Par Aurelien − Le 24 juillet 2024 − Source Aurélien 2022
Il existe des idées fausses qui ne se laissent pas démonter. Elles vont des légendes urbaines aux mythes politiques, des histoires scabreuses sur des individus qui devraient être vraies mais ne le sont pas, aux événements historiques qui ne devraient pas être vrais mais qui le sont. Souvent, ce ne sont que des nuisances, mais parfois, elles sont bien pires que cela. L’exemple le plus grave actuellement, et le sujet de cette semaine, sont les rêves et les cauchemars de guerre totale. J’ai consacré un essai entier à ce sujet il y a quelques semaines, et j’espérais ne pas avoir à y revenir, mais les tambours de guerre continuent de résonner dans toutes les parties du spectre politique, donc je suppose que cela vaut la peine d’y revenir.
La dernière fois, je traitais essentiellement de faits pratiques (et certains commentateurs m’ont accusé d’être trop rationnel). Cette fois, je vais me plonger dans la culture populaire, les mythes historiques et même la psychologie, car la façon dont les gens pensent à la guerre de nos jours ne vient pas de l’expérience ou même de l’étude, mais de livres et d’émissions de télévision à moitié oubliés, d’experts des médias qui n’ont généralement aucune idée de ce dont ils parlent, et de ce qu’ils se souviennent d’avoir entendu quelqu’un dire, quelque part, à un moment donné. Et notre adhésion à ce que nous voyons et entendons dépend principalement de la confirmation de nos préjugés et de la satisfaction de nos besoins psychologiques. En effet, la plupart des gens estiment que le monde est déjà suffisamment compliqué, sans avoir à prendre en compte des faits banals. (L’humanité, comme l’a fait remarquer TS Eliot, ne supporte pas beaucoup la réalité.) Il s’agit donc en partie d’un essai sur les mythes qui affectent notre compréhension de la guerre.
La guerre moderne dans la culture populaire
La culture populaire (ou même la haute culture dans le cas des livres influents sur le plan intellectuel) a toujours eu une influence considérable sur la façon dont le monde est perçu. Un exemple historique pertinent est la terreur suscitée par le développement du bombardier piloté dans les années 1920 et 1930. Il n’y avait que très peu d’informations sur les effets des bombardements aériens, de sorte que l’opinion des élites occidentales se basait en partie sur des livres populaires écrits par des passionnés de la puissance aérienne, mais aussi en partie sur des romans et des films qui décrivaient les effets des bombardements aériens. Ces effets étaient présentés de la même manière que nous présenterions aujourd’hui les résultats d’une guerre nucléaire. Au début d’une guerre, on pensait que des « flottes de bombardiers » allemandes surgiraient au-dessus de Londres et de Paris, et feraient pleuvoir des bombes et des gaz toxiques sur les habitants. Les villes seraient complètement détruites et des millions de personnes mourraient. C’est contre cette hypothèse explicite que la politique européenne de la fin des années 1930 était menée : à bien y réfléchir, l’idée d’un règlement pacifique des problèmes de sécurité de l’Europe à la fin des années 1930 ne semblait pas si mauvaise, si c’était l’alternative.
Inutile de dire que cela n’a jamais eu lieu. Les bombardiers à gaz et la dévastation nucléaire se sont révélés être le fruit de l’imagination de romanciers comme Olaf Stapledon et de films comme « Things to Come » (Les mondes futurs en VF) d’Alexander Korda (1936), qui reflétaient avec précision le consensus intellectuel sur la nature de la prochaine guerre. (Et bien sûr, ils puisaient aussi dans les vénérables mythes du Feu du Ciel.) Des gens ordinaires, dont ma mère, se rendaient au travail pendant des mois en portant des masques à gaz pour lutter contre une menace qui ne s’est jamais produite, mais dont tout le monde, jusqu’aux plus hautes sphères du gouvernement, était en quelque sorte persuadé de l’existence.
Ce mythe n’a pas duré longtemps et a été complètement dissipé par les événements : seuls les historiens s’en souviennent aujourd’hui. Mais il a survécu par procuration dans les tentatives d’imaginer à quoi pourrait ressembler une guerre nucléaire et comment elle pourrait commencer. Car, encore une fois, il n’existe aucune expérience pertinente sur laquelle s’appuyer, ce que la plupart des gens pensent savoir de la guerre nucléaire, même aujourd’hui, est un amalgame de tropes culturels populaires, dans lesquels les souvenirs d’avoir lu ou regardé « On the Beach » (Le dernier rivage en VF) se heurtent à de vagues souvenirs de « Docteur Folamour » et de « War Game », et à des comptes rendus de journaux historiques sur les conséquences de la destruction d’Hiroshima.
De l’histoire au mythe : une simplification sociale
Si la destruction apocalyptique, presque biblique, des grandes villes par les bombardiers n’a jamais eu lieu, les mythes historiques se regroupent également autour de choses qui ont eu lieu, ou plus ou moins eu lieu. L’importance de comprendre les mythes politiques, leur structure et leur but, de les étudier presque comme le ferait un anthropologue, a été soulignée pour la première fois il y a une quarantaine d’années par Raoul Girardet. Essentiellement, les mythes politiques agissent comme un système d’ordre et de classification, rendant la complexité plus facile à comprendre et permettant de comparer des événements et des personnalités de différentes époques. (Un exemple extrêmement ancien, cité par Girardet, est celui du chef providentiel qui arrive en temps de crise pour sauver la nation.) Ils fonctionnent également comme un moyen de faciliter et de justifier les jugements de valeur, de trier les brebis des boucs et d’identifier les leçons morales. L’un des résultats est que les événements historiques réels sont grandement simplifiés, et souvent déformés, de sorte qu’ils s’intègrent dans le modèle global du mythe.
Et une fois qu’un épisode a été assimilé à un mythe, nous avons le sentiment de le comprendre. Si vous réfléchissez un instant à la présentation occidentale de la guerre en Ukraine (et dans une certaine mesure à la présentation russe également), vous comprendrez ce que je veux dire. Nous examinerons cela plus en détail dans un instant.
Tout d’abord, qu’en est-il de quelques autres exemples qui pourraient être pertinents pour l’Ukraine d’aujourd’hui ? L’un d’entre eux est la représentation erronée et constante de la conduite des Alliés pendant la Première Guerre mondiale. Les Alliés ont commis, pour le dire gentiment, des erreurs énormes en 1914, et la qualité des commandants supérieurs n’était pas très bonne au début. (Les Allemands avaient aussi leurs propres problèmes.) Mais les Alliés se sont rapidement adaptés, se sont débarrassés d’une grande partie du bois mort et ont développé de nouvelles tactiques alors même que les principales batailles étaient toujours en cours. Il existe aujourd’hui toute une bibliothèque de livres sur le sujet, mais même un siècle plus tard, l’image qui perdure est celle établie par la culture populaire des années 1920, celle de généraux sanguinaires et incompétents sacrifiant des millions de vies dans des attaques inutiles et sans fin. Cette interprétation mythique de la guerre a une origine particulière, ce qui est inhabituel. Ce fut la première et la dernière guerre où des hommes instruits de la classe moyenne combattirent en première ligne comme simples soldats et officiers subalternes. Ils éprouvaient le mépris traditionnel, fondé sur la classe et souvent mérité, pour l’« état-major » derrière les lignes de front, et ils écrivirent, souvent de manière délibérément exagérée et satirique, sur leurs horribles expériences. Ainsi, la poésie d’Owen et de Sassoon, les romans de Graves, Barbusse et Remarque, les films comme « À l’Ouest rien de nouveau » et un nombre incalculable de lettres, journaux et souvenirs ont créé une guerre mythifiée avec une vie propre, qui, entre autres choses, a eu un effet démontrable sur la politique des années 1930. Mais en tant que mythe, il était satisfaisant, dans la mesure où il fournissait à la fois une interprétation facile des événements et un ensemble de méchants à détester. Surtout, il rendait superflue l’étude pragmatique des raisons pour lesquelles et comment la guerre s’est transformée en un long bain de sang.
On pourrait écrire un livre (je devrais peut-être le faire) sur les mythes entourant les années avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Mais ce qui est important, c’est que ces mythes nous fournissent des réponses simples à des questions complexes et un récit cohérent au lieu du chaos. On peut voir à quel point il serait attrayant de croire qu’Hitler a été « élu » en 1932, soutenu par des financiers avides, plutôt qu’un parti nazi en faillite qui perd des soutiens électoraux et fait un dernier pari désespéré pour le pouvoir, et un système politique allemand à court d’options, persuadé qu’Hitler pourrait être facilement manipulé. C’est tellement plus satisfaisant. Il est tentant de croire que la Grande-Bretagne et la France étaient plus faibles que l’Allemagne et qu’elles ont été contraintes de faire des concessions à Munich en 1938, plutôt que de croire qu’elles étaient plus fortes, comme Hitler le savait bien, et qu’il est revenu de Munich furieux d’avoir été dominé.
Mais cette mythification de l’histoire sert plusieurs objectifs. Elle permet avant tout d’absorber les événements tels qu’ils se produisent dans un schéma mythique sans qu’il soit nécessaire de les expliquer. Après tout, si vous croyez vraiment qu’Hitler a été « élu » en 1932, alors vous avez un modèle tout prêt pour diaboliser les dirigeants « populistes » de droite aujourd’hui, et insister pour que personne ne vote pour eux, sinon des choses terribles se produiront. Et le mythe de la « faiblesse » franco-britannique a depuis engendré une série de bévues désastreuses en politique étrangère, les gouvernements occidentaux ayant tenté de « tenir tête aux dictateurs », de Nasser et Castro à Ho Chi Minh en passant par Patrice Lumumba, du FLN en Algérie à la junte argentine de 1982, de Slobodan Milosevic à Saddam Hussein, du colonel Kadhafi à ce gentil M. Poutine pour… eh bien, vous voyez le tableau. Même s’il peut paraître difficile de croire aujourd’hui que les Britanniques aient vraiment vu Nasser comme un nouvel Hitler prévoyant de mettre à feu et à sang toute l’Afrique du Nord, ou que les Français aient vu dans une victoire du FLN en Algérie une base sûre pour que l’Union soviétique puisse attaquer le ventre mou de l’Europe, il est incontestable, comme le démontrent les documents et les mémoires de l’époque, que c’est ce qu’ils pensaient. Mais comme le souligne la critique du livre de 2124 par le professeur Chen que j’ai reproduite la semaine dernière, le passé est un autre pays, et ses lecteurs auront du mal à croire que la politique occidentale envers l’Ukraine était aussi insensée qu’elle l’est manifestement.
Ces différents mythes ont été regroupés en cycles, comme cela a toujours été le cas dans l’histoire. Notre époque moderne, qui méprise ces choses, l’a largement oublié (et bien sûr, la plupart des grands cycles mythiques préservés de l’histoire présentent d’énormes lacunes), mais de nombreux modèles typiques de cycles mythiques survivent encore sous une forme atténuée et incohérente dans les arcs narratifs de la culture populaire et dans les interprétations du passé par les historiens. La plupart des personnes qui s’intéressent à la Seconde Guerre mondiale auront vaguement perçu que les nazis ont fait un usage délibéré de la mythologie teutonique et des traditions occultes, et en fait, l’ensemble du Troisième Reich peut être conçu de manière plausible comme une adaptation populaire bourgeoise du Nibelungenlied avec une fin tragique. De même, lorsque Ian Kershaw a intitulé les deux volumes de sa biographie d’Hitler Hubris et Nemesis, il a sans doute essayé d’ordonner et de façonner son matériel pour le lecteur en se référant à un modèle de cycle mythique bien compris.
L’appel au mythe dans l’histoire
Nous pouvons voir le processus à l’œuvre dans l’histoire récente. Le Leader Providentiel n’apparaît, après tout, que parce que le besoin s’en fait sentir et que l’heure est désespérée. Ainsi, la fiction selon laquelle la Grande-Bretagne et la France n’étaient pas « préparées à la guerre » en 1939, et selon laquelle ce manque de préparation, cette désunion politique, cette mentalité « défensive » et ces dépenses « gaspillées » pour la ligne Maginot ont conduit à la défaite catastrophique de 1940, conduit logiquement à l’apparition du Leader Providentiel qui restaure l’indépendance et la fierté du pays, avant de succomber lui-même à la trahison et à la défaite. Charles de Gaulle était un homme très intelligent et un étudiant de l’histoire de France avec ses mythologies concurrentes, et il savait que la seule façon de garder la France unie après la Seconde Guerre mondiale était de concevoir un mythe de guérison, avec des méchants (les politiciens et les généraux qui ont laissé la France « sans préparation »), des héros (des soldats français ordinaires, qui se sont bien battus, la Résistance et bien sûr la France Libre) et le Leader Providentiel (lui-même). Non seulement il est revenu de la mort symbolique pour sauver la nation une deuxième fois en 1958, mais en 1969, ses plans de réforme du système politique français après les « événements » de 1968 ont été rejetés, il a brisé son épée et abandonné son trône, pour mourir un an plus tard.
C’était un exemple remarquable de l’adaptation et de l’utilisation du mythe antique à des fins politiques pratiques et, vers la fin, le mythe lui-même semble avoir pris le dessus. Ainsi, le premier déploiement indépendant d’armes nucléaires françaises dans les années 1960 a été perçu comme l’épée magique qui protégerait la France d’une répétition de 1940. Et de Gaulle lui-même était de plus en plus appelé le « Grand Charles ». En latin, cela signifie Carolus Magnus, ou Charlemagne. De Gaulle avait donc été, pour ainsi dire, assimilé à un mythe historique profond et puissant. Il va sans dire que les politiciens d’aujourd’hui, avec leurs MBA, sont à peine capables de comprendre, et encore moins de manipuler, de tels mythes, bien qu’il soit possible que M. Trump, récemment épargné par la mort, progresse laborieusement vers leur compréhension partielle ?
Je soutiens qu’il est impossible de comprendre le monde d’aujourd’hui sans reconnaître l’influence des cycles mythiques du passé lointain, bien que déformés, partiels et parfois superposés. Cela est vrai, par exemple, de la tragédie malsaine de l’épisode ukrainien, mais aussi d’autres. Ce qui a définitivement changé, c’est l’explosion de l’influence de la culture populaire au cours du siècle dernier, d’abord par le cinéma et la télévision, plus récemment par Internet. Le volume et l’intensité de la culture populaire, ainsi que sa cannibalisation de l’histoire et des mythes traditionnels, ont créé une sorte de pays des rêves, où les connaissances personnelles et les informations concrètes limitées sont submergées par une masse de stéréotypes, de distorsions et de contradictions de la culture populaire. Il ne s’agit pas d’une énième plainte contre la « désinformation » : le problème est bien plus fondamental que cela. Notre culture, y compris notre culture politique, ne sait plus faire la distinction entre les faits (au moins approximatifs) d’une part, et la pure invention d’autre part, car les deux sont devenus inextricablement liés et confus, et chacun se nourrit de l’autre. Comme je l’ai souligné, une grande partie de l’approche occidentale de la guerre en Ukraine repose sur des versions à moitié oubliées de films de la Seconde Guerre mondiale célébrant les exploits audacieux de petites forces, et ce type d’opération a lui-même créé une nouvelle mythologie. Ainsi, le film de 1955 « The Dam Busters » (Les Briseurs de Barrages ) et la tentative de destruction du pont de Crimée sont devenus essentiellement un seul et même concept, et « The Bridge Busters » est sans doute déjà en développement quelque part.
La culture populaire s’est toujours nourrie des cycles mythiques historiques et les a reproduits. L’Occident est aujourd’hui tellement coupé de sa propre culture et de son histoire que même les gens les plus instruits ne s’en rendent pas compte, et l’art, quel qu’il soit, qui fait ouvertement référence au mythe et au symbole a tendance à être mal compris. A-t-il été difficile, par exemple, de comprendre que le film 1917 de Sam Mendes était une allégorie de la souffrance et de la rédemption, avec des références à Blake et Bunyan, et des apparitions de la Vierge Marie et du Jourdain ? Apparemment trop difficile pour la plupart des critiques. Mais le fait que les mythes et les cycles mythiques ne soient pas bien compris aujourd’hui, et qu’ils existent principalement dans des versions hollywoodiennes, ne les rend pas moins puissants, même si ceux qui sont influencés par eux n’en sont pas conscients.
Du mythe au complotisme
L’origine ultime du mythe est généralement considérée comme une tentative de rationalisation des événements naturels, tels que la nuit et le jour, les étoiles et les planètes et la progression des saisons. Les mythes ont traditionnellement ordonné les événements en une sorte de relation cohérente, établi des causes et des effets et atténué quelque peu le caractère aléatoire du monde, par ailleurs effrayant. Les mythes modernes fonctionnent fondamentalement de la même manière et servent fondamentalement le même objectif. Les mythes ne sont pas les mêmes que les théories du complot, bien qu’elles puissent les intégrer, mais plutôt des constructions idéologiques globales et (théoriquement) cohérentes qui servent à donner un sens à notre existence et à ce qui se passe dans nos vies. Les mythes doivent être globalisants pour être cohérents : ils ne sont pas autorisés à faire des erreurs, et tout ce qui ne va pas doit être supprimé ou modifié. De même, les mythes tirent leur force de leur nécessité première. Personne n’est convaincu de la validité d’un mythe par une enquête patiente. Au contraire, la validité du mythe est tenue pour acquise et les événements s’y insèrent, avec plus ou moins de difficulté, au fur et à mesure qu’ils se produisent. Le mythe le plus influent de l’histoire moderne est celui de la Cabale (le mot vient de la Kabbale hébraïque), un groupe caché mais tout-puissant d’individus dans un ou plusieurs pays, qui dirigent secrètement les affaires du monde. Ce n’est pas nécessairement la même chose qu’une nation qui dirige les affaires du monde, car souvent le gouvernement apparent de la nation concernée n’est qu’une figure de proue, manipulée par la Cabale. Ainsi, l’inefficacité désespérée de la réponse officielle du gouvernement américain au Covid s’expliquerait comme une opération de tromperie astucieuse, conçue pour détourner l’attention de l’efficacité effrayante des maîtres secrets de la nation. Ce mythe a une très longue histoire, remontant probablement aux fantasmes médiévaux d’un gouvernement mondial juif secret dans l’Espagne musulmane. Après quoi, les Templiers, les Jésuites, les Illuminati bavarois et les Rose-Croix ont tous été mis à l’épreuve. Mais c’est au XVIIIe siècle, lorsqu’il existait réellement des organisations secrètes telles que les francs-maçons, que le concept a commencé à être utile pour expliquer des événements autrement incompréhensibles comme la Révolution française. Comment, après tout, l’ordre naturel des choses a-t-il pu être bouleversé de manière aussi violente et un roi sacré assassiné, si ce n’est à la suite d’une conspiration longue et minutieusement préparée ?
Depuis lors, bien sûr, le mythe a été ressassé sans fin, pour expliquer chaque développement politique inattendu de l’histoire moderne. Je l’ai rencontré personnellement pour la première fois après la mort de la princesse Diana en 1997, lorsque des contacts étrangers (gouvernementaux) m’ont expliqué qu’il était « évident » qu’elle avait été assassinée par le « MI6 des services secrets britanniques » pour l’empêcher d’épouser un Égyptien et de donner ainsi naissance à un héritier musulman du trône. Depuis lors, je me suis résigné à ce qu’on me dise, en personne et par écrit, que les événements dans lesquels j’étais personnellement impliqué avaient en réalité des causes et des résultats bien différents de ce dont je me souvenais, et que si je ne l’acceptais pas, je devais avoir fait partie de la conspiration elle-même, ou simplement être trop insignifiant pour connaître la vérité. Comme me l’a dit il y a dix ans un universitaire arabe assez distingué, essayant de me convaincre que le Printemps arabe avait été planifié en détail pendant une décennie par les services de renseignement occidentaux, « si même des gens comme vous ne comprennent pas ces choses, cela montre à quel point le complot doit être bien caché et sournois ». L’identité et les composantes de la Cabale varient naturellement au fil du temps et du contexte. Une liste (très) courte comprendrait les francs-maçons (bien sûr), les juifs (bien sûr), mais aussi la CIA, le groupe Bilderberg, la Commission trilatérale, l’Union européenne (ou des parties de celle-ci), le Forum économique mondial, les Nations unies, l’Organisation mondiale de la santé, le KGB, le SVR, le complexe militaro-industriel, le « MI6 », la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, le « Deep State », la City de Londres, Goldman Sachs et Wall Street en général, tous ces éléments pris séparément ou en combinaison.
Le complotisme entraine « l’aquoibonisme »
Les contradictions apparentes entre ces organisations peuvent s’expliquer par des conspirations encore plus profondes dont les dirigeants élus ne sont eux-mêmes pas au courant : cela reflète l’idée populaire selon laquelle les agences de renseignement et autres organisations similaires ont des cercles d’information de plus en plus restreints, et son principal antécédent littéraire est, bien sûr, le Parti Intérieur dans « 1984 », qui a même menti au Parti Extérieur sur ses véritables objectifs. De même, tout lien entre ces organisations ou leur personnel ne sert qu’à accroître la taille et l’influence présumées de la Cabale. Après tout, un diplomate américain qui était auparavant accrédité auprès des Nations Unies à New York travaille maintenant, à la retraite, pour un groupe de réflexion qui recevrait des fonds de l’USAID, qui serait une organisation de façade pour la CIA. Il est donc évident que la CIA contrôle les Nations Unies. Une fois de plus, les preuves, ou même la rationalité, sont une question secondaire. L’information ne sert qu’à alimenter le mythe, pas à le remettre en question. On suppose que la Cabale est capable de gérer les affaires du monde entier dans les moindres détails, avec un degré de compétence et une gamme de ressources que n’importe quel « cabaliste » que j’ai rencontré aimerait avoir. Et alors que de telles théories ont un effet pratique limité sur la politique en Occident, même avec l’arrivée d’Internet, ailleurs elles constituent le cadre d’interprétation par défaut de tout ce qui se passe. En d’autres termes, pas un moineau ne tombe sans que la CIA ne l’ait empoisonné. Dans un essai précédent, j’ai cité le grand écrivain égyptien/libanais Amin Malouf qui déplorait les effets de ce type de pensée dans les anciens pays de l’Empire ottoman, et son effet déresponsabilisant et destructeur sur les politiques des États arabes. Il ne sert à rien d’essayer d’élaborer une politique indépendante dans l’intérêt du pays, l’Occident a déjà tout planifié dans les moindres détails et tuera ou renversera quiconque s’oppose à lui. Les gouvernements arabes peuvent prétendre se comporter comme des États indépendants, mais ils « savent » qu’en pratique tout est décidé par d’autres. Il n’y a donc pas eu de président au Liban ces deux dernières années, car le Parlement libanais, plutôt que de prendre une décision, attend que les puissances occidentales, l’Iran et l’Arabie saoudite, qui décident de toute façon de tout ce qui se passe dans le pays, lui disent quoi faire. On retrouve à peu près la même chose dans certaines régions d’Afrique, où les intellectuels et les journalistes déplorent la domination économique et politique totale de l’Occident sur tous les aspects de leur pays, avant d’admettre, après quelques bières, qu’au moins une partie de tout cela n’est que rhétorique pour détourner l’attention de la corruption et de l’incompétence de leurs propres classes dirigeantes.
Bien sûr, de tels mythes doivent être de nature absolue. On ne peut pas avoir le mythe d’une Cabale « assez » puissante : par définition, une Cabale toute-puissante doit tout contrôler ou elle n’est pas toute-puissante. Donc si elle assassine régulièrement tous les opposants, cela doit être tous les opposants. D’où le spectacle ironique de personnes qui ont complètement absorbé le mythe de la Cabale et qui luttent publiquement avec leur conscience au sujet de l’échec de l’assassinat de Donald Trump. Soit il s’agissait d’un véritable complot d’assassinat qui a mal tourné, ce qui semble extrêmement improbable aux gens intellectuellement honnêtes, soit il s’agissait d’un coup monté délibéré (idem), soit il ne s’agissait pas du tout de la Cabale, ce qui signifie que la Cabale n’est pas toute-puissante, et que d’autres assassinats qui lui sont attribués auraient pu être commis par quelqu’un d’autre, ou même, ce n’étaient pas des assassinats. Oh mon Dieu !
Les mythes dérivés : le peuple victime, l’axe du mal,…
Au mythe de la Cabale est lié le mythe du peuple victime, piétiné par l’histoire et toujours trahi par les autres. Il est difficile pour les occidentaux (et surtout les Anglo-Saxons) de l’apprécier, mais il existe des cultures qui s’accrochent de manière masochiste à leurs défaites. Partout où la botte ottomane a marché, il y a des monuments commémoratifs aux patriotes qui se sont engagés dans des luttes désespérées pour l’indépendance et ont subi de terribles représailles. La place des Martyrs à Beyrouth, par exemple, commémore tous les Libanais morts en combattant pour l’indépendance contre les Turcs, jusqu’à l’exécution d’un groupe multiethnique de patriotes en 1916. Et les imprudents qui se lancent dans la région dans une discussion sur la politique des Balkans peuvent passer une soirée entière à entendre décrire avec amour et détails les nations et les peuples trahis, massacrés, expulsés et réprimés, généralement à partir du Moyen-Âge. Pour certains pays, comme ici, le statut de victime est une part importante de leur identité nationale, même aujourd’hui : l’Armée républicaine irlandaise, par exemple, semble éprouver une affection nécrophile particulière pour ses propres « martyrs ». Cela peut avoir des effets sur la politique réelle : l’une des nombreuses choses que les politiciens occidentaux n’ont pas comprises au moment de la crise du Kosovo en 1999, c’est qu’ils jouaient précisément le jeu de la vision traditionnelle des Serbes sur leur propre histoire et leur statut de victime.
Le mythe de la Source de Tous les Maux est également lié à ce mythe. Il s’agit généralement d’un pays tenu pour responsable de tous les problèmes du monde, ou du moins (comme dans le cas de l’Iran) d’une région. Pendant une grande partie du XXe siècle, c’était l’Union soviétique qui était à l’origine de tous les problèmes du monde, et la « main de Moscou » était décelée derrière les crises du monde entier. Inévitablement, cela a provoqué une réaction et, à partir des années 1960, les critiques ont commencé à chercher et à remplacer « Union soviétique » par « États-Unis » pour tenter de produire un contre-récit. Ce récit, bien que minoritaire, continue d’avoir de l’influence dans certains milieux. Dans la vie réelle, bien sûr, les crises et les conflits internationaux sont généralement très complexes dans leurs origines et leurs résultats, et tout mythe de la Source de tous les maux doit supprimer ou réécrire une grande partie des preuves de l’époque pour maintenir sa pureté. Après tout, la source de beaucoup de mal n’est pas un mythe très attrayant : c’est ainsi que les partisans et les opposants à l’action occidentale en Ukraine tentent frénétiquement de faire entrer les événements complexes depuis 2014 dans un modèle mythique reconnaissable.
Il est étroitement lié au mythe de l’Esprit Maléfique, qui complote le renversement de pays depuis un repaire secret quelque part. Il s’agit presque entièrement d’une construction de la culture populaire, dérivée probablement en fin de compte du corpus des légendes de Faust, et le meilleur exemple dans la culture populaire moderne est la figure de Blofeld dans les livres et les films de James Bond. Pourtant, aussi imaginaire soit-il, le mythe a été appliqué à de nombreux cas réels, de Patrice Lumumba à Vladimir Poutine, car il simplifie utilement les choses : si un seul individu doit être éliminé pour sauver le monde, alors la menace est beaucoup plus facile à comprendre, et le monde est beaucoup plus facile à sauver.
Enfin, dans une très longue liste, il y a le mythe du Prophète. Proche du Leader Providentiel, ce mythe est celui ou ceux qui voient la vérité que d’autres souhaitent cacher, ou le danger que personne ne veut voir. Churchill et de Gaulle ont tous deux utilisé ce mythe après la Seconde Guerre mondiale, se présentant comme les prophètes des dangers du nazisme ignorés par les gouvernements de l’époque. C’était au mieux une exagération massive, mais c’était une politique efficace. En effet, bien que le mythe du Prophète soit très ancien (il remonte à des milliers d’années au moins), il est particulièrement populaire à notre époque libérale moderne, où tout le monde veut être individualiste et rebelle. Je dois recevoir une douzaine de demandes par e-mail par semaine pour contribuer financièrement à des sites qui disent la vérité que d’autres refusent d’accepter, ou qui déchirent le voile sur des secrets que le monde veut cacher. Inutile de dire que le contenu et les opinions de ces sites sont tous très similaires.
Il s’agit donc essentiellement de mythes que tout le monde connaît, bien que souvent sous des formes légèrement différentes, qui n’ont pas d’origine définie et qui s’inspirent largement de stéréotypes culturels et de distorsions de l’histoire de toutes sortes. Ce sont, si vous voulez, des signifiants flottants en quête d’un signifié, ou des mèmes : des idées culturelles itinérantes propagées par imitation et répétition. Les ésotéristes, quant à eux, ont leur concept d’égrégores, ou formes de pensée collectives issues des pensées et des émotions de groupes. (Est-ce une coïncidence, je me demande, si Goldfinger, l’un des ennemis de James Bond, est un alchimiste symbolique qui veut tout transformer en or, ou si l’organisation qu’il combat s’appelle SPECTRE ? Il y a sûrement une thèse de doctorat là-dessus ?)
La pensée simpliste
Donc, pour revenir à notre point de départ, la plupart de ce que les gens pensent « savoir » sur la crise ukrainienne n’est pas du tout une connaissance, c’est simplement l’organisation réflexive d’informations réelles ou apocryphes qu’ils rencontrent dans un ou plusieurs cadres mythiques. Cela n’est pas surprenant, étant donné l’énorme complexité de la situation et le fait que les combattants eux-mêmes sont encore en train de découvrir à quoi ressemble ce type de guerre moderne. Ainsi, pour la plupart des commentateurs et experts, il serait sage d’adopter comme devise la proposition finale du Tractatus de Wittgenstein : quand vous n’avez rien d’utile à dire, taisez-vous.
Mais les pressions économiques et professionnelles poussent toutes dans l’autre sens, bien sûr. Pitié pour le pauvre blogueur ou membre d’un think tank, dépendant des abonnements pour gagner sa vie, qui écrit sur les « affaires stratégiques ». La semaine dernière, il s’agissait des dépassements de coûts du programme F35, avant cela de la politique étrangère de Trump et avant cela des attaques contre des navires en mer Rouge. Mais maintenant, c’est le sommet de l’OTAN et la guerre en Ukraine, et vous ne pouvez pas éviter d’écrire sur le sujet. Mais vous ne savez rien du fonctionnement interne de l’OTAN, pas grand-chose sur les performances des armes, rien sur la planification et la conduite des opérations militaires à quelque niveau que ce soit, rien sur les tactiques modernes, vous ne parlez pas russe, n’avez jamais visité la région et vous ne savez même pas lire une carte militaire (quels sont ces drôles de symboles ?)
Vous faites donc des recherches superficielles et structurez votre article autour d’une série de mythes construits à partir d’histoire banalisée et de divertissements populaires, assaisonnés de la saveur politique (pro ou antirusse) que vos abonnés recherchent. Et une grande partie de la couverture médiatique actuelle sur l’Ukraine se conforme fondamentalement à ce modèle.
Cela aide également à expliquer certaines des idées lunatiques qui circulent sur la « guerre » avec la Chine, par exemple. Personne n’a jamais été capable de m’expliquer en quoi consisterait une telle guerre. Après tout, les Chinois pourraient facilement bloquer l’île de Taiwan. Les États-Unis vont-ils risquer l’incinération de Washington pour empêcher cela ? La réponse, je pense, est que ces gens sont victimes d’une des plus anciennes structures mythiques, celle du conflit prédestiné et prédéterminé entre tribus, nations et civilisations, parfois qualifié de « piège de Thucydide », où les puissances émergentes affrontent violemment les puissances établies. (En effet, la curieuse caractérisation des États-Unis comme un « empire » montre la puissance et l’influence continue de ce mythe.)
Ou nous mènent les mythes ? La bêtise comme politique
Mais un facteur supplémentaire entre en jeu. Les mythes que nous avons brièvement évoqués ont leurs origines ultimes dans la nuit des temps, dans des sociétés ayant une vision essentiellement tragique et pessimiste de la vie. (Les sagas islandaises ou l’Iliade ne font pas beaucoup rire.) Ce qui s’est développé avec l’avènement des religions monothéistes, bien sûr, c’est une vision eschatologique et téléologique de l’histoire. Les mythes du christianisme et de l’islam sont ceux du conflit final et du jugement final. (Le Paradis perdu de Milton n’aurait eu aucun sens mille ans plus tôt, et n’en a toujours pas, je pense, pour les bouddhistes.) Non seulement l’histoire a une fin, mais contrairement aux sagas nordiques, les bons gagnent, car telle est la nature de la création. Nous n’en sommes pas vraiment conscients dans nos sociétés superficiellement désacralisées ce qui explique pourquoi nous ne pouvons pas comprendre l’État islamique par exemple, préférant presque n’importe quelle autre explication à l’idée que ses combattants croient réellement ce qu’ils disent. Pourtant, l’idée sécularisée selon laquelle les bons gagnent est désormais ancrée dans la culture populaire d’une manière qui aurait été impensable autrefois.
Depuis les Lumières, nous avons assisté à la croissance de versions sécularisées et libérales de ces divers mythes. J’ai longuement discuté ailleurs de la ferveur téléologique qui sous-tend l’antagonisme européen envers la Russie, et de la raison pour laquelle il sera plus difficile pour les Européens que pour les États-Unis d’admettre que la guerre a été perdue. Dans ces mythes, la force modernisatrice du libéralisme triomphe de tout, dissipant la superstition, la religion, le nationalisme, la culture et l’histoire, et les remplaçant par l’intérêt personnel rationnel et éclairé. La Terre sera remplie de la gloire du libéralisme comme les eaux recouvrent la mer : à l’exception du fait gênant que deux puissances massives, la Russie et la Chine, refusent de jouer le jeu. Elles doivent donc être détruites et, dans le mythe téléologique et eschatologique que le libéralisme a construit à partir de la religion monothéiste, elles seront détruites. La victoire est certaine parce qu’elle est certaine, comme dans l’idéologie de l’État islamique.
Quelque part dans l’inconscient confus d’Ursula von der Leyen, ces idées se télescope aux mythes de la culture populaire selon lesquels le héros arrive toujours à l’heure, où le Faucon Millenium « à la Star Wars » apparaît au dernier moment, où le cerveau maléfique du pays de la source de tous les maux meurt dans les dix dernières minutes. Après tout, à Hollywood, on sait que la victoire est à portée de main, juste au moment où la défaite semble certaine. Regardez, voilà le porteur de l’anneau, enfin arrivé à Mordor ! Ce qui va donc se passer, c’est qu’un courageux soldat des forces spéciales allemandes va pénétrer dans le Kremlin avec une bombe thermonucléaire déguisée en stylo à plume, et le Seigneur des Ténèbres sera vaincu, et la Terre sera pleine de etc. etc. Puis en Chine. En fin de compte, je ne vois aucune autre explication, si tortueuse soit-elle, qui pousserait des gens manifestement intelligents à dire des choses aussi stupides, avec tous les signes de sincérité.
Eh bien, « contre la bêtise », écrivait Schiller, « les dieux eux-mêmes luttent en vain ». Il avait raison, et il y a beaucoup de bêtise autour de nous, mais ce n’est pas tout. Il n’y a rien de pire que de se perdre dans une construction intellectuelle que l’on ne peut pas comprendre et dont on ne se rend même pas compte qu’on la vit. Et c’est là où se trouve une grande partie de l’Occident aujourd’hui.
Aurelien
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.