Par Tom Engelhardt – Le 14 juin 2018 – Source UNZ Review
Voyez-le comme une version typiquement américaine de la comédie humaine : une grande puissance qui sait toujours ce dont le monde a besoin et offre ses nombreux conseils malgré sa totale surdité ; image qui serait humoristique, si elle n’était pas si sinistre. Si vous regardez bien, vous en trouverez des exemples à peu près partout. En voici un exemple, un extrait d’un article du New York Times sur les négociations alambiquées qui ont précédé le sommet de Singapour. « Les Américains et les Sud-Coréens », écrit le journaliste Motoko Rich, « veulent persuader le Nord que le fait de continuer à canaliser la plupart des ressources du pays vers ses programmes militaires et nucléaires compromet le bien-être économique de ses citoyens. Mais le Nord ne considère pas que les deux s’excluent mutuellement. »
Réfléchissez-y un instant. Les États-Unis ont, bien sûr, entrepris une mise à niveau de leur arsenal nucléaire déjà colossal (et ce malgré les dépassements de budgets). Depuis des années, leur Congrès et leur président se sont montrés empressés d’injecter au moins 1000 milliards de dollars par an dans le budget dans cet État sécuritaire (un chiffre qui continue d’augmenter et dépasse de loin celui de toute autre puissance sur la planète), tandis que leurs propres infrastructures domestiques s’effondrent. Et pourtant, ils trouvent le comportement des Nord-Coréens étrange lorsque ceux-ci suivent eux aussi une politique aussi extrême.
Dépassés n’est pas un mot que les Américains s’appliquent habituellement à eux-mêmes en tant que pays, peuple ou gouvernement. Il s’avère pourtant adéquat.
Et quand il s’agit d’ignorance, il y a une autre voie, bien plus étrange, que les États-Unis suivent depuis au moins l’époque de George W. Bush, qui a de fortes conséquences et que pourtant, d’une certaine façon, personne ne remarque. Les Américains n’ont pas la moindre idée sur ce sujet. En fait, si vous pouviez mettre les États-Unis sur le canapé d’un psychiatre, ce serait un bon point de départ.
L’Amérique endiguée
D’une certaine façon, c’est une vieille histoire sur Terre : l’ascension et la chute des empires. Et notez le pluriel. Depuis le XVe siècle, lorsque les flottes des premières puissances impériales européennes ont fait irruption dans le vaste monde en ayant à l’esprit de l’assujettir, il s’agissait invariablement d’une compétition entre plusieurs pays. Il y avait au moins trois, ou parfois beaucoup plus, puissances impériales en devenir se disputant la domination ou la perdant lentement. C’était, par définition, l’histoire des grandes puissances sur cette planète : l’ascension difficile, le déclin refusé. Pendant tant de siècles, ce fut un des récits principaux de l’histoire, l’histoire qui s’est déroulée jusqu’en 1945 au moins, lorsque deux « superpuissances », les États-Unis et l’Union soviétique, se sont retrouvées face à face, sur le champ de bataille mondial.
Des deux, les États-Unis ont toujours été les plus forts, les plus puissants et surtout les plus riches. Ils craignaient théoriquement l’ours russe, l’empire du mal, qu’ils travaillaient assidûment à « contenir » derrière ce fameux rideau de fer et dont les habitants, toujours en nombre modeste, étaient soumis à une peur et une répression paranoïaque. Cependant, la vérité – du moins rétrospectivement – était que, pendant les années de la guerre froide, les Soviétiques rendaient en fait à Washington une faveur étrange, même si elle n’était pas faite consciemment. Dans une grande partie du continent eurasien et dans d’autres endroits, de Cuba au Moyen-Orient, le pouvoir soviétique et la lutte sans fin pour l’influence et la domination qui l’accompagnait ont toujours rappelé aux dirigeants américains que leur propre pouvoir avait ses limites. Cela, comme le XXIe siècle aurait dû l’indiquer clairement (mais ne l’a pas fait), n’était pas rien. Il semblait encore évident à l’époque que la puissance américaine ne pouvait être totale. Il y avait des choses qu’elle ne pouvait pas faire, des endroits qu’elle ne pouvait pas contrôler, des rêves que ses dirigeants ne pouvaient tout simplement pas avoir. Bien que personne n’y ait jamais pensé de cette façon, de 1945 à 1991, les États-Unis, comme l’Union soviétique, ont été, d’une certaine façon, « contenus ».
Pendant ces années-là, les Russes ont essentiellement sauvé Washington d’elle-même. Le pouvoir soviétique était un rappel tangible aux dirigeants politiques et militaires américains que certaines zones de la planète restaient des zones interdites (sauf dans ce que, dans ces années-là, on les appelait « les ombres »). L’Union soviétique, en bref, a sauvé Washington de la fantaisie et de l’enfer d’être seule, même si les Américains ne saisissaient cette réalité qu’au niveau le plus subliminal.
Telle était la situation jusqu’en décembre 1991 quand, à la fin d’une course au pouvoir impérial datant de plusieurs siècles (et la course aux armements sans fin qui l’accompagnait), il ne resta plus qu’une seule puissance gigantesque sur la planète Terre. Il est significatif de la pensée d’alors, lorsque l’Union soviétique a implosé, que la réaction initiale à Washington ne fut pas le triomphalisme (bien que cela soit arrivé rapidement) mais un choc total, un sentiment d’incrédulité face à quelque chose que personne n’avait prévu, prédit ou même imaginé mais qui s’est néanmoins produit. Jusqu’à ce moment précis, Washington avait continué à planifier un monde à deux superpuissances, jusqu’à la fin des temps.
Une Amérique qui n’est plus endiguée
Cependant, l’élite washingtonienne a rapidement considéré ce qui se passait comme, selon l’expression du moment, « la fin de l’histoire ». Étant donné la dissolution de l’Union soviétique, il lui semblait que la victoire finale avait été remportée par le pays que ses politiciens allaient bientôt appeler « la dernière superpuissance », la nation « indispensable », l’État « exceptionnel », une terre qui dépasse l’imagination (jusqu’à ce que Donald Trump s’engage dans la campagne électorale avec un slogan qui laisse entendre que la grandeur n’est plus tout à fait américaine).
En réalité, il y avait une variété de chemins possibles pour la « dernière superpuissance », à ce moment-là. On parla même, brièvement, des « dividendes de la paix » – de la possibilité que, dans un monde sans superpuissances en conflit, l’argent des contribuables soit à nouveau investi non pas dans le nerf de la guerre, mais dans le nerf de la paix (en particulier dans les infrastructures et le bien-être des citoyens du pays).
Un tel discours, cependant, ne dura qu’un an ou deux et toujours dans une tonalité mineure avant d’être relégué au grenier de Washington. Au lieu de cela, alors qu’il ne restait que quelques États « voyous », mais rachitiques, à traiter – comme…. la Corée du Nord, l’Irak et l’Iran – l’argent n’a jamais été utilisé pour des fins domestiques et personne n’y a même pensé.
Considérez que ce fut une chance pour les rêveurs géopolitiques qui prendront bientôt les rênes à Washington que la première guerre du Golfe de 1990-1991, qui s’est terminée moins d’un an avant l’effondrement de l’Union soviétique, a préparé la voie à un style de pensée tout à fait différent. Cette victoire instantanée a conduit à un nouveau type de rêve militarisé dans lequel une armée très technophile, comme celle qui a chassé les forces de Saddam Hussein du Koweït en si peu de temps, serait capable de faire n’importe quoi sur la planète, car sans opposition sérieuse.
Et pourtant, dès le début, apparaissaient les signes suggérant un avenir bien plus sombre. Pour ne prendre qu’un exemple tristement célèbre, les Américains se souviennent encore de l’épisode Black Hawk Down de 1993, lorsque les plus grands militaires du monde se sont montrés incapables face à un seigneur de guerre somalien et ses milices locales, d’imposer leur volonté à l’un des États les moins impressionnants de la planète (un endroit qui frustre toujours cette armée un quart de siècle plus tard).
Dans ce monde post-1991, cependant, peu de gens à Washington réalisaient que le XXe siècle avait pourtant déclenché un autre phénomène sur le monde, celui des mouvements insurgés de libération nationale, généralement des rébellions de gauche, dans tout ce qui avait été le monde colonial – le monde même des empires concurrents que l’on apprend dans les livres d’histoire – et ces mouvements n’avaient pas encore disparus. Au XXIe siècle, de telles insurrections, aujourd’hui largement religieuses, ou fondées sur le terrorisme, ou les deux, s’avèrent offrir une nouvelle et sinistre version d’endiguement de la dernière superpuissance.
L’Indispensable Nation se déchaine
Le 11 septembre 2001, un jihadiste mondial du nom d’Oussama ben Laden a envoyé ses forces aériennes (quatre avions de passagers américains détournés) et son armement de précision (19 suicidaires, principalement des Saoudiens) contre trois cibles emblématiques du panthéon américain : le Pentagone, le World Trade Center, et sans aucun doute le Capitole ou la Maison Blanche (aucun n’étant touché car l’avion s’est écrasé dans un champ de Pennsylvanie). Ce faisant, en un sens, ben Laden non seulement a déchainé l’enfer sur terre, mais il a surtout déchaîné la dernière superpuissance. [Ce n’est bien sûr que l’avis de l’auteur, NdSF]
Shakespeare aurait eu le bon mot pour qualifier ce qui suivra : hubris. Mais comprenez un peu les hauts fonctionnaires de l’administration Bush (et les néoconservateurs qui les ont soutenus). Il n’y avait jamais eu un moment comme celui-ci : un moment unique. Il ne restait qu’une seule grande puissance, unique et triomphante, sur la planète Terre. Mais cette seule superpuissance – riche comme nulle autre, son armée de plus en plus technologique sans concurrence, son seul véritable rival se trouvant dans un état d’effondrement – était maintenant mise au défit par un petit groupe de djihadistes.
Pour le président Bush, le vice-président Dick Cheney et le reste de leur équipe, il s’agissait d’une occasion unique. Passé le choc du 11 septembre, de ce « Pearl Harbor du XXIe siècle », c’était comme s’ils avaient trouvé une formule magique dans les ruines de ces bâtiments emblématiques pour le contrôle ultime de la planète. En tant que secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld donnerait comme instruction au Pentagone ce jour-là, « Allez y fort. Balayez cela. Les choses qui y sont liées et même celles qui ne le sont pas. »
En l’espace de quelques jours, les choses liées et non liées furent effectivement balayées. On a presque instantanément dit que le pays était « en guerre » et bientôt ce conflit a même eu un nom, la Guerre mondiale contre le terrorisme. Cette guerre ne devait pas non plus être menée contre al-Qaïda, ou même contre un seul pays, un Afghanistan gouverné en grande partie par les talibans. Plus de 60 pays considérés comme ayant des « réseaux terroristes » de diverses sortes se sont retrouvés presque instantanément dans le champ de tir potentiel de l’administration. Et ce n’était que le début.
En octobre 2001, l’invasion de l’Afghanistan était lancée. Au printemps 2003, l’invasion de l’Irak a suivi, et ce n’étaient là que les premières étapes de ce qui était de plus en plus considéré comme l’imposition d’une Pax Americana au Grand Moyen-Orient. Il ne faisait aucun doute, par exemple, que l’Iran et la Syrie suivraient bientôt la voie de l’Irak et de l’Afghanistan. Les hauts responsables de Bush entretenaient de tels rêves puisque, en 1997, beaucoup d’entre eux ont formé un groupe de réflexion (le premier à entrer à la Maison Blanche) appelé le Projet pour un nouveau siècle américain et ont commencé à écrire ce qui était à l’époque des fantasmes de gens loin du pouvoir. Mais en 2003 ils étaient au pouvoir et leurs rêves sont devenus encore plus grandioses.
En plus d’imaginer une Pax Republicana politique aux États-Unis, ils rêvaient vraiment d’une future Pax Americana planétaire dans laquelle, pour la première fois dans l’histoire, une seule puissance contrôlerait, d’une manière ou d’une autre, tout ce qui s’y passe, la Terre elle-même. Et ce n’était pas envisagé comme temporaire. L’« unilatéralisme » de l’administration Bush reposait sur la conviction qu’elle pouvait en fait créer un avenir dans lequel aucun pays ou même aucun bloc de pays ne pourrait jamais égaler ou défier la puissance militaire américaine. La stratégie de sécurité nationale de l’administration de 2002 le disait sans détour : les États-Unis devaient « construire et maintenir » une armée « au-delà de tout défi possible », selon l’expression du moment.
Ils ne doutaient pas que, face à la force la plus avancée technologiquement sur terre, puissante et destructrice, les États hostiles seraient « choqués et effrayés » [« shocked and awed »] par la simple démonstration de leur puissance, tandis que les États amis n’auraient pas d’autre choix que de suivre. Après tout, comme l’a dit le président Bush lors d’une convention sur les anciens combattants en 2007, l’armée américaine était « la plus grande force pour la libération de l’homme que le monde ait jamais connue ».
Bien que l’on ait beaucoup parlé à l’époque de la « libération » de l’Afghanistan puis de l’Irak, au moins dans leur imagination, le véritable pays libéré fut la superpuissance planétaire mais solitaire. Bien que l’administration Bush ait été officiellement considérée comme « conservatrice », ses principaux responsables étaient des rêveurs géopolitiques de premier ordre et leur vision du monde était tout le contraire de la vision conservatrice. C’était du radicalisme d’une façon qui aurait dû couper le souffle du public américain, ce qui ne fut pas le cas ; un radicalisme encore jamais vu auparavant.
Choc et effroi pour la dernière superpuissance
Ce que ces fonctionnaires ont fait après le 11 septembre est un acte d’avidité ultime. Ils ont essayé d’avaler une planète entière. Ils étaient déterminés à en faire une planète aux ordres d’une manière qui n’avait jamais été sérieusement imaginée auparavant.
C’était, c’est le moins qu’on puisse dire, une vision de folie. Même à un moment où il semblait vraiment – du moins pour eux – que toutes les contraintes avaient été levées, une administration de véritables conservateurs aurait hésité. Ses hauts fonctionnaires auraient, pour le moins, abordé la situation post-soviétique avec un minimum de prudence et de modestie. Mais pas George W. Bush, Dick Cheney, Donald Rumsfeld et autres acolytes. Face à ce qui semblait être l’ultime possibilité, ils se sont avérés incapables d’envisager la possibilité que quiconque puisse avoir une chance de les contenir.
Même parmi leurs détracteurs, qui aurait pu imaginer que, plus de 16 ans plus tard, après n’avoir affronté que des ennemis légèrement armés, en étant toujours aussi riches, en ayant toujours une armée financée avec un budget que les sept plus grands autres pays mis ensemble ne peuvent égaler, les États-Unis n’ont littéralement rien gagné ? Qui aurait pu imaginer que, contrairement à tant de puissances impériales précédentes (y compris les États-Unis de la première guerre froide), ils n’ont pu établir leur contrôle sur rien du tout ; qu’au lieu de cela, de l’Afghanistan à la Syrie, de l’Irak au plus profond de l’Afrique, ils se retrouveraient dans un état de « guerre sans fin » et de frustration totale, avec encore plus d’États défaillants, de villes détruites, de personnes déplacées et de gouvernements « populistes » de droite, y compris celui de Washington, partout dans le monde ? Qui aurait pu imaginer qu’avec un dividende de paix parti en fumée, ce pays se serait trouvé non seulement en déclin, mais – un nouveau terme est nécessaire pour saisir l’essence de ce moment curieux – dans ce que l’on pourrait appeler un auto-déclin ?
Oui, une nouvelle puissance, la Chine, est apparu finalement – et ce, sur une planète qui semble être en train de s’effondrer. Voici donc une conclusion que l’on peut tirer du quart de siècle et plus où l’Amérique était à la fois déchaînée et en grande partie seule. La Terre est certes un petit point dans un vaste univers, mais l’histoire de ce siècle suggère une réalité dont les dirigeants de l’Amérique se sont montrés totalement ignorants : après tant d’années de lutte impériale, cette planète reste encore trop grande, trop disparate, trop multiple pour être contrôlée par une seule puissance. Ce que l’administration Bush a fait, c’est simplement boire un coup de trop et le résultat en est une sorte d’indigestion nationale (et planétaire).
Malgré ce que l’on pensait à l’époque, à Washington, la disparition de l’Union soviétique ne s’est pas du tout révélée être un cadeau, mais un désastre de premier ordre. Elle a enlevé tout sens des limites à la classe politique américaine et cela s’est transformé en une sombre histoire de cupidité à l’échelle planétaire. Ce faisant, cela a également entrainé les États-Unis sur la voie de l’auto-déclin.
Cette histoire de cupidité n’a pas encore été écrite, mais quelle histoire cela fera un jour. En elle, l’avidité de ces rêveurs géopolitiques se combinera avec l’avidité des 1% de milliardaires, encore plus riches, toujours plus gâtés, qui se préparaient à avaler tout le système politique de cette dernière superpuissance et à s’emparer d’une grande partie de la richesse de la planète, en laissant très peu pour les autres.
Qu’il s’agisse de l’envie de contrôler la planète militairement ou financièrement, ce qui s’est passé au cours de ces années pourrait, en fin de compte, aboutir à une ruine historique. Pour reprendre une phrase préférée des années Bush, il se peut qu’un de ces jours nous soyons confrontés à un « changement de régime » à l’échelle planétaire. Et quel choc et quel effroi cela risque d’être.
Nous vivons bien sûr tous sur cette planète que les acolytes de Bush ont essayé d’avaler toute crue. Ils nous ont laissés dans un monde de guerre sans fin, de dommages sans fin, et une Amérique de Donald Trump où l’ignorance a été élevée à un niveau supérieur.
Tom Engelhardt
Traduit par Wayan, relu par Cat, vérifié par Diane pour le Saker Francophone.
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