéré constituer une biographie du sénateur volumineuse, fort bien documentée, et faisant l’objet de bonnes critiques, tout ce que le livre de Coulter n’est pas ; et sa lecture s’est avérée des plus utiles à ma compréhension.
Bien qu’il couvre en grande partie les mêmes sujets que le livre d’Evans et qu’il ait fait l’objet de recherches aussi fouillées, l’ouvrage de Herman apparaît comme un peu plus juste et objectif, et je l’ai trouvé supérieur au premier. Une chose étrange résidait en ce qu’il avait été publié quelque six années avant le livre d’Evans (paru en 2007), mais que ce dernier n’en fait aucune mention nulle part, hormis une demi-phrase plutôt méprisante dans la section des Remerciements, à la toute fin, une référence tellement ténue que je l’avais ratée au départ.
À l’instar d’Evans, Herman parvient à des conclusions dans l’ensemble favorables à McCarthy, et son livre a fait l’objet de critiques très favorables de la part de toutes les publications conservatrices, non sans faire l’objet de mentions respectables de la part du New York Times et du Wall Street Journal. J’ai donc trouvé quelque peu étrange le quasi-silence maintenu par Evans quant au travail de son prédécesseur. Je soupçonne qu’Evans tenait depuis longtemps à écrire son apologie de McCarthy, et qu’il s’est trouvé quelque peu amer de s’être vu damer le pion de plusieurs années par un autre intellectuel conservateur, surtout au vu du fait que celui-ci se montre moins uniformément favorable à McCarthy dans ses conclusions, mais peut-être plus crédible, précisément pour cette raison.
Herman ne pouvait méconnaître la difficulté colossale de la tâche de la réhabilitation politique à laquelle il s’attelait. En toute première page de son Introduction, il explique :
Joe McCarthy fut et reste l’homme le plus méprisé de la mémoire politique des États-Unis — bien plus diabolisé qu’Aaron Burr, que Richard Nixon, ou même que George Wallace.
Mais quelques pages plus bas, après avoir catalogué certains des nombreux livres décrivant « l’ère McCarthy » comme un cauchemar étasunien, ou la comparant directement avec la Grande Terreur de Staline, il remet à leur place toutes ces condamnations terribles de McCarthy dans un contexte nettement plus réaliste :
Il faut nous souvenir que durant toute cette période, entre 1947 et 1958, aucun citoyen étasunien ne fut interrogé sans avoir droit à un avocat, aucun ne fut arrêté ou détenu sans un processus juridique en bonne et due forme, et que personne ne fut jeté en prison sans procès… Au plus « sombre » de la période de McCarthy, le parti communiste lui-même ne fut jamais interdit, en être membre ne fut jamais considéré comme un crime, et il continua de disposer de bureaux publics, de publier des livres ainsi que le Daily Worker, et de recruter de nouveaux membres (certes difficilement à l’époque.)
De fait, en grande partie, ce que les gens désignent habituellement sous le terme de « peur rouge » — le Comité de la Chambre aux Activités Anti-Américaines ; les sondages anti-communistes à Hollywood, dans les syndicats, et dans les écoles et universités étasuniennes ; le procès Rosenberg ; la mise sur liste noire dans les médias et les enseignants révoqués pour leur déloyauté —- n’eut rien à voir avec McCarthy et qu’il n’eut rien à voir avec cela (même si, lorsqu’on lui posait la question, il répondait par une approbation générale, comme le faisaient la plupart des Étasuniens.)…
De tous ceux qui perdirent leur travail… dans peut-être quarante instances McCarthy fut-il peut-être directement ou indirectement responsable de leur licenciement. Dans un seul cas — celui d’Owen Lattimore — on peut arguer que les allégations de McCarthy débouchèrent sur des poursuites juridiques, et alors c’est un juge qui finit par énoncer la plupart des mises en accusation…
De fait, le nombre de personnes ayant passé du temps derrière les barreaux est resté limité. Un grand total de 108 membres du parti communiste ont été accusés selon les clauses d’anti-subversion du Smith Act, adopté par le Congrès en 1941 (bien avant que McCarthy y siégeât) et appliqué aussi bien aux organisations nazies et fascistes qu’aux Communistes. Vingt autres membres du parti communiste furent emprisonnés en vertu de lois locales et de lois d’États. Moins d’une douzaine d’Étasuniens furent mis sous les verrous pour activités d’espionnage (l’un d’entre eux fut Alger Hiss, qui fut déclaré coupable de parjure). Deux exactement furent condamnés à mort pour conspiration en vue de commettre des actions d’espionnage : Julius et Ethel Rosenberg.
Il nous faut mettre ces nombres en contraste avec les trois millions et demi de personnes qui, selon les propres statistiques du KGB, ont été arrêtées et envoyées au goulag durant les six années de la Grande Terreur de Staline, entre 1935 et 1941. Aucune de ces personnes ne bénéficia d’une véritable protection légale ; la police secrète de Staline les enleva, les interrogea et les condamna tous. Le KGB affirme que sur ce nombre, 681 692 personnes furent exécutées rien qu’en 1937-1938. Ajoutés aux quatre ou cinq millions de personnes mortes durant la Grande Famine de 1932-1933, le nombre total d’êtres humains exécutés, exilés, emprisonnés ou affamés à mort durant ces années s’établit de dix à onze millions. Il s’agit là des nombres officiels du KGB publiés à la fin de la guerre froide. Il s’agit presque certainement de nombres sous-estimés.
Le livre de Herman traite de McCarthy, mais les activités du sénateur et l’énorme soutien et couverture qu’il reçut au départ ne peuvent s’appréhender qu’en tenant compte du climat de l’époque. Aussi, l’auteur, après une description des origines personnelles de McCarthy et de ses premières campagnes électorales, avec pour point haut son élection fiévreuse au Sénat en 1946, qui fit de lui le plus jeune des sénateurs, consacre quelques chapitres à une discussion sur la très réelle menace de subversion communiste et d’espionnage soviétique qui devint une composante si importante de la vie politique des États-Unis durant les décennies 1930 et 1940.
Il souligne également que les mesures répressives dures envers des opinions politiques, tellement condamnées par les critiques tardifs de McCarthy, furent au départ employées contre les critiques de droite s’en prenant à Franklin D. Roosevelt et à l’intervention des États-Unis dans le second conflit mondial. De fait, bien que le Comité de la chambre aux Activités Anti-Américaines (HUAC) fût plus tard tellement diabolisé par les Libéraux, il fut établi au départ en 1938 avec un ferme soutien de ces mêmes Libéraux et des Démocrates, car ses principales cibles étaient les fascistes, les personnalités de droite et les conservateurs accusés à tort d’entretenir ces opinions.
Qui plus est, l’hystérie qui s’était développée durant la guerre avait également débouché sur une violation sans précédent des libertés civiles, un processus au cours duquel des Libéraux de premier plan jouèrent un rôle central. Comme l’explique Herman :
On trouve un autre fruit remarquable des mêmes craintes avec le rassemblement et l’internement en camps des japano-étasuniens de la côte pacifique. Ayant sans doute constitué la violation la plus massive des libertés civiles de citoyens étasuniens de tout le XXème siècle, ce phénomène propose un étrange retournement des stéréotypes. On trouvait parmi les opposants à l’internement J. Edgar Hoover (qui n’estimait pas que cela fût nécessaire) et Robert Taft, le seul membre du Congrès à s’être opposé à la loi déclarant l’internement au mois de mars 1942. On trouvait parmi les soutiens des Libéraux comme Felix Frankfurter ou Hugo Black, juges à la Cour Suprême ; Earl Warren, gouverneur de Californie et futur champion des droits civils ; et Joseph Rauh, de l’American Civil Liberties Union (ACLU). Charles Fahy, un des principaux organisateurs du programme d’internement, allait par la suite se faire une réputation comme juge libéral à la Cour d’Appel de Washington DC en annulant régulièrement durant les années 1950 des décisions prises par des comités gouvernementaux chargés d’évaluer la loyauté des employés publics.
Le point central soulevé par Herman est que nonobstant les exagérations ou la fausseté de détails particuliers des accusations lancées par McCarthy, le message lancé d’une manière générale par sa campagne contre les dangers intérieurs que le Communisme et les agents soviétiques provoquaient aux États-Unis était dans l’ensemble correct. La volonté de McCarthy de proférer ces accusations avec force, alors que tant d’autres craignaient de le faire, explique sans doute l’étendue du soutien public qu’il s’attira.
Pourtant, Herman ne s’emploie guère à adoucir les échecs personnels et politiques de McCarthy. Ceux-ci furent légion, même si presque tous ces pêchés semblent finalement avoir été plutôt vénaux.
Le sénateur était souvent bourru, alcoolisé, intimidant, peu sensible à la vérité ou aux faits, et enclin aux vastes exagérations ou à une malhonnêteté pure et simple, se considérant vraiment comme le porteur de bannière idéal de la croisade politique qui s’attacha à son nom.
Par exemple, il avait remporté sa première mandature à un poste de juge local en affirmant à tort dans tous ses discours et tous ses documents de campagne que le juge sortant était un vieil homme de 73 ans, alors que celui-ci n’était en réalité âgé que de 66 ans. Une malhonnêteté aussi patente lui attira l’inimitié permanente des médias d’information locaux du Wisconsin.
L’une des raisons de la réussite éclatante de McCarthy sur le sujet du communisme fut sa tendance à lancer des accusations des plus fantasques contre ses cibles ou contre ses opposants politiques. Ces déclarations publiques s’attiraient une couverture de la part des médias, toujours friands de trouver une « Une » à publier, qui le plus souvent ignoraient les accusations de subversion communiste mieux cadrées par les autres hommes politiques ou journalistes nettement plus scrupuleux que McCarthy.
Herman souligne que durant la première moitié des années 1950, McCarthy exerça une énorme influence sur les médias nationaux, ce qui lui permit de faire les gros titres en se contentant d’annoncer qu’il prévoyait une conférence de presse le jour même ou le lendemain, et seuls les présidents Truman ou Eisenhower attiraient davantage la couverture médiatique que lui. Qui plus est, il développa un réel talent pour déployer cette couverture médiatique ainsi que son anti-communisme pour attaquer ses opposants politiques. Selon Herman, McCarthy joua sans doute un rôle important dans la défaite de huit différents sénateurs Démocrates durant plusieurs cycles électoraux, un trait qui l’a établi comme l’une des personnalités les plus puissantes et les plus craintes des États-Unis.
Mais certaines de ces victoires présentent une nature qui n’éclaire guère l’aura de McCarthy. Peu après sa première attaque contre l’administration Truman pour avoir supposément laissé des Communistes connus rester au gouvernement, Millards Tydings, sénateur du Maryland, un haut dignitaire de droite de l’institution, tint des auditions publiques visant à réfuter les accusations de McCarthy et à le détruire politiquement, mais le jeune sénateur tint bon durant la bataille médiatique qui s’ensuivit.
McCarthy lança alors une contre-attaque en faisant campagne contre la réélection de Tydings la même année, accusant l’homme politique établi de longue date de se montrer mou vis-à-vis du communisme, et l’un de ses principaux équipiers entra dans la campagne en tant que candidat républicain pour remplacer Tydings. Les forces opposées à Tydings distribuèrent largement un montage photographique montrant le vieux ségrégationniste réactionnaire apparemment côte à côte avec Earl Browder, dirigeant du parti communiste, au cours d’une conversation amicale. Bien qu’il ne fût pas affirmé que les deux hommes étaient compagnons d’armes, l’implication peut avoir porté ses fruits au sein d’un électorat désorienté et crédule, et Tydings perdit son mandat après 24 ans. La même année, McCarthy aida à vaincre Scott Lucas, le dirigeant de la majorité Démocrate en réutilisant le même sujet du communisme.
Au vu du nombre élevé d’opposants de premier plan ayant vu leur carrière sénatoriale prendre fin entre ses mains, peu de survivants étaient prêts à s’opposer à lui publiquement. La puissance politique relève en premier chef de la perception de puissance politique, et McCarthy en amassa rapidement beaucoup.
Même certains fervents Démocrates montèrent bientôt à bord de sa croisade anti-communiste. Le sénateur Hubert Humphrey, libéral parmi les Libéraux, soutint des clauses du Communist Control Act de 1954 qui auraient transformé en crime fédéral la simple adhésion au parti communiste.
Il est irréfutable que le sénateur parvint à faire de l’anti-communisme un sujet politique puissant, et joua sans doute un rôle majeur dans les défaites Démocrates qui accordèrent aux Républicains le contrôle des deux chambres du Congrès en 1952, et permirent l’élection de Dwight Eisenhower, premier président républicain en vingt ans. Mais le rôle joué concrètement par McCarthy dans le dévoilement au grand jour de subversifs communiste ou d’importants agents soviétiques fut relativement minime.
Une source de confusion majeure est que McCarthy n’investit que très tardivement le sujet du communisme, et n’eut absolument rien à voir avec les affaires célèbres de l’ère que l’on associe vraiment approximativement à son nom.
Au moment où McCarthy prononça son discours inaugural au sujet de la subversion communisme à Wheeling, en Virginie Occidentale, affirmant faussement disposer d’une liste de 57 (ou 205) Communistes connus au sein du gouvernement, la vaste majorité des agents communistes importants avait déjà été identifiée et révoquée du gouvernement. De fait, l’une des raisons pour lesquelles le discours de McCarthy sur l’infiltration en cours par des Communistes capta une telle attention médiatique fut que deux semaines à peine auparavant, Alger Hiss avait fini par être reconnu coupable de parjure concernant ses activités d’espionnage, et jeté en prison.
Durant les années qui suivirent, qui virent fleurir son pouvoir et son influence, McCarthy désigna une très longue liste d’accusés communistes, mais la quasi totalité de ces cibles n’étaient que d’obscures personnalités ne présentant que peu ou pas d’importance. Quelques uns d’entre eux étaient réellement communistes, mais la plupart des autres étaient des compagnons de voyage ou entretenaient quelque affinité avec le communisme, mais avant qu’ils fussent désignés par McCarthy, nul n’avait jamais entendu parler d’eux, et le seul rôle qu’ils eurent à jouer dans l’histoire fut celui d’individus publiquement accusés par le sénateur.
L’une des très rares exceptions à ce schéma d’obscurité fut Owen Lattimore, un universitaire de premier plan spécialisé sur le sujet de la Chine, dont les opinions influencèrent sans doute significativement la politique étrangère étasunienne menée vis-à-vis de ce pays. Lattimore soutenait tout à fait le mouvement communiste de Mao et était également pro-soviétique, et il n’est donc guère surprenant qu’il fût souvent associé aux Communistes et autres agents soviétiques. Mais les déclarations publiques de McCarthy à son sujet furent beaucoup plus spectaculaires, le désignant comme l’agent soviétique numéro 1 aux États-Unis, et déclarant que McCarthy était prêt à miser toute sa réputation sur cette accusation. Mais bien que la carrière de Lattimore fût brisée et qu’il fût par la suite poursuivi pour avoir dissimulé certaines de ses associations communistes, aucune preuve ne semble avoir existé qu’il fût bien communiste, et encore moins agent soviétique, et son nom n’est apparu nulle part au sein des Venona Papers.
En outre, il conviendrait de replacer le comportement de Lattimore dans le contexte historique approprié. Durant la période où il fut pro-soviétique et entretint des sentiments amicaux envers les Communistes, on pourrait en dire tout autant de Franklin D. Roosevelt et de la plupart des hauts dirigeants du gouvernement étasunien. La seule véritable différence résidait en ce que Lattimore continua, peut-être faisant preuve de peu de sagesse, à entretenir ces mêmes opinions durant quelques années, après qu’elles furent devenues politiquement peu avisées.
L’une des accusations les plus sensationnalistes proférées par McCarthy fut celle contre le général George Marshall, et celle-ci coûta au sénateur une quantité énorme de bienveillance. Marshall avait été le plus haut dirigeant militaire des États-Unis dans le cadre de la seconde guerre mondiale, largement acclamé comme « architecte de la victoire, » et il était à ce moment-là secrétaire d’État pour Truman. Une fois la guerre terminée, Truman avait envoyé Marshall en mission en Chine pour résoudre le conflit qui s’envenimait entre les Nationalistes de Tchang Kaï-tchek et les Communistes de Mao, et les conservateurs ont affirmé par la suite que son favoritisme à l’égard des seconds constituait le facteur majeur sous-jacent à la victoire communiste qui avait suivi, certains d’entre eux émettant de sombres hypothèses selon lesquelles le général était dupe des Communistes.
En 1951, l’un de ces journalistes de droite, du nom de Forrest Davis, rencontra McCarthy lors d’un cocktail et lui remit le manuscrit d’un livre anti-Marshall inachevé. Le sénateur prononça rapidement un discours de trois heures au Sénat fondé sur une version légèrement modifiée de ce texte, puis fit figurer le reste du texte dans les archives du Congrès. Au vu des nombreuses allusions classiques obscures que contenait le texte, chacun savait que le long ouvrage n’aurait pas pu être écrit par McCarthy ni par quiconque au sein de son équipe, mais le sénateur publia bientôt l’ouvrage sous forme d’un livre portant son nom, peut-être avec la permission de l’auteur véritable.
Apparemment, le manuscrit original produit par Davis s’était totalement centré sur les supposées gaffes et incompétences de Marshall, mais McCarthy y ajouta quelques touches extravagantes de sa composition, accusant clairement l’officier militaire étasunien le plus haut gradé ayant œuvré durant la seconde guerre mondiale d’être délibérément un agent de la conspiration communiste :
Comment peut-on expliquer la situation actuelle sauf à croire que des hommes hauts placés au sein du gouvernement se concertent pour nous amener au désastre ? Cela doit constituer le produit d’une grande conspiration, une conspiration d’une échelle tellement immense qu’elle fait paraître comme naines toute les autres initiatives du même ordre dans l’histoire de l’homme. Une conspiration d’une noirceur tellement infamante qu’une fois exposée, ses auteurs mériteront à jamais les malédictions de la part de tous les hommes honnêtes… Que peut-on faire d’une suite ininterrompue de décisions et d’actions contribuant à la stratégie de la défaite ? On ne peut les attribuer à l’incompétence. Si Marshall était simplement stupide, les lois de la probabilité voudraient qu’une partie de ses décisions servent les intérêts de son pays.
Cette accusation portée contre le pilier des establishments de Washington DC et de l’armée d’être un traître communiste provoqua la colère de nombreuses personnes qui au départ avaient soutenu le sénateur, parmi lesquelles la personnalité notable de Henry Luce, de l’empire médiatique Time-Life, qui publia bientôt un article de première page traitant McCarthy de démagogue. Eisenhower avait été l’un des protégés de Marshall, et bien que contraint de garder le silence durant sa campagne présidentielle de 1952, et même à mener campagne aux côtés de McCarthy en lui assurant son soutien, il n’oublia ni ne pardonna jamais l’accusation outrageante contre son mentor, et se contenta d’attendre la bonne opportunité pour détruire McCarthy politiquement. Même Evans, qui avait mené des tentatives extrêmes pour défendre toutes les activités de McCarthy, reconnut que son attaque contre la loyauté de Marshall était « déplorée par tous, amis ou adversaires. »
Il est utile de mettre en contraste les efforts anti-communistes menés par McCarthy et ceux menés par Richard Nixon, qui s’était vu élire à la Chambre en 1946, année également de l’entrée au Sénat de McCarthy.
En 1948, Alger Hiss se trouvait proche du pinacle de l’establishment d’élite des États-Unis, occupant le poste de président des Dotations Carnegie après avoir occupé divers postes importants au sein du gouvernement, y compris comme Secrétaire Général fondateur de la conférence originale des Nations Unies. Il était clairement destiné à de hautes fonctions politiques pour l’avenir, lorsqu’il fut accusé d’être un agent soviétique par Whittaker Chambers, un ancien communiste débraillé et en surpoids dont le nom n’évoquait rien à personne.
Hiss insista pour paraître face au Comité sur les Activités Anti-Américaines pour blanchir son nom, et ses réfutations vibrantes, puissantes et publiques convainquirent la quasi totalité des membres du Comité que les accusations portées contre lui étaient sans fondement. Mais Nixon prit l’énorme risque politique de croire Chambers et d’en faire son champion, et il accumula peu à peu les preuves du fait que Hiss mentait, ce qui finit par amener ce dernier à une condamnation et à la prison, deux ans plus tard.
La terrible chute de Hiss joua un rôle central et précoce dans la révélation de l’étendue des infiltrations communistes passées du gouvernement étasunien. Cette énorme réussite lança également la carrière politique de météore de Nixon, l’amenant à entrer au Sénat en 1950 et à atteindre la vice-présidence en 1952, avant même son 40ème anniversaire, ce qui fit de lui l’un des plus jeunes vice-présidents de l’histoire nationale des États-Unis.
Mais contrairement à McCarthy, Nixon se montrait généralement très prudent et limitait ses accusations au sujet des activités communistes, et c’est en partie pour cela qu’il ne s’attira jamais qu’une fraction de l’énorme couverture médiatique et populaire qui fit suite aux accusations fantaisistes lancées par McCarthy.
En 1954, Eisenhower donna pour instruction à son vice-président de condamner de manière détournée les méthodes de McCarthy dans un discours public, et Nixon s’exécuta, et subit rapidement une réaction importante et hostile de la part des disciples de droite de McCarthy. Un article paru à ce moment dans le magazine Time a résumé les déclarations produites par Nixon :
Nixon s’en est pris aux méthodes employées par McCarthy. Il n’a pas désigné l’homme, mais chacun a compris sans ambiguïté ce qu’il signifiait : « le Président, cette Administration, les dirigeants responsables du parti républicain insistent… qu’aussi bien au sein de la branche exécutive du gouvernement qu’au sein de sa branche législative… les procédures de traitement de la menace du communisme… doivent être justes et appropriées. » Mais certains chasseurs de Rouges estiment que les Communistes méritent d’être abattus comme des rats. « Eh bien. Je suis d’accord ; c’est une bande de rats, mais souvenez-vous de ceci. Lorsque vous sortez abattre des rats, vous avez intérêt de viser juste, car si vous tirez n’importe comment, ça veut dire non seulement que les rats peuvent vous échapper plus facilement, vous leur facilitez la tâche, mais vous pourriez toucher quelqu’un d’autre qui essaye également d’abattre des rats. Et donc, nous devons être justes… Et si par imprudence vous mettez dans le même sac l’innocent et le coupable, vous donnez en réalité des chances au coupable de se draper d’une cape d’innocence. »
Certains abatteurs de rats, affirma Nixon, n’avaient pas suivi le principe de justice. « Les hommes qui par le passé ont réalisé un travail efficace d’exposition des Communistes dans ce pays ont, en s’exprimant avec témérité et en suivant des méthodes douteuses, fait porter le problème sur eux-mêmes… Et en agissant de la sorte, voyez-vous, ils ont non seulement détourné l’attention du danger du communisme, ils l’ont détourné… sur eux eux-mêmes, mais en plus ils ont permis à ceux dont l’objectif premier est de vaincre l’administration Eisenhower de détourner l’attention… vers ces personnages qui suivent ces méthodes. »
Non seulement trouvé-je la critique exprimée par Nixon tout à fait pertinente, mais je pense qu’elle représente l’un des meilleurs résumés des terribles failles qui marquent l’approche que suivit McCarthy.
C’est au mois de mars 1954 que Nixon lança cette attaque, publique et acérée, contre McCarthy et ses méthodes, alors même que le sénateur déclenchait sa propre enquête officielle sur ce qu’il considérait comme des procédures molles au sein de l’armée des États-Unis. Les auditions Army-McCarthy qui en découlèrent reçurent des semaines de couverture intégrale de la part des chaînes de télévision, et attirèrent un audimat national énorme, estimé à 80 millions de personnes, représentant la moitié des Étasuniens. Mais ces auditions provoquèrent un retour de flamme brûlant à l’encontre de McCarthy, et finirent par le détruire politiquement.
Après que les Républicains reprirent le contrôle du Sénat au mois de janvier 1953, McCarthy obtint la présidence du Comité sur les Opérations Gouvernementales et son puissant Sous-Comité Permanent aux Investigations, qu’il utilisa comme véhicule pour mener ses campagnes anti-communistes.
Joseph Kennedy était un fervent soutien de McCarthy, et exerça de lourdes pressions pour que son fils Robert fût nommé conseiller en chef, mais McCarthy préféra choisir Roy Cohn, un procureur juif de New York, et positionna Robert comme conseil assistant, sous ses ordres. Les deux jeunes hommes, âgés d’environ 25 ans, entrèrent bientôt en conflit, et Robert démissionna après quelques mois, cependant que Cohn commençait à exercer une influence énorme sur le sénateur.
Cohn était secrètement homosexuel, et fit entrer dans le dispositif David Schine, un ami proche issu d’une riche famille, mais sans qualification apparente, que l’on soupçonna largement d’être son amant. Les deux jeunes hommes firent l’objet de nombreuses Unes compromettantes de nombreux journaux lorsqu’ils visitèrent l’Europe ensemble en 1953, en utilisant le nom de McCarthy pour impressionner les responsables de l’US Information Agency qui maintenaient à l’étranger des bibliothèques comprenant des ouvrages écrits par des auteurs favorables au communisme, et exigeant le retrait de ces éléments controversés. Mais le président Eisenhower critiqua vertement ces actions, et les dénonça comme « auteurs d’autodafés ».
À l’automne de la même année, Cohn avait persuadé McCarthy de commencer à enquêter sur le laboratoire de l’Army Signal Corps situé à Fort Monmouth, et peut-être par représailles, l’armée enrôla Schine, qui avait jusqu’alors usé de ses relations pour éviter le service militaire. La perte subite de son ami mit Cohn en rage, qui appela en personne de hauts dirigeants de l’armée à plus de trente occasions, exigeant toutes sortes de privilèges spéciaux pour Schine, notamment plusieurs permissions de week-end pour que les deux jeunes hommes pussent continuer de passer du temps ensemble. Cohn exhorta également à ce que Schine fut promu officier sur-le-champ, et assigné au comité de McCarthy pour réaliser son service militaire, usant du nom du sénateur pour menacer l’armée de graves répercussions politiques si elle n’accédait pas à ses exigences.
Cette bataille privée et éminemment personnelle entre Cohn et l’armée des États-Unis constitua sans doute un facteur majeur sous-jacent à la décision de McCarthy de mener des auditions publiques quelques mois plus tard au sujet de défaillances de sécurité au sein de l’armée, et McCarthy ainsi que Cohn eurent à subir l’embarras lorsque ces raisons sordides furent divulguées durant les auditions télévisées de 1954.
Une décennie plus tôt, des centaines de milliers d’appelés étasuniens étaient morts au combat, et la Guerre de Corée, qui venait de prendre fin, avait augmenté ce décompte de quelques dizaines de milliers. À cette époque, il était donc très mal vu du public d’éviter la conscription ou de demander des privilèges spéciaux, et les soupçons croissants sur l’idée que les attaques lancées par McCarthy contre l’armée pussent faire partie des tentatives menées par Cohn au bénéfice de Schine furent dévastateurs. Le propre témoignage sous serment déposé par Cohn fut considéré comme tout à fait désastreux, et les sondages d’opinion montrèrent rapidement une ascension importante de la désapprobation à l’encontre de McCarthy, ce qui amena Eisenhower à décider que l’opportunité était finalement arrivée de le détruire politiquement.
Cohn quitta le comité McCarthy peu après la conclusion des auditions, et avec la combinaison entre le président Républicain, les sénateurs Démocrates et les médias désormais extrêmement hostiles, McCarthy commença à perdre ce qu’il lui restait de soutien au sein du public, y compris de la part de ses confrères, les sénateurs Républicains.
Au mois de décembre 1954, il fut officiellement censuré par un vote écrasant mené au Sénat, et brisé politiquement. Bien qu’il restât en fonctions durant plus de deux années encore, sa réputation était finie, presque tous ses collègues l’évitaient, les médias l’ignoraient totalement, et il fut banni de tous les événements organisés par la Maison-Blanche, cependant que les invitations extérieures à s’exprimer qui lui étaient faites se tarirent pour atteindre un niveau quasiment nul. Son aura publique et sa carrière détruites, il sombra dans l’alcool et finit par mourir au mois de mai 1957.
Buckley et Bozell au sujet de Joseph McCarthy
Après avoir pris connaissance des éléments du livre très documenté de Herman, mon verdict au sujet des activités politiques de McCarthy était très négatif. Bien que les dangers de la subversion communiste auxquels le sénateur proclamait s’attaquer fussent sans doute réels, je parvenais à la conclusion que ses méthodes politiques étaient au mieux inefficaces et même qu’elles s’étaient sans doute avérées contre-productives, abîmant considérablement et discréditant son camp idéologique durant les années de sa prédominance. Peut-être que Herman ne tient pas la même opinion, et je suis certain qu’Evans serait totalement en opposition avec cette idée, mais les éléments m’apparaissaient comme clairs.
Et cette évaluation très critique à l’encontre de McCarthy ne fut que renforcée à la lecture du célèbre ouvrage publié au plus haut de la carrière du sénateur, largement considéré comme ayant rallié son camp face aux attaques amères auxquelles il était confronté.
En 1954, William F. Buckley, Jr. et L. Brent Bozell ont publié McCarthy and His Enemies, un ouvrage dont j’avais toujours vu les critiques affirmer qu’il prenait une défense vibrante de leur sujet controversé, et de ses tentatives de lutte contre le communisme. De fait, peu de temps après, Bozell rallia l’équipe de McCarthy et devint l’un de ses rédacteurs de discours, contribuant également comme nègre à certaines de ses publications, alors que Buckley était toujours considéré comme l’un des quelques champions publics de McCarthy durant cette ère. Qui plus est, leur livre fut écrit avant la dernière phase désastreuse de la vie politique du sénateur, au cours de laquelle les auditions Army-McCarthy provoquèrent l’effondrement de son soutien public.
Pourtant, à la lecture de leur livre de plus de 400 pages, j’ai découvert quelque chose de très différent par rapport à mes attentes.
Buckley et Bozell écrivaient à une époque où les activités publiques de McCarthy étaient bien connues de tous leurs lecteurs informés, et ils étaient tous deux de jeunes intellectuels sur la fin de la vingtaine, si bien que tenter de dissimuler totalement les faits déplaisants aurait débouché sur un échec, et aurait certainement gravement abîmé leur crédibilité future. Aussi, leur appréciation sincère semble tout aussi juste et équilibrée que ce qu’ils affirment. Et le récit qu’ils font est absolument dévastateur pour la réputation de leur sujet.
Dans une bonne dizaine d’instances différentes, ils reconnaissent pleinement que les accusations publiques lancées par McCarthy étaient largement exagérées et injustes, au point de constituer clairement des mensonges.
Ils consacrent la première section de leur livre à documenter les normes de sécurité souvent relâchées des administrations Roosevelt et Truman, des échecs que McCarthy souligna par la suite avec raison, mais ils passent ensuite aux déclarations publiques par la suite avancées par ce dernier. Au sujet de ses accusations initiales, qui provoquèrent un déluge de feu médiatique national et propulsèrent sa carrière influente, ils écrivent :
Le lendemain, McCarthy envoya un câble au président Truman avec cette simple affirmation : « J’ai en ma possession les noms de 57 Communistes actuellement employés au sein du Département d’État. » Six paragraphes plus bas, dans le même télégramme, McCarthy répète son accusation sans équivoque : « malgré ce silence radio en provenance du Département d’État, nous avons été en mesure de compiler une liste de 57 Communistes en son sein »…
McCarthy n’a pas réellement désigné 57 Communistes… McCarthy n’a jamais avancé de preuve qu’il avait entre les mains les noms de 57 employés du Département d’État loyaux envers le parti communiste, et encore moins des membres « encartés »…
… il s’est rapidement imposé comme une évidence qu’il s’avérerait difficile voire impossible pour lui de sortir du trou qu’il avait lui-même creusé.
Les auteurs consacrent ensuite presque 100 pages à l’examen approfondi des « Neuf Affaires Publiques » sur lesquelles McCarthy concentra son attention durant les Auditions Tydings qui consolidèrent sa réputation nationale, et ils allouent un chapitre à chacune de ces affaires. Pour certaines d’entre elles, ils arguent que les affirmations de McCarthy étaient exactes, mais en de nombreuses autres instances, ses accusations apparaissent comme tout à fait fausses.
Par exemple, au sujet de certaines des accusations qu’il a lancées contre une dirigeante du Département d’État du nom d’Esther Brunauer, ils reconnaissent que « McCarthy n’avait aucun élément sur lequel s’appuyer, » et nombre de ses affirmations dans les autres affaires furent également très exagérées ou complètement fausses. Le mieux qu’ils parviennent à en dire est qu’au moins certaines des accusations hautes en couleurs avancées par McCarthy semblent avoir été exactes, et ils ajoutent ce résumé à la fin de cette longue section :
Le propre comportement de McCarthy durant l’épisode Tydings fut loin d’être exemplaire. Il s’est montré inexpérimenté, ou pire encore, mal informé. Certaines de ses accusations spécifiques étaient exagérées ; quelques-unes n’avaient apparemment pas le moindre fondement… McCarthy n’honora jamais sa promesse impossible à honorer de révéler les 57 noms de « Communistes encartés. »
Cet énoncé est produit par les défenseurs les plus fervents et les plus vigoureux de McCarthy, si bien que je l’ai considéré comme un aveu dévastateur.
L’un des principaux critiques de McCarthy dans les médias fut Drew Pearson, l’influent éditorialiste libéral, un auteur célèbre pour souiller ceux qu’il prenait pour cible, et ils condamnent certaines attaques injustes lancées par lui contre McCarthy. Mais ils citent également un très long paragraphe constitué de déclarations publiques de McCarthy accusant explicitement Pearson d’opérer sous les ordres du parti communiste :
« L’une des tâches extrêmement importantes assignées à Pearson par le parti communiste… Ici encore, c’est le parti communiste qui assigne le travail à Pearson… l’homme au travers lequel Pearson a reçu ordres et directives en provenance du parti communiste… C’est lui qui attribue à Pearson la tâche importante de diffamer tout homme osant barrer la voie du communisme international. » [italique ajouté]
Ils résument ainsi leur verdict :
En bref, McCarthy a accompli cet exploit plutôt improbable : il a sali Drew Pearson.
Les auteurs décrivent ensuite certaines des « attaques injustifiées » lancées par McCarthy contre des journaux de premier plan, les identifiant souvent avec le Daily Worker, organe de communication du parti communiste :
Il est particulièrement friand, par exemple, de désigner le Washington Post comme « édition du Daily Worker à Washington » ; le New York Post comme « édition chic du Daily Worker » ; le Milwaukee Journal comme « édition Milwaukee… » etc…
Ainsi, à une occasion, McCarthy a conseillé à certains annonceurs de Milwaukee de retirer leur soutien au Journal. « Souvenez-vous lorsque vous envoyez vos chèques au Journal, » dit-il, « [que] vous contribuez à distribuer la ligne du parti communiste dans les foyers du Wisconsin. »
Une autre fois, il a écrit à propos du Time : « Il n’y a rien de personnel dans mon exposé des profondeurs auxquelles son magazine va sombrer en usant de tromperies délibérées pour détruire quiconque fait du mal à la cause communiste… ils inondent les foyers étasuniens d’éléments en provenance du parti communiste… » [italique ajouté]
Ils expliquent que « La méthode de McCarthy est identifiable à plusieurs hypothèses indéfendables » comme :
On ne peut pas dans le même temps s’opposer au communisme et à McCarthy… La déformation des faits au sujet de McCarthy indique non seulement de la malice, un déséquilibre, de la naïveté, ou l’absence de scrupules, mais également du pro-communisme… si vous n’êtes pas d’accord, vous n’êtes pas anti-communiste… l’opposition au communisme est l’élément de premier abord d’alignement sur le parti…
Il s’agit de la plus erronée de toutes les hypothèses de McCarthy… Ce fut précisément cette hypothèse qui amena McCarthy à contester la loyauté du général George Marshall.
Sur ce dernier point, les auteurs intègrent une brève annexe décrivant les attaques lancées contre Marshall par McCarthy, au sein de laquelle ils affirment :
Il est cependant déraisonnable de conclure… que McCarthy aurait accusé Marshall d’autre chose que du pro-communisme… McCarthy inférait donc que Marshall était pro-communiste… les conclusions tirées par McCarthy au sujet de Marshall… étaient fondées sur un mode de pensée dangereux et inhabituel qui, amené à ses conclusions logiques, devait également taxer Roosevelt et Truman de déloyaux.
D’évidence, j’ai recherché dans le texte produit par ces auteurs leurs déclarations les plus critiques envers McCarthy, et laissé de côté les nombreuses autres qui lui étaient bien plus favorables. En outre, nul ne va réfuter que la critique par McCarthy du communisme était dans l’ensemble justifiée et qu’au moins certaines des accusations avancées par McCarthy étaient correctes.
Mais considérons le fait que toutes ces critiques dévastatrices de McCarthy et de ses méthodes ont été publiées dans un livre écrit par ses défenseurs publics les plus fervents, dont l’un des deux allait bientôt rallier son équipe, et le fait que le titre même de ce livre suggère qu’il avait pour objet de défendre le sénateur des attaques injustes de « ses ennemis. » En outre, ce livre a été écrit au faîte de la stature publique favorable de McCarthy auprès du public, avant les auditions de l’armée qui l’ont discrédité et ont détruit son influence publique.
Au vu de ce contexte, une dissection aussi rude des méthodes de McCarthy m’est apparue comme extrêmement significative.
Le livre de Buckley a fait l’objet de beaucoup d’attention, et c’est l’année suivante qu’il a lancé National Review, rapidement devenu la publication amirale du mouvement conservateur étasunien en croissance, un mouvement sur lequel Buckley allait régner comme pape idéologique durant le demi-siècle qui suivit.
En 1999, à l’approche de la fin de cette longue carrière, Buckley a publié The Redhunter, un récit légèrement romancé de l’histoire de McCarthy, dont le principal protagoniste est un jeune diplômé de l’Ivy League ralliant l’équipe du sénateur, un personnage manifestement inspiré d’un composé entre Buckley et Bozell.
Au moment de la parution de ce livre, Buckley était sans doute l’un des très rares survivants à avoir eu une connaissance directe des activités et du cercle personnel de McCarthy, et il a également bénéficié de la perspective des 45 années écoulées depuis la chute politique du sénateur. J’ai trouvé son roman très intéressant, et j’ai noté qu’il produit des détails que l’on ne trouve pas dans des biographies plus conventionnelles.
Buckley s’emploie évidemment à dépeindre McCarthy sous un jour favorable dans son ensemble, mais le récit produit par l’auteur souligne de nombreux aspects négatifs de la carrière et du comportement du sénateur. Bien avant que McCarthy fît mention pour la première fois du communisme, nous le voyons comme un personnage présentant une relation extrêmement relâchée avec la vérité, allant jusqu’à tricher au cours d’un examen scolaire public important.
Au cours de la première campagne menée par McCarthy, un professionnel expérimenté de la politique l’avertit qu’il ne pouvait pas professer des mensonges patents pour vaincre son opposant, mais a reconnu plus tard s’être trompé après que McCarthy parvint à ses fins précisément par ce moyen. En 1946, McCarthy fabriqua ce récit de guerre héroïque mais totalement frauduleux de « Tail Gunner Joe, » qui l’aida à remporter sa première campagne pour accéder au Sénat des États-Unis.
Buckley semble également résoudre un différend historique au sujet de Roy Cohn. Selon Herman, il n’existe aucune preuve que Cohn et Schine fussent jamais des amants, ni que le dernier fût autre chose qu’hétérosexuel, et le livre d’Evans prétend que ces possibilités n’ont même jamais existé. Mais dans le roman de Buckley, nul dans le camp idéologique de McCarthy ni dans son cercle personnel ne douta jamais que Cohn et Schine fussent homosexuels et amants, et comme Buckley et son beau-frère étaient présents à l’époque, alors que Herman et Evans ne l’étaient pas, j’ai tendance à accepter le récit de la situation produit par les deux premiers.
Le verdict sur McCarthy et le maccarthysme
Selon le récit de Buckley, en 1953, de plus en plus d’anti-communistes de premier plan étaient parvenu à la conclusion selon laquelle McCarthy leur causait plus de tort que d’aide, et selon laquelle la visibilité très élevée de cette personnalité comme principal croisé anti-communiste des États-Unis discréditait tous leurs efforts. Cette situation empira encore après que le sénateur entra sous l’influence de Cohn, car le comportement personnel indécent de ce dernier aliénait toutes les poches de soutien restantes dans l’opinion dominante.
C’est l’année suivante que McCarthy est tombé, et il emporta sa cause politique avec lui dans sa chute. Durant les décennies qui ont suivi, toute accusation de subversion communiste ou d’espionnage soviétique trouvait comme réponse le slogan dévastateur de « Maccarthysme! » et était ainsi facilement déviée.
Lorsque McCarthy mourut d’alcoolisme en 1957, l’échec total aussi bien de l’homme que du mouvement qu’il avait dirigé étaient pleinement acceptés par la plupart des personnes réfléchies sur l’ensemble du spectre idéologique. McCarthy avait infligé des dégâts colossaux au mouvement anti-communiste intérieur des États-Unis.
Evans, âgé de 10 ans de moins environ que Buckley ou Bozell, était un diplômé de Yale, et il a passé sa longue carrière en étroite association avec National Review, publiant bien plus de 300 articles dans ce magazine. Mais en revenant sur le livre disculpant McCarthy, j’ai remarqué qu’il ne fait qu’une seule mention très brève de leur célèbre ouvrage de 1954 défendant prétendument le sénateur, et aucune mention d’aucune sorte à The Redhunter, publié quelques années à peine avant son propre livre.
Je pense que la raison de son silence est que les deux autres personnalités conservatrices de premier plan avaient été personnellement associées à McCarthy, alors que lui-même n’était à l’époque qu’adolescent, et que leur portrait fidèle qu’ils produisent de tant d’échecs majeurs du sénateur est en contraste brutal avec l’apologie générale que lui-même s’est employé à construire. Témoins directs, leur récit contraire aurait été très difficile à remettre en cause de sa part.
Il se peut que l’on retrouve ce même verdict très négatif sur McCarthy dans la trame d’un célèbre ouvrage publié quarante ans après le roman de Buckley. Thriller de la Guerre Froide publié en 1959 sous la plume de Richard Condon, The Manchurian Candidate fut rapidement adapté au cinéma, en 1962, et le film est encore plus connu que le livre. L’un de ses principaux personnages est un démagogue politique anti-communiste ressemblant à McCarthy, qui se révèle constituer une dupe opérant sous le contrôle étroit d’agents communistes, qui le positionnent pour briguer la Maison-Blanche et projettent de l’utiliser pour s’emparer du contrôle du pays.
Aussi bien dans le roman que dans le film, la société étasunienne se retrouvait donc confrontée à une subversion intérieure et à des opérations d’espionnage menées par des agents du communisme soviétique, tout aussi graves que l’activité anti-communiste la plus paranoïaque que l’on puisse imaginer. Mais selon l’intrigue, la figure politique se comportant comme McCarthy était en réalité au service de la cause des ennemis étrangers des États-Unis.
Il n’existe absolument aucune preuve que McCarthy ou Cohn aient constitué des saboteurs politiques volontaires, et je n’ai connaissance d’aucune accusation en ce sens, mais ils ont fortement abîmé leur propre cause.
Aussi, de manière plutôt étrange, mes lectures récentes et étendues sur McCarthy et sur ses activités politiques m’ont fait fondamentalement parcourir un cercle complet, et je suis revenu aux opinions qui étaient miennes à son sujet il y a dix ans ou plus.
Bien que la cause symbolisée par McCarthy et la lutte par lui menée contre la subversion intérieure par des agents du communisme soviétique fût tout à fait légitime et importante, le personnage n’en fut pas moins le gaffeur et démagogue malhonnête que nos livres d’histoires conventionnels ont toujours décrit, et il aura sans doute bien davantage abîmé la cause que ses adversaires communistes.
Imaginons par exemple que McCarthy ne fût jamais entré au Sénat, ou que son discours du mois de février 1950 se focalisât plutôt sur la nécessité d’augmenter le nombre de logements fournis par le gouvernement aux anciens combattants — selon certaines sources, il s’agit de l’autre sujet qu’il avait envisagé d’aborder au départ. Dans ces cas, le sujet de l’anti-communisme aurait pu ne pas s’enflammer et de devenir un sujet politique brûlant comme cela s’est produit au début des années 1950, et peut-être les Républicains auraient-ils eu davantage de difficultés à prendre le contrôle du Congrès. Mais sans le retour de bâton qui suivit contre McCarthy, les communautés médiatiques et universitaires auraient peut-être été beaucoup plus ouvertes à accepter les éléments énormes montrant que de nombreux agents communistes avaient gravité aux abords du sommet du gouvernement étasunien quelques années plus tôt.
Ce type d’activisme auto-destructeur n’est guère inhabituel dans les mouvements controversés qui remettent en question l’establishment politique. Il arrive souvent que ceux qui attirent beaucoup l’attention générale soient ceux-là mêmes qui sont prêts à émettre les accusations les plus fantasques et les moins justifiées, et qu’ils agissent suivant des méthodes qui finissent par les discréditer, ainsi que leurs alliés plus tempérés.
L’ascension rapide et la chute tout aussi vertigineuse du jeune sénateur du Wisconsin ont constitué un événement majeur de l’histoire des États-Unis, qui a produit des conséquences énormes et abîmé grièvement sa propre cause politique. Il est donc tout à fait possible que des agents astucieux dont la tâche aurait été de défendre le status quo politique aient pris à cœur cet enseignement et aient orchestré délibérément des tentatives tout aussi auto-destructrices sur d’autres sujets controversés durant les décennies qui ont suivi, en commençant par tant d’événements spectaculaires et de bouleversements politiques des années 1960.
Il y a quelques années, j’ai publié un article qui discutait quelques exemples possibles et récents de ces stratégies de défense cyniques.
- Alex Jones, Cass Sunstein et « l’infiltration cognitive »
Ron Unz • The Unz Review • le 8 août 2022 • 5,400 mots
Ron Unz
Traduit par José Martí, relu par Wayan, pour le Saker Francophone