Par Andrew Korybko − Le 6 mars 2025 − Source korybko.substack.com
Les interactions entre ces trois pays, la Russie et les États-Unis vont déterminer la future architecture de sécurité du continent.
La déclaration de Macron, mercredi 5 mars 2025 selon laquelle il serait sur le point d’étendre le parapluie nucléaire français aux autres alliés du continent démontre qu’il défie l’Allemagne et la Pologne pour prendre la direction de l’Europe de l’après-conflit. Scholz, le chancelier allemand sortant, avait publié en décembre 2022 un manifeste hégémonique qui avait ensuite pris la forme de ce que l’on peut décrire comme « Forteresse Europe« , en référence à la tentative menée par l’Allemagne de diriger l’isolement de la Russie par l’Europe.
Ce concept suppose une subordination de la Pologne à l’Allemagne, qui semble s’être produite durant la première moitié de l’année 2024, mais a ensuite ralenti lorsque la coalition libérale-mondialiste au pouvoir a adopté une approche plus populiste-nationaliste vis-à-vis de l’Ukraine en préparation des élections présidentielles du mois de mai. Même si cela a commencé de manière insincère, les choses ont pris vie de cette manière, et une nouvelle dynamique s’est établie autour des nouvelles circonstances du retour au pouvoir de Trump au travers desquelles « la Pologne est une fois de plus vouée à devenir le principal partenaire des États-Unis en Europe. »
L’économie polonaise est la plus importante des pays de l’Est appartenant à l’UE, et elle se targue désormais de disposer de la troisième armée de l’OTAN, si bien que les États-Unis s’emploient systématiquement à maintenir la Pologne comme alliée fiable, un point qui prend d’autant plus d’ampleur que la faille transatlantique se creuse. Si ces tendances se poursuivent, la Pologne pourrait empêcher la France ou l’Allemagne de diriger l’Europe de l’après-conflit en définissant une sphère d’influence soutenue par les États-Unis en Europe centrale, mais elle pourrait avoir ses chances de le faire en propre si les conservateurs ou les populistes arrivent au pouvoir.
La séquence d’évènements qui devrait se dérouler commence par l’accession à la présidence de l’un ou l’autre de ces partis, ce qui pousserait les libéraux-mondialistes dans leur direction, en anticipation des élections parlementaires de l’automne 2027, ou d’élections anticipées tenues sous un prétexte quelconque, et remportées par les conservateurs ou les populistes. L’ancien gouvernement conservateur de Pologne présentait de nombreuses imperfections, mais a permis au pays de tenir lieu de bastion aux EuroRéalistes (souvent décrits dans les médias dominants comme EuroSceptiques) durant ces huit années.
Si le pays devait endosser de nouveau ce rôle avec un retour des conservateurs au parlement, une coalition avec les populistes l’alignerait possiblement parfaitement avec la vision de Trump, et pourrait amener la Pologne ou bien à prendre la tête de processus intérieurs similaires sur le continent, ou à tout le moins dans sa propre région. Si le second de ces scénarios devait se concrétiser, il empêcherait très efficacement une France ou une Allemagne libérale-mondialiste de prendre la direction de l’ensemble de l’Europe en séparant celle-ci en deux moitiés idéologiquement opposées.
Les armes nucléaires de la France sont l’atout détenu par ce pays, même si elles pourraient amener certaines sociétés enclines au conservatisme ou au populisme sous le joug libéral-mondialiste, si la France étendait son parapluie sur ces pays qui craignent une invasion russe, et qui pourraient se retrouver abandonnées par les États-Unis. Cette éventualité pourrait amener les électorats à changer d’opinion s’ils se sentaient plus dépendants de la France, et leur faire décider de déclarer une forme d’allégeance à ce pays en conservant leurs gouvernements alignés idéologiquement au pouvoir, au lieu de les remplacer.
Cela ne signifie pas que la France va réussir, mais les explications ci-dessus explicitent la proposition sans précédent formulée par Macron dans le contexte des ambitions de Grande Puissance de son pays à ce moment historique. À cet égard, beaucoup de choses vont sans doute dépendre du débouché de la crise politique intérieure que connaît la Roumanie, sujet sur lequel le lecteur peut en apprendre davantage ici, car le coup d’État libéral-mondialiste contre le candidat populiste-nationaliste pourrait asseoir l’influence française dans ce pays qui est en première ligne géostratégique.
Peu de gens en ont conscience, mais la France dispose déjà de centaines d’hommes en Roumanie, où elle dirige un groupe de combat de l’OTAN. Elle a également signé un pacte de défense avec la Moldavie voisine au mois de mars 2024, dont on peut imaginer qu’il pourrait comprendre le déploiement de soldats dans ce pays également. La présence militaire française en Europe du Sud-Est positionne l’hexagone en pôle position pour intervenir de manière conventionnelle en Ukraine si elle le décide, que ce soit avant ou après la fin des hostilités, et cela suggère que Macron va se concentrer sur cette région pour étendre l’influence de la France.
Si des progrès devaient s’observer, trois autres scénarios pourraient dès lors se dérouler. Le premier verrait la Pologne et la France en compétition en Europe centrale, la première finissant par étendre son emprise sur les pays baltes, et la seconde en faisant autant en Europe du Sud-Est (où nous intégrons dans ce contexte la Moldavie au vu de ses liens étroits avec la Roumanie), ce qui diviserait l’Europe en trois, entre ces deux pays et l’Allemagne. Sous un tel scénario, l’Allemagne disposerait également d’une certaine influence sur chaque région d’Europe centrale, mais sans y dominer.
Le second scénario verrait la Pologne et la France, qui ont été des partenaires historiques depuis le début des années 1800, coopérer en Europe centrale en se partageant informellement les États baltes et l’Europe du Sud-Est; afin de partager l’Europe de manière asymétrique en deux moitiés : une moitié allemande, et une moitié polono-française. La partie polonaise verrait se maintenir une influence particulière de la part des États-Unis si la Pologne continue de s’aligner sur les États-Unis, même si elle est dirigée par les libéraux-mondialistes, ou bien ces derniers pourraient également se tourner vers la France et se détourner des États-Unis.
Le scénario final verrait les trois pays utiliser leur format du triangle de Weimar pour coordonner un contrôle à trois sur l’Europe, mais cela dépend de la prise par les libéraux-mondialistes de la présidence polonaise au mois de mai, pour ensuite les aligner sur Berlin et Bruxelles au lieu de Washington. Ce scénario est donc le moins probable, surtout au vu du fait que les libéraux-mondialistes pourraient pivoter vers la France, et non pas vers l’Allemagne/UE, comme compromis entre leurs intérêts idéologiques, électoraux et géopolitiques en prévision des élections parlementaires de l’automne 2027.
Nonobstant ce qui finira par transpirer, le « Schengen militaire« dont se sont fait les pionniers l’Allemagne, la Pologne et les Pays-Bas l’an dernier, et auquel la France a exprimé une volonté de se rallier, va sans doute continuer d’intégrer de nouveaux membres au sein de l’UE, ce qui va faciliter les intérêts de ces trois puissances aspirant au pouvoir. L’Allemagne en a besoin pour son projet de « Forteresse Europe », la Pologne a besoin d’alliés pouvant rapidement lui venir en aide en cas d’une hypothétique guerre contre la Russie, et la France en a besoin pour asseoir son influence dans l’Europe du Sud-Est.
L’architecture future de la sécurité du continent se verra en fin de compte déterminée par les interactions entre la France, l’Allemagne et la Pologne, et leurs projets de direction de l’Europe de l’après-conflit. La Russie et les États-Unis vont également peser à des degrés divers dans le processus, que ce soit au travers de leur « Nouvelle Détente« ou de manière indépendante. Pour le moment, les incertitudes sont trop importantes pour que l’on puisse prédire à quoi cet ordre émergent pourra ressembler, mais la dynamique présentée dans le présent article présente les scénarios les plus probables.
Andrew Korybko est un analyste politique étasunien, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.
Traduit par José Martí, relu par Wayan, pour le Saker Francophone