La pauvreté en Amérique


« Le rêve américain est vite en train de devenir l’illusion américaine. »


Par Kenneth Surin – Le 8 février 2018 – Source CounterPunch

En décembre de l’année dernière, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme, le professeur Philip Alston, a parlé de l’enquête de 15 jours qu’il a réalisée dans certains des quartiers les plus pauvres des États-Unis. Alston, l’auteur de la phrase citée dans le sous-titre de l’article, est Australien et professeur de droit à l’Université de New York.  Au cours de sa mission, il est allé dans les États d’Alabama, Californie, Virginie-Occidentale, Texas, Washington et à Porto Rico.

Les propos d’Alston sur la pauvreté et l’inégalité aux États-Unis ont été passés sous silence par la plupart des grands médias.

Alston a toujours fait preuve d’impartialité, ce qui rend sa déclaration sur la pauvreté américaine incontournable.

Il a critiqué la Chine dans son rapport sur ce pays (le gouvernement chinois l’a plus tard accusé d’« ingérence » dans son système judiciaire). Il souhaite que le Sri Lanka fasse l’objet d’une enquête pour crimes de guerre contre sa minorité tamoule. Selon The Guardian, Alston a également « vertement critiqué le régime saoudien pour son traitement des femmes, des mois avant que le royaume ne leur donne le droit de conduire, dénoncé le gouvernement brésilien pour avoir attaqué les pauvres sous couvert d’austérité, et même éreinté l’ONU pour avoir importé le choléra en Haïti ». Alston a également reproché à la Banque mondiale d’avoir « joué un double jeu » et engendré « un nivellement par le bas » des droits de l’homme.

Alston a commencé sa déclaration sur les États-Unis en affirmant que « dans la pratique, les États-Unis sont le seul pays développé à affirmer que, si les droits de l’homme sont d’une importance fondamentale, ils n’incluent pas le droit de ne pas mourir de faim, ni de ne pas mourir d’un manque d’accès à des soins de santé abordables, ni de ne pas grandir dans un contexte de privation totale (…)  en fin de compte, surtout dans un pays riche comme les États-Unis, la persistance de l’extrême pauvreté est le choix politique de ceux qui détiennent le pouvoir. S’il y avait une volonté politique de supprimer la pauvreté, il serait facile de le faire ».

Il a ensuite parlé de son enquête de terrain elle-même :

« J’ai rencontré beaucoup de gens qui survivent difficilement dans le quartier de Skid Row au centre de Los Angeles, j’ai vu un policier de San Francisco dire à un groupe de sans-abris de circuler, mais ne pas savoir quoi répondre quand ils ont demandé où ils pouvaient aller ; j’ai entendu des gens me dire que des milliers de pauvres gens font l’objet de contraventions qui semblent intentionnellement conçues pour rapidement devenir des dettes insurmontables, des peines de prison et des amendes destinées à regarnir les coffres de la municipalité ; j’ai vu des arrière-cours inondées par les  eaux usées dans des États où les gouvernements ne considèrent pas qu’assurer les services publics de base soient de leur responsabilité ; j’ai vu des gens qui avaient perdu toutes leurs dents parce que les soins dentaires des adultes ne sont pas couverts par la plupart des aides offertes aux plus démunis ; j’ai été informé de l’augmentation des taux de mortalité et de la destruction des familles et des communautés par les médicaments addictifs et autres drogues et j’ai rencontré des gens dans le sud de Porto Rico qui vivaient près d’une montagne de cendres de charbon qui imprègnent l’air et sont cause de maladies, de handicaps et de mort. » 

Répondant à la demande d’éléments de comparaison entre les États-Unis et d’autres pays, Alston a fourni des statistiques intéressantes. (Dans plusieurs cas, j’ai complété les comparaisons d’Alston avec des données provenant d’autres sources).

De nombreux indicateurs confirment que les États-Unis sont l’un des pays les plus riches du monde. Ils dépensent plus en défense nationale que la Chine, l’Arabie saoudite, la Russie, le Royaume-Uni, l’Inde, la France et le Japon réunis.

Les dépenses de santé américaines par habitant sont deux fois plus élevées que la moyenne de l’OCDE et beaucoup plus élevées que dans tous les autres pays. Mais il y a beaucoup moins de médecins et de lits d’hôpital par personne que la moyenne de l’OCDE.

Les taux de mortalité infantile aux États-Unis en 2013 étaient les plus élevés des pays développés.

En moyenne, les Américains ont une espérance de vie en bonne santé plus courte que les gens vivant dans d’autres démocraties riches et le « fossé de santé » entre les États-Unis et les pays comparables continue de se creuser.

Les niveaux d’inégalité aux États-Unis sont beaucoup plus élevés que dans la plupart des pays européens.

Les maladies tropicales pas ou mal soignées, comme le Zika, sont de plus en plus fréquentes aux États-Unis. On estime que 12 millions d’Américains vivent avec une infection parasitaire non soignée. Un rapport datant de 2017 montre que les infections causées par l’ankylostome sont très courantes dans le comté de Lowndes, en Alabama.

Les États-Unis ont le plus fort taux d’obésité des pays développés.

En termes d’accès à l’eau et à l’assainissement, les États-Unis se situent au 36e rang mondial.

L’Amérique a le taux d’incarcération le plus élevé au monde, devant le Turkménistan, le Salvador, Cuba, la Fédération de Russie et la Thaïlande. Son taux est près de 5 fois supérieur à la moyenne de l’OCDE.

Le taux de pauvreté chez les jeunes aux États-Unis est le plus élevé de l’ensemble de l’OCDE, 25 % des jeunes vivent dans la pauvreté aux États-Unis par rapport à moins de 14 % dans l’ensemble de l’OCDE.

Le Centre Stanford sur l’inégalité et la pauvreté classe les pays les plus riches en fonction du marché du travail ; de la pauvreté ; du filet de sécurité ; de l’inégalité du niveau de vie et de la mobilité économique. Les États-Unis se classent au dernier rang des 10 pays les plus riches.

Dans l’OCDE, les États-Unis sont 35e sur 37 pour ce qui concerne la pauvreté et l’inégalité. Selon Alston, 19 millions de personnes vivaient dans une grande pauvreté (un revenu familial total inférieur à la moitié du seuil de pauvreté) aux États-Unis en 2017.

Selon les données de la Income Database (WID.world), les États-Unis ont le coefficient Gini (qui mesure l’inégalité) le plus élevé de tous les pays occidentaux.

 

Le Centre Stanford sur la pauvreté et l’inégalité qualifie les États-Unis d’ « exception manifeste et constante en ce qui concerne la lutte contre la pauvreté des enfants ». Selon l’UNICEF (voir tableau ci-dessus), les États-Unis ont des taux de pauvreté infantile plus élevés que 15 autres pays riches. Selon l’Académie américaine des pédiatres, plus de la moitié des bébés américains risquent la malnutrition.

Selon le Service de recherche économique du département américain de l’agriculture, en 2016, 38,3 % des ménages dont le revenu était inférieur au seuil de pauvreté fédéral souffraient d’insécurité alimentaire.

Environ 55,7% de la population américaine en âge de le faire a voté lors de l’élection présidentielle de 2016 comparativement à une moyenne de 75 % dans les pays de l’OCDE. Dans les pays de l’OCDE, les États-Unis se sont classés au 28e rang pour ce qui est de la participation électorale. Les électeurs inscrits aux États-Unis représentent une proportion beaucoup plus faible de l’électorat que dans tout autre pays de l’OCDE. Seulement 64 % environ de la population américaine en âge de voter (et 70 % des citoyens en âge de voter) était inscrite en 2016, comparativement à 91 % au Canada (2015) et au Royaume-Uni (2016), à 96 % en Suède (2014) et à près de 99 % au Japon (2014).

En un mot comme en cent, la plupart des pays développés font beaucoup mieux que les États-Unis en ce qui concerne les indicateurs internationalement reconnus du bien-être humain, tels que l’espérance de vie ; la mortalité infantile ; la mortalité des mères enceintes ; les taux d’obésité ; les taux d’incarcération ; les taux d’homicide ; les niveaux de scolarité ; les disparités de revenu ; les niveaux de pauvreté infantile ; les normes nutritionnelles ; le nombre des sans-logis, etc.

En fait, des données montrent que les États-Unis régressent dans tous ces domaines (contrairement à d’autres pays riches). Selon le Washington Post :

« L’espérance de vie à la naissance aux États-Unis a diminué pour la deuxième année consécutive en 2016, du fait de la hausse vertigineuse de 21 % du taux de mortalité, hausse due aux overdoses de drogues, ont déclaré jeudi les Centres de contrôle des maladies et de la prévention.

C’est la première fois, depuis 1962 et 1963, deux années où la grippe a causé un nombre de décès sans précédent, que les  États-Unis connaissent deux années consécutives de baisse de l’espérance de vie. »

Selon Alston une grande partie de ce qui précède est la conséquence des choix politiques américains, et plus précisément de l’« importance illusoire que les États-Unis ont attaché à l’emploi ».

Les propositions pour supprimer la protection sociale déjà insuffisante partent du principe que les pauvres doivent pouvoir vivre de leur travail au lieu d’être dépendants de l’aide sociale (un processus lancé par Bill Clinton avec le but de « vivre de son travail plutôt que de l’aide sociale »).

Le présupposé presque risible ici est qu’il y a de nombreux emplois qui pourraient être occupés par des personnes qui ont un niveau d’éducation inférieur à la moyenne, des personnes handicapées (dont beaucoup le sont à cause d’un système de santé défaillant) des gens qui ont parfois un casier judiciaire (peut-être pour crime de vagabondage ou parce qu’ils ne sont pas en mesure de s’acquitter d’une contravention) et, tout cela, sans quasiment de formation ni d’aide pour trouver un emploi.

Les tentatives pour relever le salaire minimum, déjà faible par rapport aux normes d’autres pays développés, sont régulièrement contrecarrées par les Républicains.

Alston a dénoncé une autre assomption fallacieuse derrière ce présupposé, à savoir que les emplois que les pauvres pourraient obtenir les rendraient indépendants du système d’aide sociale. Il explique : « J’ai parlé à des travailleurs de Walmart et d’autres grands magasins qui ne pouvaient pas survivre avec leur salaire à temps plein sans bons d’alimentation. On estime que jusqu’ à 6 milliards de dollars du programme SNAP sont consacrés à ces travailleurs, ce qui constitue en fait une énorme subvention aux entreprises concernées ».

L’abolition des coupons alimentaires est au programme des Républicains. Il est à noter que l’endroit où les résidents dépendent le plus des bons d’alimentation est le comté d’Owsley, Kentucky, qui est blanc à 99,22 %, selon le recensement américain, et républicain à 95 %, et dont au moins 52 % des résidents ont reçu des bons d’alimentation en 2011.

On pourrait penser que les Américains acceptent stoïquement une telle situation parce qu’elle stimule l’économie américaine en lui fournissant des « bases » économiques saines.

Hélas, la plupart de ces « bases » − balance commerciale ; dette publique (encore aggravée par les baisses d’impôts inconséquentes de Trump en faveur des riches) ; dette des ménages ; déficit budgétaire ; taux d’épargne négatif ; dollar relativement faible ; investissements et productivité médiocres depuis 2008, etc. − ne sont guère rassurantes en ce qui concerne les États-Unis.

Il n’est pas nécessaire d’être un génie économique pour savoir que ce qui sauve les États-Unis, c’est le rôle du dollar en tant que principale monnaie de réserve mondiale ainsi que la taille de son économie. Un marché boursier gigantesque et omniprésent aide, mais comme cela contribue de façon significative aux booms et aux crises (1987, 1997, 2007, ??), sa contribution à l’ensemble de l’économie ne doit pas être surestimée. En termes économiques objectifs, donc, si leur économie était plus petite et que le dollar n’était pas la monnaie de réserve, les États-Unis ressembleraient vraisemblablement davantage au Brésil.

Après avoir fait sa déclaration sur les États-Unis, Alston a donné une interview à l’émission de radio Amy Goodman, au moment où les Républicains publiaient leur projet de loi de réduction d’impôt qui fait maintenant loi. Je le cite :

« Le problème de l’élimination de la pauvreté tourne toujours autour des ressources : ‘Nous n’avons pas assez d’argent’. Encore une fois, les États-Unis ont de l’argent. Ils pourraient éliminer la pauvreté du jour au lendemain, s’ils le voulaient. J’en reviens à ce que je dis toujours : ‘c’est un choix politique. Que veut-on faire de son argent ? Le donner aux riches ou créer une société décente, qui sera en fait économiquement plus productive que lorsqu’on se contente de donner de l’argent à ceux qui ont déjà beaucoup ?’ ».

Il est impossible de ne pas être d’accord avec Philip Alston lorsqu’il dit que cet état de choses résulte d’un choix politique et non d’une nécessité économique.

Outre ses partisans de la ploutocratie (les Kochs ; Papa John ; le pizzaiolo ; Sheldon Adelson ; Art Pope ; Robert Mercer ; Robert Kraft ; les époux DeVos et bien sûr l’armée de leurs clients et émules des country clubs républicains) la base de Trump se compose de Blancs moyennement fortunés qui ont tenu le devant de la scène pendant de nombreuses décennies – ce qui leur a permis de supporter leur propre exploitation systémique – mais qui doivent maintenant la partager avec les noirs ; les Latinos ; les musulmans ; les « gays » (comme dit l’évangéliste presque sénile, Pat Robertson) et avec un petit quota de réfugiés des guerres et des campagnes de bombardement américaines incessantes, etc…

Comme d’autres à CounterPunch l’ont fait remarquer, « Rendre sa grandeur à l’Amérique » est un message codé destiné à ce groupe de « victimes » blanches autoproclamées, qui s’imaginent qu’elles vont revenir sur le devant de la scène grâce à l’influence de Trump.

Soutenir un homme riche qui porte une casquette de baseball (fabriquée aux États-Unis mais à partir de tissus d’importation) et scande ce slogan, est un choix politique, au même titre que le choix de la ploutocratie de se remplir les poches déjà bien remplies en faisant des dons massifs à l’escroc à la casquette ; le terme «  escroc » est le terme utilisé par ses collègues ploutocrates républicains Michael Bloomberg et Mitt Romney, qui ont des ambitions politiques personnelles qui ne s’accordent pas tout à fait avec le programme nationaliste blanc de Trump.

Trump, Romney ou Bloomberg ? Quel que soit celui qui l’emporte politiquement, c’est en fin de compte la ploutocratie qui gagnera. Comme au temps de Bill Clinton et d’Obama.

Un autre choix politique dans ce contexte est celui des démocrates traditionnels, Schumer et Pelosi, de fanfaronner au Congrès dans un lamentable faux semblant d’opposition.

Et c’est ainsi qu’un grand nombre d’Américains se trouvent en face d’un choix résumé par un célèbre philosophe et dont il leur suffit de prendre conscience : « Vous n’avez rien à perdre à part vos chaînes ».

S’ils renoncent à leurs illusions, la libération des Américains les plus pauvres, qui semble impossible à atteindre, est pourtant toute proche.

Kenneth Surin enseigne à l’Université Duke, de Caroline du Nord.  Il vit à Blacksburg, en Virginie.

Traduction : Dominique Muselet

   Envoyer l'article en PDF   

3 réflexions sur « La pauvreté en Amérique »

  1. Ping : La pauvreté en Amérique, suite et pas faim… – nicolasbonnal.com

  2. Ping : La pauvreté en Amérique | Réseau International

  3. Ping : La pauvreté en Amérique - AncienProfesseur

Les commentaires sont fermés.